V. H.
Guernesey, mars 1856.
Juin 1839.
Paris, octobre 1842.
Les Roches, juin 1831.
La Terrasse, près Enghien, juin 1842.
La Terrasse, avril 1840.
Les Roches, juillet 1830.
La Terrasse, août 1840.
Paris, janvier 1834.
Jersey, juin 1855.
Paris, janvier 1834.
Paris, 1840. – Jersey, 1855.
Mai 1843.
Mai 1831.
– Maudits,
Paris, mai 1831.
Qu'il
contient et qu'il bénit,
Dire
sa messe sublime
Sous
sa mitre de granit.
Granville, juin 1836.
Paris, mai 1830.
Paris, octobre 1841.
Paris, mai 1835.
Paris, juin 1831.
Paris, mai 1842.
Mont.-l'Am., juin 183…
Avril 18…
Paris, janvier 1835.
Paris, septembre 1842.
Granville, juillet 1836
Paris, novembre 1834.
Les Roches, août 1835.
Paris, mai 1842.
Forêt de Compiègne, juin 1837.
Saint-Germain, 1er mai 18…
Paris, mars 18…
Juin, 18…
Mai, 18…
Mai 18…
Près le Tréport, juin 18…
Triel, juillet 18…
Paris, juin 18…
Caudebec, septembre 183.
Forêt de Fontainebleau, juillet 18…
Paris, avril 18…
Septembre 18…
Les Metz, août 18…
Paris, juin 18…
Paris, octobre 18…
Fontainebleau, juin 18…
Juin 18…
Chelles, septembre 18…
Août 18…
Décembre 18…
Juillet 18…
Mai 18…
Juin 18…
Octobre 18…
Août 18…
Chelles, août 18…
Lagny, juin 18…
Montf., septembre 18… – Brux…, janvier 18…
Juillet 1843.
Paris, juillet 1838.
Avril 1839.
Mars 1842.
Février 1843.
Octobre 1846.
Février 1843.
Juillet 1843.
Février 1843.
Juillet 1843.
Octobre 1840.
Novembre 1840.
Mai 1843.
Avril 1843.
Mai 1843.
Juin 1843.
Avril 1840.
Septembre 1841.
Juin 1842.
1843, nuit.
Juin 1833.
Ingouville, mai 1843.
Août 1843.
Juin 1843.
Cauteretz, août 1843.
Biarritz, juillet 1843.
Juillet 1842.
Paris, avril 1835.
Janvier 1843.
Ingouville, août 1839.
FIN DU TOME PREMIER.
Janvier 1843.
Dans l'église, 15 février 1843.
……………
Novembre 1846.
Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852.
Novembre 1846, jour des morts.
Villequier, 4 septembre 1844.
Octobre 1846.
Villequier, 4 septembre 1845.
Villequier, 4 septembre 1846.
Avril 1847.
11 juillet 1846, en revenant du cimetière.
Octobre 1853.
Avril 1848.
3 septembre 1847.
Villequier, 4 septembre 1847.
Mars 1854.
Jersey, 4 septembre 1852.
Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852.
Bruxelles, juillet 1852.
(Le marquis du C. d'E… – Lettre à Victor Hugo, Paris, 1846.)
Paris, juin 1846.
Jersey, janvier 1855.
Avril 1854.
Marine-Terrace, juin 1855.
Marine-Terrace, janvier 1855.
Marine-Terrace, novembre 1854.
Marine-Terrace, décembre 1854.
Décembre 1834.
Marine-Terrace, août 1855.
Marine-Terrace, mars 1855.
Marine-Terrace, août 1855.
5 août 1854, anniversaire de mon arrivée à Jersey.
Juin 1854.
(Réponse à la dédicace de son drame La Conscience) Marine-Terrace, décembre 1854.
Marine-Terrace, juillet 1855.
Marine-Terrace, juillet 1855.
Jersey, septembre 1855.
11 décembre.
Juin 1855.
Auteur du drame Paris Marine-Terrace, août 1855.
Jersey, grève d'Azette, juillet 1855.
À Madame Louise C. Jersey, Grouville, avril 1855.
TOME I
AUTREFOIS
1830-1843
Un jour…
Un jour je vis, debout au bord des flots mouvants,
Passer, gonflant ses voiles,
Un rapide navire enveloppé de vents,
De vagues et d'étoiles ;
Et j'entendis, penché sur
l'abîme des cieux,
Que l'autre abîme touche,
Me parler à l'oreille une
voix dont mes yeux
Ne voyaient pas la
bouche :
« poète, tu fais bien !
poète au triste front,
Tu rêves près des ondes,
Et tu tires des mers bien des
choses qui sont
Sous les vagues profondes !
