Introduction
L'épisode de la demande en mariage se situe au chapitre 5 de
L'étranger de Albert Camus. Le patron de Meursault vient de lui proposer de prendre la direction d'un bureau installé à Paris. En dépit de sa conviction que cette proposition ne peut que plaire à Meursault, celui-ci répond que cela lui est « égal ». Le mécontentement du patron s'explique par ce reproche « Il m'a dit que je répondais toujours à côté ». Meursault à nouveau justifie le titre
L'étranger et la phrase qui clôt cet épisode « j'ai compris que cela était sans importance. » prend à nouveau tout son sens dans cet épisode de la demande en mariage que relate Meursault et qui se situe le soir même de cette proposition d'aller à Paris.
Nous démontrerons comment cette demande en mariage est particulièrement atypique. Nous étudierons dans un premier temps le dialogue en apparence et l'opposition des deux personnages.
Lecture du texte
Le soir, Marie est venue me chercher et m'a demandé si je voulais me marier avec elle. J'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l'aimais. J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas. « Pourquoi m'épouser alors ? » a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n'avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. D'ailleurs, c'était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J'ai répondu : « Non. » Elle s'est tue un moment et elle m'a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait simplement savoir si j'aurais accepté la même proposition venant d'une autre femme, à qui je serais attaché de la même façon. J'ai dit : « Naturellement. » Elle s'est demandé alors si elle m'aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Après un autre moment de silence, elle a murmuré que j'étais bizarre, qu'elle m'aimait sans doute à cause de cela mais que peut-être un jour je la dégoûterais pour les mêmes raisons. Comme je me taisais, n'ayant rien à ajouter, elle m'a pris le bras en souriant et elle a déclaré qu'elle voulait se marier avec moi. J'ai répondu que nous le ferions dès qu'elle le voudrait. Je lui ai parlé alors de la proposition du patron et Marie m'a dit qu'elle aimerait connaître Paris. Je lui ai appris que j'y avais vécu dans un temps et elle m'a demandé comment c'était. Je lui ai dit : « C'est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche. »
L'Etranger - Albert Camus - Première partie - chapitre 5
Annonce des axes
I. Un dialogue en apparence
1. L'initiative de la parole
2. L'affirmation du désir
3. Les réponses à côté
II. Deux personnages opposés
1. Opposés par leur logique
2. Opposés par leurs valeurs
3. Opposés par leur sentiment du temps
Commentaire littéraire
I. Un dialogue en apparence
1. L'initiative de la parole :
Dès la première phrase, le sujet est Marie « Marie est venue me chercher » le pronom personnel qui représente Meursault est COD : me # je, on note alors la
passivité de Meursault. C'est donc Marie qui prend les initiatives de la parole, c'est elle qui mène le dialogue même si il y a une alternance des pronoms personnels elle/ je. La parole de Meursault constitue des réponses sans développement ni commentaire. Le style reste
laconique et suit un déroulement chronologique d'où la fréquence de l'adverbe « alors » qui marque la succession. Marie m'a demandé -> j'ai répondu etc.
Jusqu'à ce point, il s'agit de la demande en mariage que fait Marie à Meursault. C'est une inversion par rapport à la demande traditionnelle puisqu'ici c'est la femme qui se déclare et propose. « Elle a déclaré qu'elle voulait se marier avec moi ».
2. L'affirmation du désir :
On remarque la répétition du verbe
vouloir « si je voulais…Si elle le désirait...Si elle voulait...dès qu'elle le voudrait… ».
C'est Marie qui demande, qui veut savoir, qui pose des questions au style direct : « Pourquoi m'épouser alors ? » ou indirect « Elle s'est demandé alors si elle m'aimait ». C'est Marie qui exprime son désir de mariage si c'est elle qui veut se marier, elle aimerait entendre le désir de Meursault. Or « [il] se content[e] de dire oui ». L'étranger retranscrit les événements tels qu'ils se sont passés. Il ne leur donne donc aucune couleur particulière. Les événements sont tous vécus sur le même plan. C'est d'ailleurs ce que signifie le
leitmotiv « sans importance ».
3. Les réponses à côté :
Il y de ce fait de la part de Meursault trois façons de répondre :
- soit sa réponse est
brève et laconique.
- soit sa réponse est
inattendue et « bizarre ».
- soit sa réponse est
absente et laisse place au silence.
Comme son patron vient de lui reprocher, il répond toujours « à côté » mais c'est parce qu'il n'est jamais de
plain-pied avec son interlocuteur : il ne se situe pas au même plan car il n'accorde pas aux choses ou aux événements la même valeur qu'eux.
Par rapport au mariage : Si Marie le juge bizarre c'est parce qu'il ne répond jamais comme elle s'y attend, comme le ferait tout autre homme. La vision de Meursault : cela m'est égal ou n'a aucune importance. En ce sens c'est un être passif, il n'agit pas selon un désir propre mais selon les circonstances qui s'offrent à lui. C'est un être de sensations et non de sentiments. Il est bien avec Marie comme il pourrait l'être avec une autre femme. Sa réponse « naturellement » est significative. Certes, cela veut dire « oui, bien-sûr » mais aussi selon la nature. D'une certaine façon Meursault est un homme de la nature, il échappe aux
civilités, aux codes sociaux, il ignore ce qu'il convient de répondre, il est spontanément mais non volontairement étranger aux codes. Ce n'est pas un rebelle, il n'a rien de provocateur ou de méchant.
