Le matin du monde

Supervielle - Gravitations, 1925



Plan de l'analyse de Le matin du monde de Supervielle :
Introduction
Texte du poème Le matin du monde
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

     Jules Supervielle (1884 - 1960) est né à Montevideo en Uruguay de parents basques et est mort à Paris. Après les vers de jeunesse du recueil Comme des voiliers (1910), puis Débarcadères (1922), Gravitations, publié en 1925 mais dont certains poèmes remontent à 1923, est le premier grand — et sans doute le plus important — recueil de Jules Supervielle, qui le fit connaître de Valéry, de Gide, de Paulhan. A la différence des recueils ultérieurs, la plupart des poèmes de Gravitations n'ont pas été prépubliés en revue — à l'exception notable du poème liminaire "le Portrait", et de quelques autres textes donnés à la Nouvelle Revue française et au Disque vert. Le recueil n'en a pas moins été travaillé et corrigé, sous l'influence "classicisante" d'Etiemble, entre l'édition de 1925 et celle, définitive, de 1932. La composition, "sans intention réelle de classement" à l'origine, procède de regroupements thématiques en neuf parties, "Matins du monde" en constituant la deuxième. Les schémas rimiques et strophiques sont multiples dans ce recueil, et Supervielle s'essaye à diverses combinaisons, alliant vers régulier rimé, verset, vers libre, poème en prose.

     Ici, le poème Le matin du monde regroupe huit quatrains d'octosyllabes, au schéma rimique faussement régulier (ABAB), certaines rimes étant solitaires et renvoyant à d'autres vers dans d'autres strophes. Le poète semble évoquer un de ces "matins du monde", chaque strophe proposant un aperçu d'un de ces levers qui constituent le grand Lever du Monde.

     Il s'agira de voir en quoi ce poème qui évoque un matin du monde oscille entre deux poétiques, une traditionnelle et une moderniste.

     Nous verrons dans une première partie le Matin du Monde qui est évoqué dans ce poème, puis, dans une seconde partie la métaphysique cosmique à l'œuvre dans ce poème. Enfin, dans une troisième partie, nous étudierons l'oscillation entre classicisme et modernisme.


Texte du poème Le matin du monde

Le matin du monde

                 à Victor Llona

Alentour naissaient mille bruits
Mais si pleins encor de silence
Que l'oreille croyait ouïr
Le chant de sa propre innocence.

Tout vivait en se regardant,
Miroir était le voisinage
Où chaque chose allait rêvant
à l'éclosion de son âge.

Les palmiers trouvant forme
Où balancer leur plaisir pur
Appelaient de loin les oiseaux
Pour leur montrer leurs dentelures.

Un cheval blanc découvrait l'homme
Qui s'avançait à petit bruit,
Avec la Terre autour de lui
Tournant pour son cœur astrologue.

Le cheval bougeait des naseaux
Puis hennissait comme en plein ciel
Et tout entouré d'irréel
S'abandonnait à son galop.

Dans la rue, des enfants, des femmes,
à de beaux nuages pareils,
S'assemblaient pour chercher leur âme
Et passaient de l'ombre au soleil.

Mille coqs traçaient de leurs chants
Les frontières de la campagne
Mais les vagues de l'océan
Hésitaient entre vingt rivages.

L'heure était si riche en rameurs,
En nageuses phosphorescentes
Que les étoiles oublièrent
Leurs reflets dans les eaux parlantes.

Jules Supervielle - Gravitations, 1925




Annonce des axes

I. Le Matin du Monde
1. L'isotopie du réveil : un éveil poétique
2. L'imaginaire de Supervielle : faune et flore
3. Une structure en éclats : "poésie en archipel" (René Char)

II. La métaphysique cosmique
1. L'évocation de l'univers
2. Macrocosme et microcosme : l'espace cosmique comme métaphore de l'espace intérieur
3. Une poésie du bonheur

III. Entre classicisme et modernisme : une poétique de l'entre-deux
1. Le traitement moderne de thèmes traditionnels
2. Perversion du schéma de l'ode classique
3. La quête des origines à travers l'écriture poétique



Commentaire littéraire

I. Le Matin du Monde

1. L'isotopie du réveil : un éveil poétique

Dès le premier vers, la naissance est évoquée "naissaient". Ce matin est comme une naissance du monde. L'arrivée au monde : la naissance, l'éclosion (2ème quatrain), la découverte (4ème quatrain).

Cette naissance est encore frémissante, puisque le mots "bruits" en fin de vers 1, évoquant ce matin, cette naissance, est tout de suite nuancé par son contraire "silence", en fin du vers 2.