La mer, c'est le Seigneur, que,
misère ou bonheur,
Tout destin montre et
nomme ;
Le vent, c'est le
Seigneur ; l'astre, c'est le Seigneur ;
Le navire, c'est l'homme. »
LIVRE PREMIER
AURORE
I.
À ma fille
Ô mon enfant, tu vois, je me
soumets.
Fais comme moi : vis du
monde éloignée ;
Heureuse ? non ;
triomphante ? jamais.
– Résignée ! –
Sois bonne et douce, et lève
un front pieux.
Comme le jour dans les cieux
met sa flamme,
Toi, mon enfant, dans l'azur
de tes yeux
Mets ton âme !
Nul n'est heureux et nul
n'est triomphant.
L'heure est pour tous une
chose incomplète ;
L'heure est une ombre, et
notre vie, enfant,
En est faite.
Oui, de leur sort tous les
hommes sont las.
Pour être heureux, à tous, –
destin morose ! –
Tout a manqué. Tout, c'est-à-dire,
hélas !
Peu de chose.
Ce peu de chose est ce que, pour
sa part,
Dans l'univers chacun cherche
et désire :
Un mot, un nom, un peu d'or, un
regard,
Un sourire !
La gaîté manque au grand roi
sans amours ;
La goutte d'eau manque au
désert immense.
L'homme est un puits où le
vide toujours
Recommence.
Vois ces penseurs que nous
divinisons,
Vois ces héros dont les
fronts nous dominent,
Noms dont toujours nos
sombres horizons
S'illuminent !
Après avoir, comme fait un
flambeau,
Ébloui tout de leurs rayons
sans nombre,
Ils sont allés chercher dans
le tombeau
Un peu d'ombre.
Le ciel, qui sait nos maux et
nos douleurs,
Prend en pitié nos jours vains
et sonores.
Chaque matin, il baigne de
ses pleurs
Nos aurores.
Dieu nous éclaire, à chacun
de nos pas,
Sur ce qu'il est et sur ce
que nous sommes ;
Une loi sort des choses
d'ici-bas,
Et des hommes !
Cette loi sainte, il faut s'y
conformer.
Et la voici, toute âme y peut
atteindre :
Ne rien haïr, mon
enfant ; tout aimer,
Ou tout plaindre !
II.
Le poète s'en va dans les champs ; il admire,
Il adore ; il écoute en
lui-même une lyre ;
Et, le voyant venir, les
fleurs, toutes les fleurs,
Celles qui des rubis font
pâlir les couleurs,
Celles qui des paons même
éclipseraient les queues,
Les petites fleurs d'or, les
petites fleurs bleues,
Prennent, pour l'accueillir
agitant leurs bouquets,
De petits airs penchés ou de
grands airs coquets,
Et, familièrement, car cela
sied aux belles :
« Tiens ! c'est
notre amoureux qui passe ! » disent-elles.
Et, pleins de jour et d'ombre
et de confuses voix,
Les grands arbres profonds
qui vivent dans les bois,
Tous ces vieillards, les ifs,
les tilleuls, les érables,
Les saules tout ridés, les
chênes vénérables,
L'orme au branchage noir, de
mousse appesanti,
Comme les ulémas quand paraît le muphti,
Lui font de grands saluts et courbent jusqu'à terre
Leurs têtes de feuillée et
leurs barbes de lierre,
Contemplent de son front la
sereine lueur,
Et murmurent tout bas :
C'est lui ! c'est le rêveur !
III.
Mes deux filles
Dans le frais clair-obscur du
soir charmant qui tombe,
L'une pareille au cygne et
l'autre à la colombe,
Belles, et toutes deux
joyeuses, ô douceur !
Voyez, la grande sœur et la
petite sœur
Sont assises au seuil du
jardin, et sur elles
Un bouquet d'œillets blancs
aux longues tiges frêles,
Dans une urne de marbre agité
par le vent,
Se penche, et les regarde, immobile
et vivant,
Et frissonne dans l'ombre, et
semble, au bord du vase,
Un vol de papillons arrêté
dans l'extase.
IV.
Le firmament est plein de la
vaste clarté ;
Tout est joie, innocence, espoir,
bonheur, bonté.
Le beau lac brille au fond du
vallon qui le mure ;
Le champ sera fécond, la
vigne sera mûre ;
Tout regorge de sève et de
vie et de bruit,
De rameaux verts, d'azur
frissonnant, d'eau qui luit,
Et de petits oiseaux qui se
cherchent querelle.