Il est étranger aux conventions sociales.
Par rapport à Paris : A la fin du paragraphe, Meursault prend la parole pour relater la proposition de son patron de s'installer à Paris. Ce paragraphe se clôt sur un autre sujet en rapport avec l'épisode précédent et qui manifeste d'une part
la curiosité et le désir de Marie par rapport à Paris et le jugement négatif de Meursault.
Alors que la ville lumière fait rêver, Meursault, lui, ne voit de Paris que des éléments
infimes, anecdotiques : « les pigeons… les cours… les gens… »
- Les pigeons = volatiles qui polluent
- Les cours = enfermement, privation de liberté et sont de la couleur du deuil, de la mort
- Les gens = privation de lumière (blanc), de la maladie… Deux couleurs qui s'opposent et qui ne sont en fait pas les couleurs d'Alger et du soleil. Précédemment Meursault a affirmé que sa vie à Alger ne lui « déplaisait pas du tout ». Ce jugement montre une fois de plus à quel point L'étranger est différent des autres et ici en particulier de Marie.
II. Deux personnages opposés
1. Opposés par leur logique :
Marie est un personnage
cohérent, exprime son désir de se marier, une remarque, ce prénom
MARIE est l'anagramme du verbe AIMER. Cohérente dans sa logique elle aime Meursault et veut l'épouser. Or Meursault accepte de
l'épouser mais il ne l'aime pas.
2. Opposés par leurs valeurs :
Marie attribue au mariage du sens. Pour elle le mariage est
important. Or Meursault déclare
que pour lui l'amour ne signifie rien et que le mariage n'a « aucune importance ». Se marier lui est « égal ». Il faut prendre le terme égal au sens propre :
le mariage est un événement comme les autres, il n'a pas d'importance supérieur. La mort de sa mère, l'amour de Marie, tout est vécu par Meursault également dans le déroulement des jours, de la vie qui elle-même n'a pas de sens : pas de direction ou de signification particulière. Rien ne l'ordonne, aucun Dieu, aucune destinée. Il ne faut jamais oublier la notion d'absurde qui sous-tend tout le roman de Camus.
3. Opposés par leur sentiment du temps :
Le sentiment du temps sépare également les deux protagonistes.
Marie envisage l'avenir : elle fait des projets de mariage : elle veut engager son amour dans le temps, lui donner un avenir en quelque sorte. Si elle envisage le futur, c'est parce qu'elle est capable de se détacher du présent. Elle s'en détache par ce qu'elle réfléchit, elle cherche à comprendre et à connaître parce qu'elle observe parce qu'elle prend le temps et la distance nécessaire pour envisager autre chose que ce que lui offre le présent. Ainsi, elle se détache du présent pour envisager la possibilité de changer de sentiments : pour émettre des hypothèses, imaginer d'autres situations, dans un temps qui n'existe pas mais qu'elle imagine comme l'indique le conditionnel « j'aurais accepté cette proposition venant d'une autre femme ».
Or Meursault est incapable de se détacher du présent. Il n'est ni dans le passé par le souvenir ou de la nostalgie comme le démontre ce qu'il de Paris où il a « vécu dans un temps » ni dans le futur par son absence de projets ou de désir d'être ailleurs que là où il est dans le moment où il l'est. C'est l'intérêt du passage précédent. Il est à Alger, pourquoi Paris ? il est avec Marie. Pourquoi se marier ? Il ne manifeste pas même une volonté contraire. En effet, à son patron « J'ai dit que oui mais dans le fond cela m'était égal » et à Marie « je me contentais de dire oui ».
Si Meursault est un personnage bizarre selon les mots de Marie, c'est qu'il consent aux événements alors qu'ils n'ont pour lui aucun sens. Il ne se prononce pas parce qu'il n'a rien à dire et le silence est une des réponses qu'il donne.
Conclusion
Si Marie ne rompt pas avec Meursault malgré ses réponses choquantes pour une femme aimante et désireuse de l'épouser, c'est parce qu'elle ne peut attribuer à
Meursault une intention de la peiner ou de la nuire. Il a l'honnêteté d'un enfant qui n'a pas conscience de ce qu'il doit dire, de ce que l'on attend de lui de dire. Il n'a pas la volonté de dire la vérité à tout prix, de ne pas mentir, il se contente de dire ce qui est au moment où cela se produit. Et
c'est le même principe qui régira sa défense pour le crime qu'il commettra. Il dira ce qu'il s'est passé comme cela s'est passé sans prendre conscience que la société exige un autre discours, plus cohérent et conventionnel.
En fait, Meursault est totalement étranger à ce que l'on attend de lui en tant qu'homme aimé ou fils endeuillé ou accusé jugé.