Introduction
Le roman
L'étranger de Albert Camus débute sur la nouvelle de la mort de la mère de Meursault et la première partie se termine par le meurtre de l'Arabe commis par Meursault. Les 4 premiers chapitres de la seconde partie sont consacrés aux 11 mois qui séparent son arrestation et sa condamnation à mort. Les chapitres 3 et 4 relatent le procès : l'audition des témoins, le réquisitoire du procureur, le plaidoyer de l'avocat de meursault et la sentence. L'avocat de Meursault répond au réquisitoire de l'avocat général qui voit en meursault un monstre d'insensibilité, dangereux pour la société, comparable au parricide qui sera jugé le lendemain comme s'il avait tué sa propre mère en la plaçant dans un asile et en ne pleurant pas à son enterrement.
Problématique : Comment le plaidoyer de son avocat provoque-t-il le détachement de Meursault ?
Lecture du texte
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Lu par Albert Camus
L'après-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l'air épais de la salle et les petits éventails multicolores des jurés s'agitaient tous dans le même sens. La plaidoirie de mon avocat me semblait ne devoir jamais finir. À un moment donné, cependant, je l'ai écouté parce qu'il disait : « Il est vrai que j'ai tué. » Puis il a continué sur ce ton, disant « je » chaque fois qu'il parlait de moi. J'étais très étonné. Je me suis penché vers un gendarme et je lui ai demandé pourquoi. Il m'a dit de me taire et, après un moment, il a ajouté : « Tous les avocats font ça. » Moi, j'ai pensé que c'était m'écarter encore de l'affaire, me réduire à zéro et, en un certain sens, se substituer à moi. Mais je crois que j'étais déjà très loin de cette salle d'audience. D'ailleurs, mon avocat m'a semblé ridicule. Il a plaidé la provocation très rapidement et puis lui aussi a parlé de mon âme. Mais il m'a paru qu'il avait beaucoup moins de talent que le procureur. « Moi aussi, a-t-il dit, je me suis penché sur cette âme, mais, contrairement à l'éminent représentant du ministère public, j'ai trouvé quelque chose et je puis dire que j'y ai lu à livre ouvert. » Il y avait lu que j'étais un honnête homme, un travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui l'employait, aimé de tous et compatissant aux misères d'autrui. Pour lui, j'étais un fils modèle qui avait soutenu sa mère aussi longtemps qu'il l'avait pu. Finalement j'avais espéré qu'une maison de retraite donnerait à la vieille femme le confort que mes moyens ne me permettaient pas de lui procurer. « Je m'étonne, Messieurs, a-t-il ajouté, qu'on ait mené si grand bruit autour de cet asile. Car enfin, s'il fallait donner une preuve de l'utilité et de la grandeur de ces institutions, il faudrait bien dire que c'est l'État lui-même qui les subventionne. » Seulement, il n'a pas parlé de l'enterrement et j'ai senti que cela manquait dans sa plaidoirie. Mais à cause de toutes ces longues phrases, de toutes ces journées et ces heures interminables pendant lesquelles on avait parlé de mon âme, j'ai eu l'impression que tout devenait comme une eau incolore où je trouvais le vertige.
À la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout l'espace des salles et des prétoires, pendant que mon avocat continuait à parler, la trompette d'un marchand de glace a résonné jusqu'à moi. J'ai été assailli des souvenirs d'une vie qui ne m'appartenait plus, mais où j'avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de mes joies : des odeurs d'été, le quartier que j'aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie. Tout ce que je faisais d'inutile en ce lieu m'est alors remonté à la gorge et je n'ai eu qu'une hâte, c'est qu'on en finisse et que je retrouve ma cellule avec le sommeil. C'est à peine si j'ai entendu mon avocat s'écrier, pour finir, que les jurés ne voudraient pas envoyer à la mort un travailleur honnête perdu par une minute d'égarement et demander les circonstances atténuantes pour un crime dont je traînais déjà, comme le plus sûr de mes châtiments, le remords éternel. La cour a suspendu l'audience et l'avocat s'est assis d'un air épuisé. Mais ses collègues sont venus vers lui pour lui serrer la main. J'ai entendu : « Magnifique, mon cher. » L'un d'eux m'a même pris à témoin : « Hein ? » m'a-t-il dit. J'ai acquiescé, mais mon compliment n'était pas sincère, parce que j'étais trop fatigué.
