L'Etranger

Albert Camus

Le meurtre de l'Arabe

De "J'ai pensé que..." à "...que je frappais sur la porte du malheur." (fin de la première partie)




Introduction

     Ce texte est un extrait du roman L'Etranger de Albert Camus, grand écrivain du XXème siècle, qui, avec L'Etranger en 1942, accède à la célébrité. Il met en scène Meursault, le personnage principal accablé par son quotidien, refusant de jouer le jeu du conformisme social, il vit au jour le jour.
     L'Etranger retrace une partie de la vie de cet employé de bureau qui tient une sorte de journal de bord dans lequel le lecteur plonge dans le quotidien de cet individu. Un jeu de circonstance l'amène à tuer un Arabe.
     Depuis le chapitre 3, Meursault et Raymond Sintès sont amis. Meursault a fait un faux témoignage en faveur de Sintès qui a battu sa maîtresse car il l'accusait de l'avoir trompé sans preuve.
     Au chapitre 6, Meursault et Marie sont invités par Sintès à passer une journée à la plage chez des amis, lors d'une balade, il rencontre le frère de la maîtresse -> Sintès est blessé, ils rentrent.
     Sintès et Meursault reviennent à la plage et Raymond donne à Meursault son révolver. Meursault prend le révolver de Sintès et le raccompagne. Puis il repart à la source car il a trop chaud et recroise les deux Arabes.

Problématique : En quoi ce passage constitue-t-il un épisode charnière dans le roman L'étranger de Camus ?




Lecture du texte


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Lu par Albert Camus

     J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

Fin de la première partie de L'Etranger - Albert Camus


Annonce des axes

I - Le Soleil, un actant essentiel
1. Le soleil, une présence hostile
2. Le soleil, une source de souffrance
3. La thématique de l'aveuglement (sens propre et figuré)

II - L'engrenage tragique
1. L'harmatia
2. Le mécanisme tragique
3. L'irresponsabilité

III - Meursault, le début d'une transformation
1. Prise de conscience
2. Meursault face à l'absurde
3. La naissance de Meursault à l'écriture



Commentaire littéraire

I - Le Soleil, un actant essentiel

Le Soleil est pour ainsi dire le troisième personnage de cet extrait, il domine le texte et est omniprésent tout a long de cet extrait. Il y a d'ailleurs répétition 5 fois du mot soleil.

1. Le soleil, une présence hostile

Tout au long de l'extrait, la chaleur intense se fait ressentir comme en témoignent les termes :
 « brûlure », « brûlante »
 « un souffle épais et ardent »
 « pleuvoir du feu »
-> Le Soleil est assimilé à un véritable brasier.

De plus, il y a multiplication d'hyperboles épiques. On quitte le réalisme pour glisser vers l'univers du mythe, univers dans lequel les éléments peuvent être dotés d'une puissance, d'une volonté maléfique, d'une pensée propre.
=> Par sa présence doublement hostile, le soleil exerce une emprise à laquelle il est impossible d'échapper. Meursault le dit clairement :
« je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas ». Il ne peut que ressentir ses terribles effets. Pour Meursault, qui est un personnage extrêmement sensoriel, il ne peut que ressentir de façon extrêmement intense cette force qui pèse sur lui.

2. Le soleil, une source de souffrance

Meursault exprime son malaise par les termes tels que « Me faisait mal », « je ne pouvais plus supporter », « m'atteignait », « douloureux ». Ce malaise va d’ailleurs jusqu'à l'idée d'une agression avec trois images qui assimilent l'éclat de la lumière à une « lame », « un glaive » et à « une épée ». Ce caractère agressif de la lumière est renforcé par des verbes qui expriment une action instantanée et brutale : « giclé », « jaillit ».
Cette souffrance devient une véritable torture : « rongeait », « fouillait ».
De plus, il y a la souffrance que produit la sueur : elle est évoquée deux fois directement : « la sueur amassée dans mes sourcils », « J'ai secoué la sueur » et une fois pas le biais d'une métaphore « ce rideau de larme et de sel ».
« J'ai secoué la sueur et le soleil » => Allitération en [s] ; ou harmonie imitative -> Bourdonnement qui traverse les oreilles de Meursault en pleine confusion.

=> Le soleil est une présence douloureuse pour Meursault, qui ne cesse d'exprimer son mal, sa douleur. Ce soleil est la cause d'un aveuglement de Meursault, au sens propre et figuré.