Qu'a donc le papillon ?
qu'a donc la sauterelle ?
La sauterelle a l'herbe, et
le papillon l'air ;
Et tous deux ont avril, qui
rit dans le ciel clair.
Un refrain joyeux sort de la
nature entière ;
Chanson qui doucement monte
et devient prière.
Le poussin court, l'enfant
joue et danse, l'agneau
Saute, et, laissant tomber
goutte à goutte son eau,
Le vieux antre, attendri, pleure
comme un visage ;
Le vent lit à quelqu'un
d'invisible un passage
Du poëme inouï de la
création ;
L'oiseau parle au
parfum ; la fleur parle au rayon ;
Les pins sur les étangs
dressent leur verte ombelle ;
Les nids ont chaud, l'azur
trouve la terre belle,
Onde et sphère, à la fois
tous les climats flottants ;
Ici l'automne, ici
l'été ; là le printemps.
Ô coteaux ! ô sillons !
souffles, soupirs, haleines !
L'hosanna des forêts, des
fleuves et des plaines,
S'élève gravement vers Dieu, père
du jour ;
Et toutes les blancheurs sont
des strophes d'amour ;
Le cygne dit : Lumière !
et le lys dit : Clémence !
Le ciel s'ouvre à ce chant
comme une oreille immense.
Le soir vient ; et le
globe à son tour s'éblouit,
Devient un œil énorme et
regarde la nuit ;
Il savoure, éperdu, l'immensité
sacrée,
La contemplation du splendide
empyrée,
Les nuages de crêpe et
d'argent, le zénith,
Qui, formidable, brille et flamboie et bénit,
Les constellations, ces hydres étoilées,
Les effluves du sombre et du
profond, mêlées
À vos effusions, astres de
diamant,
Et toute l'ombre avec tout le
rayonnement !
L'infini tout entier d'extase
se soulève ?
Et, pendant ce temps-là, Satan,
l'envieux, rêve.
V.
À André Chénier
Oui, mon vers croit pouvoir, sans
se mésallier,
Prendre à la prose un peu de
son air familier.
André, c'est vrai, je ris
quelquefois sur la lyre.
Voici pourquoi. Tout jeune
encor, tâchant de lire
Dans le livre effrayant des
forêts et des eaux,
J'habitais un parc sombre où
jasaient des oiseaux,
Où des pleurs souriaient dans
l'œil bleu des pervenches ;
Un jour que je songeais seul
au milieu des branches,
Un bouvreuil qui faisait le
feuilleton du bois
M'a dit : « Il faut
marcher à terre quelquefois.
« La nature est un peu
moqueuse autour des hommes ;
« Ô poète, tes chants, ou
ce qu'ainsi tu nommes,
« Lui ressembleraient
mieux si tu les dégonflais.
« Les bois ont des
soupirs, mais ils ont des sifflets.
« L'azur luit, quand
parfois la gaîté le déchire ;
« L'Olympe reste grand
en éclatant de rire ;
« Ne crois pas que
l'esprit du poète descend
« Lorsque entre deux
grands vers un mot passe en dansant.
« Ce n'est pas un
pleureur que le vent en démence ;
« Le flot profond n'est
pas un chanteur de romance ;
« Et la nature, au fond
des siècles et des nuits,
« Accouplant Rabelais à
Dante plein d'ennuis,
« Et l'Ugolin sinistre
au Grandgousier difforme,
« Près de l'immense
deuil montre le rire énorme. »
VI.
La vie aux champs
Le soir, à la campagne, on
sort, on se promène,
Le pauvre dans son champ, le
riche en son domaine ;
Moi, je vais devant
moi : le poète en tout lieu
Se sent chez lui, sentant
qu'il est partout chez Dieu.
Je vais volontiers seul. Je
médite ou j'écoute.
Pourtant, si quelqu'un veut
m'accompagner en route,
J'accepte. Chacun a quelque
chose en l'esprit ;
Et tout homme est un livre où
Dieu lui-même écrit.
Chaque fois qu'en mes mains
un de ces livres tombe,
Volume où vit une âme et que
scelle la tombe,
J'y lis.
Chaque soir donc, je m'en
vais, j'ai congé,
Je sors. J'entre en passant
chez des amis que j'ai.
On prend le frais, au fond du
jardin, en famille.
Le serein mouille un peu les
bancs sous la charmille ;
N'importe : je m'assieds,
et je ne sais pourquoi
Tous les petits enfants
viennent autour de moi.