Un instant d'éveil : 8ème quatrain ("L'heure…") ; voir l'arrivée à la vie de tous les éléments convoqués dans le poème (verbe "naître" 1er quatrain), l'"aube" (poème d'Arthur Rimbaud) : image du coq, et du chant (1er quatrain). On trouve beaucoup de verbes dans le poème indiquant le début d'un cycle, un renouveau, une palingénésie…


2. L'imaginaire de Supervielle : faune et flore

La faune : le cheval, les oiseaux et les coqs. Le cheval constitue un topos poétique, attelé au char d'Apollon qui vient tirer le soleil à l'aube. Le cheval est caractérisé par le blanc (la pureté), et semble advenir au monde (regarde au ciel comme pour y voir son dieu), et part au galop (vit enfin).
Les coqs sont une image du réveil, de la naissance : ils chantent l'arrivée du soleil. Les oiseaux sont une image de la liberté.

La flore : la flore est représentée par les "palmiers" dans ce poème.
Ils semblent s'inscrire dans l'espace comme dans un espace de liberté, en cherchant leur forme ; ils semblent se créer eux-mêmes : nous assistons ici à une pure naissance, où l'objet cherche sa forme même.

La flore et la faune communiquent "Les palmiers […] Appelaient de loin les oiseaux" => Idée d'une nature harmonieuse et idéale.


3. Une structure en éclats : "poésie en archipel" (René Char)

L'unité du quatrain : chaque strophe dans ce poème se concentre sur un élément de ce réveil du monde : les bruits, les palmiers, les enfants et les femmes, les coqs… Seule la figure du cheval occupe deux strophes successives au centre du poème.

La structure du texte n'établit ainsi pas de progression : le poème se développe en petites touches successives et sans coordination spécifique, sur un mode impressionniste.

Ce poème nous donne ainsi bien accès à un Matin du Monde. En même temps que se crée le poème, se crée le Monde auquel il renvoie. Ces notions de l'éveil nous renvoient à un univers infini évoqué par le poète. Il s'agit d'une poésie cosmique.


II. La métaphysique cosmique

1. L'évocation de l'univers

La figure de l'astrologue : la présence de l'homme dans ce texte est évoquée à travers son "cœur astrologue", image de sa quête de connaissance de l'univers et du monde supra-solaire.

La Terre (4ème quatrain), le ciel (5ème), les nuages et le soleil (6ème), les étoiles (8ème) : divers éléments créant un réseau universel dans le poème sont convoqués.


2. Macrocosme et microcosme : l'espace cosmique comme métaphore de l'espace intérieur

Thème du "miroir" évoqué dans la 2ème strophe, et chercher dans le poème quels éléments du monde pourraient s'appliquer à un monde intérieur. Le mot "miroir" est mis en évidence grâce à une anastrophe (figure de style consistant en une inversion de l'ordre habituel des mots) : "Miroir était le voisinage". On retrouve l'image du miroir dans la dernière strophe avec le reflet des étoiles dans les "eaux parlantes".

Le chant (1ère et 7ème strophes) qui est le "chant du monde" (titre d'un roman de Giono) est également le chant du poète. Tous les éléments qui se réveillent lors de ce matin du monde sont ainsi les composantes d'un univers intérieur que le poète déploie.


3. Une poésie du bonheur

De rares adjectifs : les adjectifs numéraux ("mille" à deux reprises, évoquant un monde plein et saturé : hyperbole), les adjectifs assez vagues et évoquant un monde heureux et harmonieux ("leur plaisir pur", "un cheval blanc", "à petit bruit", "en plein ciel", "de beaux nuages"…).

La vitalité du monde animal : tous les animaux semblent en pleine vigueur. Nombreux verbes d'action, avec une archi-domination de l'imparfait qui établit ses actions sur un arrière-plan itératif. Ces animaux se manifestent ainsi dans leur plénitude la vie. Les nombreux pluriels, les adjectifs numéraux "mille" participent à cette même vitalité. La strophe 6 qui se consacre aux femmes et aux enfants (et non aux hommes significativement) est également régie par le pluriel et l'imparfait. Ce poème est une profusion vitaliste.

L'homme est présent dans ce poème (4ème quatrain), mais est très discret comme le montre l'adjectif "petit" dans "Qui s'avançait à petit bruit". Dans le 6ème quatrain, les humains et la nature se confondent :"des enfants, des femmes, / à de beaux nuages pareils" -> l'homme vit en harmonie avec la nature, et non contre la nature.