Extrait du chapitre 4 de la deuxième partie de L'Etranger - Albert Camus
Annonce des axes
I- Un plaidoyer caricatural
1. La stratégie de défense
2. Les points faibles du plaidoyer
3. Une vaste mise en scène
II - Meursault étranger à son procès
1. L'impression d'être exclu
2. Le manque d'intérêt de Meursault pour son procès
3. Le refuge dans le souvenir
Commentaire littéraire
I- Un plaidoyer caricatural
1. La stratégie de défense
- Le plaidoyer cherche à atténuer responsabilité de Meursault en parlant de provocation de la part de l'Arabe, il s'oppose à l'accusation de préméditation défendue par le procureur.
- La majeure partie du plaidoyer s'intéresse au caractère de Meursault, à sa moralité (« âme » répété plusieurs fois).
- Portrait élogieux de Meursault en évoquant son rapport au travail puis son rapport avec sa mère. Cependant, ne parle pas de l'enterrement sans que l'on sache pourquoi.
- L'avocat conclut par caractère non prémédité du crime (« une minute d'égarement »)
=> demande que la vie de Meursault soit épargnée en requérant des circonstances atténuantes. L'avocat met en évidence le « remords éternel » de Meursault comme étant un châtiment suffisant.
- L'avocat essaie de créer de la compassion, d'attirer la bienveillance des jurés, en présentant Meursault comme un humain. Mais son discours est maladroit et stéréotypé.
2. Les points faibles du plaidoyer
- La conversation entre Meursault et gendarme (discours direct et indirect) révèle que le discours de l'avocat n'est pas original mais est stéréotypé, donc pas très convaincant.
- Avocat arrogant : déclare pouvoir lire dans l'âme de Meursault « à livre ouvert » (
métaphore) alors que Meursault est un personnage opaque difficile à comprendre pour le lecteur et les jurés.
=> prétention : « je me suis
penché sur cette âme » => « penché » = position supériorité comme si Meursault = simple objet à analyser.
-
hyperboles : « infatigable », « aimé de tous », « fils modèle ».
=> discours caricatural, argumentaire manquant de justesse, de nuance, de complexité. Le but est de faire entrer Meursault dans des normes acceptables par la société. Or, Meursault échappe aux règles et refuse même de s'y soumettre : pas de remords envers son crime et l'affirme.
- Verbes de perception et d'opinion =>
focalisation interne, paroles de l'avocat entrecoupées par les pensées de Meursault.
=> Meursault ne se reconnait pas dans les propos de l'avocat : « Pour lui, j'étais un fils modèle… » => marque distanciation vis-à-vis du portrait fait de lui.
=> alors il signale la médiocrité de l'avocat (« ridicule »), le dévalorise par rapport au procureur et signale les oublis de la plaidoirie : « il n'a pas parlé de l'enterrement et j'ai senti que cela manquait dans sa plaidoirie ».
3. Une vaste mise en scène
- Impression que le procès est une mise en scène vidée de sens.
- Première phrase ironique : attitude des jurés munis de « petits éventails [qui] s'agitaient tous dans le même sens » est très mécanisée.
=> parallélisme de construction (« grands ventilateurs » / « petits éventails »), les jurés sont assimilés à des ventilateurs qui « brassent de l'air ».
=> peut évoquer caractère superficiel du procès, comme si ensemble procédure = parodie de justice, scène de comédie.
- A la fin de l'extrait, félicitations des autres avocats au discours direct : impression d'automatisme, ils ont l'habitude de faire ça et répondent ainsi à un rituel et disent des paroles convenues qui virent à la caricature.