Dès que je suis assis, les
voilà tous qui viennent.
C'est qu'ils savent que j'ai
leurs goûts ; ils se souviennent
Que j'aime comme eux l'air, les
fleurs, les papillons
Et les bêtes qu'on voit courir
dans les sillons.
Ils savent que je suis un
homme qui les aime,
Un être auprès duquel on peut
jouer, et même
Crier, faire du bruit, parler
à haute voix ;
Que je riais comme eux et
plus qu'eux autrefois.
Et aujourd'hui, sitôt qu'à
leurs ébats j'assiste,
Je leur souris encor, bien
que je sois plus triste ;
Ils disent, doux amis, que je
ne sais jamais
Me fâcher ; qu'on
s'amuse avec moi ; que je fais
Des choses en carton, des
dessins à la plume ;
Que je raconte, à l'heure où
la lampe s'allume,
Oh ! des contes
charmants qui vous font peur la nuit ;
Et qu'enfin je suis doux, pas
fier et fort instruit.
Aussi, dès qu'on m'a
vu : « Le voilà ! » tous accourent.
Ils quittent jeux, cerceaux
et balles ; ils m'entourent
Avec leurs beaux grands yeux
d'enfants, sans peur, sans fiel,
Qui semblent toujours bleus, tant
on y voit le ciel !
Les petits – quand on est
petit, on est très brave –
Grimpent sur mes
genoux ; les grands ont un air grave ;
Ils m'apportent des nids de
merles qu'ils ont pris,
Des albums, des crayons qui
viennent de Paris ;
On me consulte, on a cent
choses à me dire,
On parle, on cause, on rit
surtout ; – j'aime le rire,
Non le rire ironique aux
sarcasmes moqueurs,
Mais le doux rire honnête
ouvrant bouches et cœurs,
Qui montre en même temps des
âmes et des perles.
J'admire les crayons, l'album,
les nids de merles ;
Et quelquefois on dit quand
j'ai bien admiré :
« Il est du même avis
que monsieur le curé. »
Puis, lorsqu'ils ont jasé
tous ensemble à leur aise,
Ils font soudain, les grands
s'appuyant à ma chaise,
Et les petits toujours
groupés sur mes genoux,
Un silence, et cela veut
dire : « Parle-nous. »
Je leur parle de tout. Mes
discours en eux sèment
Ou l'idée ou le fait. Comme
ils m'aiment, ils aiment
Tout ce que je leur dis. Je
leur montre du doigt
Le ciel, Dieu qui s'y cache, et
l'astre qu'on y voit.
Tout, jusqu'à leur regard, m'écoute.
Je dis comme
Il faut penser, rêver, chercher.
Dieu bénit l'homme,
Non pour avoir trouvé, mais
pour avoir cherché.
Je dis : Donnez l'aumône
au pauvre humble et penché ;
Recevez doucement la leçon ou
le blâme.
Donner et recevoir, c'est
faire vivre l'âme !
Je leur conte la vie, et que,
dans nos douleurs,
Il faut que la bonté soit au
fond de nos pleurs,
Et que, dans nos bonheurs, et
que, dans nos délires,
Il faut que la bonté soit au
fond de nos rires ;
Qu'être bon, c'est bon vivre,
et que l'adversité
Peut tout chasser d'une âme, excepté
la bonté ;
Et qu'ainsi les méchants, dans
leur haine profonde,
Ont tort d'accuser Dieu.
Grand Dieu ! nul homme au monde
N'a droit, en choisissant sa
route, en y marchant,
De dire que c'est toi qui
l'as rendu méchant ;
Car le méchant, Seigneur, ne
t'est pas nécessaire !
Je leur raconte aussi
l'histoire ; la misère
Du peuple juif, maudit qu'il
faut enfin bénir ;
La Grèce, rayonnant jusque
dans l'avenir ;
Rome ; l'antique Égypte
et ses plaines sans ombre,
Et tout ce qu'on y voit de
sinistre et de sombre.
Lieux effrayants ! tout
meurt ; le bruit humain finit.
Tous ces démons taillés dans
des blocs de granit,
Olympe monstrueux des époques
obscures,
Les Sphinxs, les Anubis, les
Ammons, les Mercures,
Sont assis au désert depuis
quatre mille ans ;
Autour d'eux le vent souffle,
et les sables brûlants
Montent comme une mer d'où
sort leur tête énorme ;
La pierre mutilée a gardé
quelque forme
De statue ou de spectre, et
rappelle d'abord
Les plis que fait un drap sur
la face d'un mort ;
On y distingue encor le front,
le nez, la bouche,
Les yeux, je ne sais quoi
d'horrible et de farouche
Qui regarde et qui vit, masque
vague et hideux.