3. La thématique de l'aveuglement (sens propre et figuré)

Les effets nuisibles de la chaleur du soleil, de la lumière et de la sueur se concentrent sur le visage de Meursault.
Les notations descriptives montrent que le visage au complet, dans toutes ses composantes est source de souffrance : Il sent les veines de son front battre « ensemble sous la peau ». Par deux fois encore, il est question de front. Le narrateur évoque également les yeux, les sourcils sont évoqués, les cils, les paupières.
Les sensations visuelles et tactiles en viennent à se doubler d'une sensation auditive pénible : « je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front ».

=> Meursault semble submergé par la souffrance physique que provoque sur lui le soleil, il reconnaît le malaise qu'il ressent et les effets nocifs du soleil. Sa seule envie face à cette présence insupportable est de se débarrasser de sa souffrance en avançant vers la source, source de fraîcheur où se trouve l'Arabe => lieu de tous les dangers
C'est donc de ce besoin irrépressible, de ce geste instinctif que va naître la tragédie.


II - L'engrenage tragique

1. L'harmatia

Harmatia > Terme propre à la tragédie grecque antique, utilisé par Aristote qui en définit le terme dans son ouvrage l'Armétique. L'harmatia est l'erreur que commet le héros et qui déclenche le mécanisme tragique. Cette erreur est souvent un acte irréfléchi.

Ici, l'harmatia est de faire « un pas en avant ». Le soleil est la puissance supérieure qui va pousser le héros à la faute (agent de fatalité), c'est à cause de lui que le héros va commettre l'harmatia.
Il ne s'agit que d'un pas, mais il celui-ci est mis en valeur par la répétition du mot « un pas, un seul pas ».

Alors même qu'il l'accomplit, Meursault sait que ce geste est inadéquat a la situation, il va jusqu'à reconnaître son erreur : « je savais que c'était stupide ».

2. Le mécanisme tragique

Ce pas prend une importance démesurée. Ensuite se met en place un engrenage tragique en 5 étapes :
1. L'harmatia, le pas en lui-même.
2. La conséquence immédiate de ce geste, « et cette fois » => Deuxième étape qui correspond à la réaction de l'Arabe qui sort son couteau. Le soleil se reflète alors dans cette lame, et soudain, la sueur inonde le visage de Meursault.
3. « c'est alors que tout a vacillé », la nature toute entière semble se liguer contre Meursault, le corps de Meursault se tend, son doigt se crispe sur la gâchette du révolver.
4. « Et c'est là […] que tout a commencé » -> premier coup de feu
5. « Alors, j'ai tiré encore quatre fois »

=> Une fois l'harmatia commis, le héros semble pris dans l'engrenage tel un héros tragique manipulé par des forces supérieures. L'entrée du personnage dans la tragédie est ici associée/conjointe/simultanée à un embrasement de l'univers qui rappelle l'apocalypse : la mer, puis le ciel semblent se transformer en feu. Meursault, face à cet embrasement de l'univers n'agit pas de manière consciente et commet un geste instinctif : « tout mon être s'est tendu » => Crispation de la main sur le révolver.
Toute la narration semble suggérer qu'il n'est que la malheureuse victime d'une suite de circonstances incontrôlables => Victime du destin.

3. L'irresponsabilité

Les éléments semblent agir d'eux-mêmes indépendamment de la volonté de Meursault :
« La gâchette à cédé » le sujet de la phrase est la gâchette -> comme si le pistolet avait tiré tout seul.
=> Meursault semble se dédouaner du premier coup de feu.

Le premier coup de feu est évoqué de manière indirecte, il y a une ellipse du moment où il tire véritablement, comme si les choses s'étaient passées indépendamment de lui-même.

De plus, thématique de l'aveuglement par la lumière et par la sueur => Le texte insiste sur l'image du « voile », métaphore du voile qui empêche de voire la vérité, qui est ici au service de la fatalité.

Cette cécité de Meursault se prolonge jusqu'au moment fatidique du meurtre de l'Arabe, puisque c'est après avoir tiré la première fois qu'il semble retrouver la vue « j'ai secoué la sueur et le soleil », c'est seulement à ce moment-là qu'il comprend : « j'ai compris » => La lucidité s'impose dès lors qu'il commet le meurtre.
Une telle coïncidence, le fait qu'il recouvre la vue est aussi symbolique puisque le geste qu'il commet dans l'aveuglement débouche sur une prise de conscience.
Cet acte amène une cassure irrémédiable dans sa vie : pour la première fois il semble accéder à la conscience => Pour la première fois maître de son destin ?