La richesse et l'abondance : la dernière strophe introduit une nouvelle dimension dans cette poésie du bonheur par le terme "riche". Il faudra étudier toutes les métaphores précieuses de ce poème, trahissant l'héritage du Parnasse et des symboliques (que Supervielle assume) : les "dentelures" des palmiers, "l'éclosion de son âge", "entouré d'irréel" (image très rimbaldienne), les "nageuses phosphorescentes"… : le processus métaphorique fonctionne à plein dans ce poème. Cette richesse et cette abondance, du Monde et des images, reste une image de cette poésie cosmique, en ce qu'elle traduit la beauté de l'univers et le bonheur du poète qui en résulte.

La poésie cosmique de Supervielle est issue du titre du recueil, Gravitations, qui évoque déjà cette idée de planètes et d'astres. Cet univers évoqué dans ses poèmes est ainsi un reflet de son monde intérieur, comme cela est souvent le cas en poésie. Il s'agit de voir dès lors de quelle façon Supervielle se démarque et innove dans ce domaine.


III. Entre classicisme et modernisme : une poétique de l'entre-deux

1. Le traitement moderne de thèmes traditionnels

Les thèmes de cette poésie restent traditionnels : les animaux classiques, les grandes forces et les grands éléments cosmiques : rien de véritablement nouveau n'apparaît dans ce poème, et l'on trouve ces thèmes déjà dans la poésie bucolique des latins et des baroques, et plus tard dans la poésie romantique…

Mais dans son poème Le matin du monde, Supervielle innove en proposant cet aperçu du Monde en éclat, et introduisant de nouvelles images ("nageuses phosphorescentes" est un regroupement de termes plutôt modernes), le terme "astrologue" trahit également une certaine modernité du propos, surtout dans un emploi adjectival.


2. Perversion du schéma de l'ode classique

On trouve une structure plus ou moins semblable (succession de strophes construites sur le même schéma, sans organisation d'ensemble contraignant à un nombre fixe de strophes) dans les odes classiques. Cf. La Maison de Sylvie de Théophile de Viau, une succession de dizains sur le domaine de Montmorency de ses protecteurs. Théophile de Viau a également écrit une ode "Le Matin", titre courant à cette époque.

Ce schéma est perverti par l'abandon du système rimique, qui offre au poème une fluidité plus grande, au détriment d'une structure, d'une cohérence, d'une musicalité. Le poète opte pour des réseaux phoniques disséminés dans le texte (les repérer : assonances et allitérations), travail révélateur d'une conception moderne de la poésie (où la sonorité du mot prime sur son sens).

Supervielle choisit donc le moule et les formes de la poésie traditionnelle pour les intégrer à sa propre poétique, résolument moderne. De nombreux poètes feront cela au XXème siècle, et surtout à la toute fin du siècle (voir Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy qui utiliseront beaucoup le sonnet) : c'est un moyen de s'ancrer dans un héritage, tout en le faisant vaciller.


3. La quête des origines à travers l'écriture poétique

Cette oscillation entre classicisme et modernisme résume la poétique de Supervielle : il en découle une certaine allégresse assez originale ici (une grande partie de la production poétique de Supervielle étant teintée par le pessimisme de Schopenhauer).

Il faut peut-être lire ce "Matin du Monde" comme une quête des origines, un début du Monde qui serait un début de soi, tant l'assimilation entre le Monde et le Poète est significative ici. L'image de l'astrologue scrutant l'univers est une métaphore du Poète scrutant ses propres origines. Le langage poétique a ainsi vocation à recréer ce qui ne peut apparaître à la raison, et à créer un nouveau monde, tremplin vers une vérité intérieure.





Conclusion

     Le poème Le Matin du Monde de Jules Supervielle s'inscrit donc dans le cycle de Gravitations, recueil à composante autobiographique, certes sublimée et élevée à la fiction. Toute la poésie de Supervielle est hantée par ce retour aux sources, aux origines, par la recherche d'une vérité antérieure, et nombre de ses poèmes évoquent ses parents, et surtout sa mère, où le poète reste hanté par l'union prénatale.
     Ce poème ne garde pas vraiment trace de tout ce parcours poétique. Ici, seulement apparaît cette quête des origines, que la mémoire doit tenter de faire survivre. Il ne s'agit pas seulement pour Supervielle de regretter, dans un lyrisme nostalgique, l'imperfection des souvenirs. La mémoire permet de remonter la lignée humaine jusqu'aux origines et de penser les "matins du monde".


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