Le voyageur de nuit, qui
passe à côté d'eux,
S'épouvante, et croit voir, aux
lueurs des étoiles,
Des géants enchaînés et muets
sous des voiles.
VII.
Réponse à un acte d'accusation
Donc, c'est moi qui suis
l'ogre et le bouc émissaire.
Dans ce chaos du siècle où
votre cœur se serre,
J'ai foulé le bon goût et
l'ancien vers françois
Sous mes pieds, et, hideux, j'ai
dit à l'ombre : « Sois ! »
Et l'ombre fut. – Voilà votre
réquisitoire.
Langue, tragédie, art, dogmes,
conservatoire,
Toute cette clarté s'est éteinte,
et je suis
Le responsable, et j'ai vidé
l'urne des nuits.
De la chute de tout je suis
la pioche inepte ;
C'est votre point de vue. Eh
bien, soit, je l'accepte ;
C'est moi que votre prose en
colère a choisi ;
Vous me criez :
Racca ; moi, je vous dis : Merci !
Cette marche du temps, qui ne
sort d'une église
Que pour entrer dans l'autre,
et qui se civilise ;
Ces grandes questions d'art
et de liberté,
Voyons-les, j'y consens, par
le moindre côté,
Et par le petit bout de la
lorgnette. En somme,
J'en conviens, oui, je suis
cet abominable homme ;
Et, quoique, en vérité, je
pense avoir commis
D'autres crimes encor que
vous avez omis,
Avoir un peu touché les
questions obscures,
Avoir sondé les maux, avoir
cherché les cures,
De la vieille ânerie insulté
les vieux bâts,
Secoué le passé du haut
jusques en bas,
Et saccagé le fond tout
autant que la forme,
Je me borne à ceci : je
suis ce monstre énorme
Je suis le démagogue horrible
et débordé,
Et le dévastateur du vieil A
B C D ;
Causons.
Quand je sortis du collège, du
thème,
Des vers latins, farouche, espèce
d'enfant blême
Et grave, au front penchant, aux
membres appauvris ;
Quand, tâchant de comprendre
et de juger, j'ouvris
Les yeux sur la nature et sur
l'art, l'idiome,
Peuple et noblesse, était
l'image du royaume ;
La poésie était la
monarchie ; un mot
Était un duc et pair, ou
n'était qu'un grimaud ;
Les syllabes, pas plus que
Paris et que Londres,
Ne se mêlaient ; ainsi
marchent sans se confondre
Piétons et cavaliers
traversant le pont Neuf ;
La langue était l'État avant
quatre-vingt-neuf ;
Les mots, bien ou mal nés, vivaient
parqués en castes ;
Les uns, nobles, hantant les
Phèdres, les Jocastes,
Les Méropes, ayant le décorum
pour loi,
Et montant à Versaille aux
carrosses du roi ;
Les autres, tas de gueux, drôles
patibulaires,
Habitant les patois ;
quelques-uns aux galères
Dans l'argot ; dévoués à
tous les genres bas,
Déchirés en haillons dans les
halles ; sans bas,
Sans perruque ; créés
pour la prose et la farce ;
Populace du style au fond de
l'ombre éparse ;
Vilains, rustres, croquants, que
Vaugelas leur chef
Dans le bagne Lexique avait
marqués d'une F ;
N'exprimant que la vie
abjecte et familière,
Vils, dégradés, flétris, bourgeois,
bons pour Molière.
Racine regardait ces marauds
de travers ;
Si Corneille en trouvait un
blotti dans son vers,
Il le gardait, trop grand
pour dire : Qu'il s'en aille ;
Et Voltaire criait :
Corneille s'encanaille !
Le bonhomme Corneille, humble,
se tenait coi.
Alors, brigand, je
vins ; je m'écriai : Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là
toujours derrière ?
Et sur l'Académie, aïeule et
douairière,
Cachant sous ses jupons les
tropes effarés,
Et sur les bataillons
d'alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent
révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au
vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur !
plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de
l'encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres
débordées,
Au peuple noir des mots
l'essaim blanc des idées ;
Et je dis : Pas de mot
où l'idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout
humide d'azur !
Discours affreux ! –
Syllepse, hypallage, litote,
Frémirent ; je montai
sur la borne Aristote,
Et déclarai les mots égaux, libres,
majeurs.