III - Meursault, le début d'une transformation

1. Prise de conscience

Le fait de recouvrer la vue marque le début d'une transformation psychologique chez Meursault : « J'ai compris […] j'avais été heureux » -> Prise de conscience du bonheur qui avait été le sien : Pour la première fois il est capable d'utiliser un modalisateur affectif tel que « heureux » qui appartient au champ sémantique du bonheur.
Avec le meurtre, Meursault prend conscience de ce qu'il perd. Le coup de feu est une espèce de détonateur qui permet l'éveil d'une conscience : la naissance de Meursault à lui-même et au monde.
Meursault prend conscience du bonheur qui avait été le sien, par le geste même qui détruit ce bonheur.
-> Il se retrouve meurtrier à cause du soleil qui est à l’origine d'un engrenage tragique dont il est la victime et non l'auteur (quel est le sens de tout cela s'il n'est pas responsable de ses actes ?)
=> Destin absurde.

2. Meursault face à l'absurde

Une question s'impose : Pourquoi Meursault tire-t-il quatre coups supplémentaires sur le « corps inerte » de l'Arabe ?

Ces quatre coups ont cette fois été tirés en toute conscience : « j'ai compris […] alors » -> Il a pris conscience du caractère irréversible du premier coup de feu -> Il a atteint un point de non-retour : il ne sera désormais plus heureux. Il sera arrêté, condamné, et enfermé. Le bonheur est désormais impossible, et Meursault en a conscience : « Et c'était comme quatre coup brefs que je frappais a la porte du malheur ».
Meursault, plutôt que de subir le destin, décide de le prendre en charge. Plutôt que d'être victime de l'absurde, il décide d'assumer son geste en le réitérant ostensiblement 4 fois.

=> Ces quatre coups supplémentaires sont un acte d'affirmation de soi. « Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais a la porte du malheur » => Métaphore de la porte qui permet de passer d'un état à un autre (inconscience => conscience pleine / Bonheur => malheur …). Ici, c'est Meursault qui est sujet de la phrase, donc qui fait l'action « je frappais » alors que lors du premier coup de feu, il subissait l'action « La gâchette a cédé ».

=> En tirant 4 coups supplémentaires, il décide d'assumer le destin qui est le sien, celui d'un meurtrier => Il accède en quelque sorte à la liberté.

3. La naissance de Meursault à l'écriture

La transformation psychologique de Meursault est assez forte pour qu'un nouveau langage se fasse sentir chez lui. Meursault narrateur écrit l'histoire après qu'elle se soit passée :

Incipit : Système d'énonciation propre au journal intime -> Présent de l'énonciation.
Désormais, situation d' l'énonciation au passé, il devient pleinement narrateur, il est par conséquent capable d'analyser l'histoire avec rétrospection : capable d'analyser les faits.
=> Naissance d'une écriture subjective

Maintenant, phrases plus longues et à la structure plus complexe :
* Multiplication des détails descriptifs pour évoquer les multiples sensations qui l'assaillent (tactiles, visuelles, auditives)
* Apparition d'un vocabulaire beaucoup plus poétique, à tel point que certains passages s'apparentent a de la prose poétique.
De plus, série de périphrases descriptives pour désigner le couteau : « longue lame étincelante » ; périphrases hyperboliques « glaive éclatant » puis « épée brûlante » -> Gradation qui relève également de l’exagération épique.
* Synesthésie : Correspondances entre sensations différentes qui se mêlent et se superposent.
« Je ne sentais plus que les cymbales du soleil » -> cette métaphore condense sensations tactiles, visuelles (lumière), et auditive (cymbales). Il a l'impression d'avoir la tête sur le point d'exploser tellement le sang qui bat dans ses tempes est violent.
* Poétisation du discours qui tient aussi à certains jeux de sonorités.



Conclusion

Ce passage de L'étranger, de Albert Camus, constitue un épisode charnière dans le roman :

- Meursault commet un acte irréparable qui va déterminer la suite de son existence (arrestation, condamnation à mort).
- Le récit glisse dans les registres épique et tragique :
   Epique : évocation des forces de la nature de manière hyperbolique et imagée
   Tragique : il semble être victime d'un engrenage qui le pousse à la faute fatale.
   => Naissance d'une écriture nouvelle, nettement plus poétique et grandiloquente.
- Prise de conscience du bonheur qui avait été le sien, associée à la prise de conscience de soi, qui, victime de la mécanique tragique choisi d'assumer l'absurde en tirant 4 coups supplémentaires.
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Merci à Claudia pour cette fiche sur L'Etranger, de Camus