=> cruel pour Meursault à qui on demande son avis sur le discours de son avocat (« Hein ? ») comme si pas concerné par le jugement.
=> Impression d'absurdité qui explique réaction de Meursault et évolution sentiments au fil du texte.
II - Meursault étranger à son procès
1. L'impression d'être exclu
- L'avocat se substitue à Meursault, parle à sa place (« Je »).
=> étonne Meursault qui n'est pas familier de l'univers judiciaire. Meursault interprète cela comme volonté de « l'écarter encore de l'affaire », de « le réduire à zéro », de « se substituer à [lui] » (gradation).
=> L'ordre gendarme révèle qu'il n'est pas loin de la vérité : « il m'a dit de me taire »
- Meursault exprime un sentiment tragique d'impuissance : impression que son destin lui échappe (« j'ai été assailli des souvenirs d'une vie qui ne m'appartenait plus ».
=> malaise (« vertige ») et comparaison : « j'ai eu impression que tout devenait comme une eau incolore » => impression de se vider de sa substance.
2. Le manque d'intérêt de Meursault pour son procès
- La plaidoirie de l'avocat est très peu rapportée au discours direct.
- Essentiellement discours narrativisé, surtout dans le second paragraphe et au discours indirect libre => signe du désintérêt de Meursault.
- Sentiment d'exclusion, mise en scène, chaleur et longueur discours de l'avocat sont les raisons qui provoquent le détachement de Meursault : « à un moment donné, cependant, je l'ai écouté », « À la fin, je me souviens seulement que… », « C'est à peine si j'ai entendu ».
3. Le refuge dans le souvenir
- L'attention de Meursault est détournée par le bruit extérieur de « la trompette d'un marchand de glace » qui incarne la vie en liberté => souvenirs du personnage (« j'ai été assailli des souvenirs ».
=> les souvenirs viennent de très loin : le son vient « de la rue », il passe « à travers l'espace des salles et des prétoires » jusqu'à lui => vie antérieure lointaine, définitivement révolue.
=> Dans cette phrase qui glisse vers l'élégiaque, on ressent l'émotion de Meursault, pris par un sentiment de dépossession.
- Souvenirs associés à des sensations qui correspondent à des plaisirs simples et quotidiens (énumération « des odeurs d'été,… ») => attachement de Meursault à Marie, cela contredit l'accusation d'insensibilité qui pèse contre Meursault et confirme son humanité.
=> le procureur et l'avocat, qui représentent société entière, sont passés à côté de la vérité de ce personnage qui vit dans l'instant.
- Rythme avec phrases plus longues que d'habitude avec subordonnées qui expriment cette lente remontée du souvenir.
=> la parole de Meursault se libère, signe d'un processus de transformation. Il parvient davantage à exprimer ses sentiments.
Conclusion
Ce plaidoyer, dernier acte du procès avant son dénouement provoque le détachement de Meursault face à la mécanique judiciaire dont il s'apprête à être la victime en même temps qu'il contribue à sa transformation intérieure. Ce plaidoyer se révèle en effet caricatural, d'une part en raison de la stratégie de défense choisie par l'avocat, d'autre part en raison des commentaires critiques auxquels se livrent Meursault à l'égard de son avocat, par le caractère exagérément théâtral, enfin, du procès qui se transforme en mascarade. En conséquence, Meursault se sent étranger à son propre procès, comme dépossédé de sa propre histoire par son avocat, ce qui justifie son désintérêt grandissant et l'entraine dans la nostalgie d'une vie qui ne lui appartient désormais plus. Le processus enclenché depuis le meurtre se poursuit et se confirme : à l'écriture signe d'une conscience opaque succède une écriture de plus en plus personnelle qui alterne entre satire de la justice, prise de conscience tragique d'un destin qui lui échappe et expression lyrique de la nostalgie d'un bonheur à jamais perdu. Le personnage évolue : étranger à lui-même et à sa propre existence au début du roman, il gagne en épaisseur psychologique, en intériorité, comme si les épreuves accumulées l'aidaient à devenir pleinement lui-même, homme.