Tous les envahisseurs et tous
les ravageurs,
Tous ces tigres, les Huns, les
Scythes et les Daces,
N'étaient que des toutous
auprès de mes audaces ;
Je bondis hors du cercle et
brisai le compas.
Je nommai le cochon par son
nom ; pourquoi pas ?
Guichardin a nommé le Borgia !
Tacite
Le Vitellius ! Fauve, implacable,
explicite,
J'ôtai du cou du chien
stupéfait son collier
D'épithètes ; dans
l'herbe, à l'ombre du hallier,
Je fis fraterniser la vache
et la génisse,
L'une étant Margoton et
l'autre Bérénice.
Alors, l'ode, embrassant
Rabelais, s'enivra ;
Sur le sommet du Pinde on
dansait Ça ira ;
Les neuf muses, seins nus, chantaient
la Carmagnole ;
L'emphase frissonna dans sa
fraise espagnole ;
Jean, l'ânier, épousa la
bergère Myrtil.
On entendit un roi
dire : « Quelle heure est-il ? »
Je massacrai l'albâtre, et la
neige, et l'ivoire,
Je retirai le jais de la
prunelle noire,
Et j'osai dire au bras :
Sois blanc, tout simplement.
Je violai du vers le cadavre
fumant ;
J'y fis entrer le
chiffre ; ô terreur ! Mithridate
Du siège de Cyzique eût pu
citer la date.
Jours d'effroi ! les
Laïs devinrent des catins.
Force mots, par Restaut
peignés tous les matins,
Et de Louis-Quatorze ayant
gardé l'allure,
Portaient encor
perruque ; à cette chevelure
La Révolution, du haut de son
beffroi,
Cria : « Transforme !
c'est l'heure. Remplis-toi
De l'âme de ces mots que tu
tiens prisonnière ! »
Et la perruque alors rugit, et
fut crinière.
Liberté ! c'est ainsi
qu'en nos rébellions,
Avec des épagneuls nous fîmes
des lions,
Et que, sous l'ouragan maudit
que nous soufflâmes,
Toutes sortes de mots se
couvrirent de flammes.
J'affichai sur Lhomond des
proclamations.
On y lisait : « Il
faut que nous en finissions !
« Au panier les Bouhours,
les Batteux, les Brossettes !
« À la pensée humaine
ils ont mis les poucettes.
« Aux armes, prose et
vers ! formez vos bataillons !
« Voyez où l'on en
est : la strophe a des bâillons !
« L'ode a les fers aux
pieds, le drame est en cellule.
« Sur le Racine mort le
Campistron pullule ! »
Boileau grinça des
dents ; je lui dis : Ci-devant,
Silence ! et je criai
dans la foudre et le vent :
Guerre à la rhétorique et
paix à la syntaxe !
Et tout quatre-vingt-treize
éclata. Sur leur axe,
On vit trembler l'athos, l'ithos
et le pathos.
Les matassins, lâchant
Pourceaugnac et Cathos,
Poursuivant Dumarsais dans
leur hideux bastringue,
Des ondes du Permesse
emplirent leur seringue.
La syllabe, enjambant la loi
qui la tria,
Le substantif manant, le
verbe paria,
Accoururent. On but l'horreur
jusqu'à la lie.
On les vit déterrer le songe
d'Athalie ;
Ils jetèrent au vent les
cendres du récit
De Théramène ; et
l'astre Institut s'obscurcit.
Oui, de l'ancien régime ils
ont fait tables rases,
Et j'ai battu des mains, buveur
du sang des phrases,
Quand j'ai vu par la strophe
écumante et disant
Les choses dans un style
énorme et rugissant,
L'Art poétique pris au collet
dans la rue,
Et quand j'ai vu, parmi la
foule qui se rue,
Pendre, par tous les mots que
le bon goût proscrit,
La lettre aristocrate à la
lanterne esprit.
Oui, je suis ce Danton !
je suis ce Robespierre !
J'ai, contre le mot noble à
la longue rapière,
Insurgé le vocable ignoble, son
valet,
Et j'ai, sur Dangeau mort, égorgé
Richelet.
Oui, c'est vrai, ce sont là
quelques-uns de mes crimes.
J'ai pris et démoli la
bastille des rimes.
J'ai fait plus : j'ai
brisé tous les carcans de fer
Qui liaient le mot peuple, et
tiré de l'enfer
Tous les vieux mots damnés, légions
sépulcrales ;
J'ai de la périphrase écrasé
les spirales,
Et mêlé, confondu, nivelé
sous le ciel
L'alphabet, sombre tour qui
naquit de Babel ;
Et je n'ignorais pas que la
main courroucée
Qui délivre le mot, délivre
la pensée.
L'unité, des efforts de
l'homme est l'attribut.
Tout est la même flèche et
frappe au même but.
Donc, j'en conviens, voilà, déduits
en style honnête,
Plusieurs de mes forfaits, et
j'apporte ma tête.
Vous devez être vieux, par
conséquent, papa,
Pour la dixième fois j'en
fais mea culpa.
Oui, si Beauzée est dieu, c'est
vrai, je suis athée.
La langue était en ordre, auguste,
époussetée,
Fleurs-de-lis d'or, Tristan
et Boileau, plafond bleu,
Les quarante fauteuils et le
trône au milieu ;
Je l'ai troublée, et j'ai, dans
ce salon illustre,
Même un peu cassé tout ;
le mot propre, ce rustre,
N'était que caporal : je
l'ai fait colonel ;
J'ai fait un jacobin du
pronom personnel,
Du participe, esclave à la
tête blanchie,
Une hyène, et du verbe une
hydre d'anarchie.
Vous tenez le reum confitentem.
Tonnez !
J'ai dit à la narine :
Eh mais ! tu n'es qu'un nez !
J'ai dit au long fruit
d'or : Mais tu n'es qu'une poire !
J'ai dit à Vaugelas : Tu
n'es qu'une mâchoire !
J'ai dit aux mots :
Soyez république ! soyez
La fourmilière immense, et
travaillez ! Croyez,
Aimez, vivez ! – J'ai
mis tout en branle, et, morose,
J'ai jeté le vers noble aux
chiens noirs de la prose.
Et, ce que je faisais, d'autres
l'ont fait aussi ;
Mieux que moi. Calliope, Euterpe
au ton transi,
Polymnie, ont perdu leur
gravité postiche.
Nous faisons basculer la
balance hémistiche.
C'est vrai, maudissez-nous.
Le vers, qui, sur son front
Jadis portait toujours douze
plumes en rond,
Et sans cesse sautait sur la
double raquette
Qu'on nomme prosodie et qu'on
nomme étiquette,
Rompt désormais la règle et
trompe le ciseau,
Et s'échappe, volant qui se
change en oiseau,
De la cage césure, et fuit
vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette
divine.
Tous les mots à présent
planent dans la clarté.
Les écrivains ont mis la
langue en liberté.
Et, grâce à ces bandits, grâce
à ces terroristes,
Le vrai, chassant l'essaim
des pédagogues tristes,
L'imagination, tapageuse aux
cent voix,
Qui casse des carreaux dans
l'esprit des bourgeois ;
La poésie au front triple, qui
rit, soupire
Et chante ; raille et
croit ; que Plaute et que Shakspeare
Semaient, l'un sur la plèbe, et
l'autre sur le mob ;
Qui verse aux nations la
sagesse de Job
Et la raison d'Horace à
travers sa démence ;
Qu'enivre de l'azur la
frénésie immense,
Et qui, folle sacrée aux
regards éclatants,
Monte à l'éternité par les
degrés du temps,
La muse reparaît, nous
reprend, nous ramène,
Se remet à pleurer sur la
misère humaine,
Frappe et console, va du
zénith au nadir,
Et fait sur tous les fronts
reluire et resplendir
Son vol, tourbillon, lyre, ouragan
d'étincelles,
Et ses millions d'yeux sur
ses millions d'ailes.
Le mouvement complète ainsi
son action.
Grâce à toi, progrès saint, la
Révolution
Vibre aujourd'hui dans l'air,
dans la voix, dans le livre ;
Dans le mot palpitant le
lecteur la sent vivre ;
Elle crie, elle chante, elle
enseigne, elle rit.
Sa langue est déliée ainsi
que son esprit.
Elle est dans le roman, parlant
tout bas aux femmes.
Elle ouvre maintenant deux
yeux où sont deux flammes,
L'un sur le citoyen, l'autre
sur le penseur.
Elle prend par la main la
Liberté, sa sœur,
Et la fait dans tout homme
entrer par tous les pores.
Les préjugés, formés, comme
les madrépores,
Du sombre entassement des
abus sous les temps,
Se dissolvent au choc de tous
les mots flottants,
Pleins de sa volonté, de son
but, de son âme.
Elle est la prose, elle est
le vers, elle est le drame ;
Elle est l'expression, elle
est le sentiment,
Lanterne dans la rue, étoile
au firmament.
Elle entre aux profondeurs du
langage insondable ;
Elle souffle dans l'art, porte-voix
formidable ;
Et, c'est Dieu qui le veut, après
avoir rempli
De ses fiertés le peuple, effacé
le vieux pli
Des fronts, et relevé la
foule dégradée,
Et s'être faite droit, elle
se fait idée !
VIII.
Suite
Car le mot, qu'on le sache, est
un être vivant.
La main du songeur vibre et
tremble en l'écrivant ;
La plume, qui d'une aile
allongeait l'envergure,
Frémit sur le papier quand
sort cette figure,
Le mot, le terme, type on ne
sait d'où venu,
Face de l'invisible, aspect
de l'inconnu ;
Créé, par qui ? forgé, par
qui ? jailli de l'ombre ;
Montant et descendant dans
notre tête sombre,
Trouvant toujours le sens
comme l'eau le niveau ;
Formule des lueurs flottantes
du cerveau.
Oui, vous tous, comprenez que
les mots sont des choses.
Ils roulent pêle-mêle au
gouffre obscur des proses,
Ou font gronder le vers, orageuse
forêt.
Du sphinx Esprit Humain le
mot sait le secret.
Le mot veut, ne veut pas, accourt,
fée ou bacchante,
S'offre, se donne ou
fuit ; devant Néron qui chante
Ou Charles-Neuf qui rime, il
recule hagard ;
Tel mot est un sourire, et
tel autre un regard ;
De quelque mot profond tout
homme est le disciple ;
Toute force ici-bas a le mot
pour multiple ;
Moulé sur le cerveau, vif ou
lent, grave ou bref,
Le creux du crâne humain lui
donne son relief ;
La vieille empreinte y reste
auprès de la nouvelle ;
Ce qu'un mot ne sait pas, un
autre le révèle ;
Les mots heurtent le front
comme l'eau le récif ;
Ils fourmillent, ouvrant dans
notre esprit pensif
Des griffes ou des mains, et
quelques-uns des ailes ;
Comme en un âtre noir errent
des étincelles,
Rêveurs, tristes, joyeux, amers,
sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont
et viennent en nous ;
Les mots sont les passants
mystérieux de l'âme.
Chacun d'eux porte une ombre
ou secoue une flamme ;
Chacun d'eux du cerveau garde
une région ;
Pourquoi ? c'est que le
mot s'appelle Légion,
C'est que chacun, selon
l'éclair qui le traverse,
Dans le labeur commun fait
une œuvre diverse ;
C'est que de ce troupeau de
signes et de sons
Qu'écrivant ou parlant, devant
nous nous chassons,
Naissent les cris, les chants,
les soupirs, les harangues ;
C'est que, présent partout, nain
caché sous les langues,
Le mot tient sous ses pieds
le globe et l'asservit ;
Et, de même que l'homme est
l'animal où vit
L'âme, clarté d'en haut par
le corps possédée,
C'est que Dieu fait du mot la
bête de l'idée.
Le mot fait vibrer tout au
fond de nos esprits.
Il remue, en disant :
Béatrix, Lycoris,
Dante au Campo-Santo, Virgile
au Pausilippe.
De l'océan pensée il est noir
polype.
Quand un livre jaillit
d'Eschyle ou de Manou,
Quand saint Jean à Patmos
écrit sur son genou,
On voit, parmi leurs vers
pleins d'hydres et de stryges
Des mots monstres ramper dans
ces œuvres prodiges.
Ô main de l'impalpable !
ô pouvoir surprenant !
Mets un mot sur un homme, et
l'homme frissonnant
Sèche et meurt, pénétré par
la force profonde ;
Attache un mot vengeur au
flanc de tout un monde,
Et le monde, entraînant
pavois, glaive, échafaud,
Ses lois, ses mœurs, ses
dieux, s'écroule sous le mot.
Cette toute-puissance immense
sort des bouches.
La terre est sous les mots
comme un champ sous les mouches
Le mot dévore, et rien ne
résiste à sa dent.
À son haleine, l'âme et la
lumière aidant,
L'obscure énormité lentement
s'exfolie.
Il met sa force sombre en
ceux que rien ne plie ;
Caton a dans les reins cette
syllabe : NON.
Tous les grands obstinés, Brutus,
Colomb, Zénon,
Ont ce mot flamboyant qui
luit sous leur paupière :
ESPÉRANCE ! – Il
entr'ouvre une bouche de pierre
Dans l'enclos formidable où
les morts ont leur lit,
Et voilà que don Juan
pétrifié pâlit !
Il fait le marbre spectre, il
fait l'homme statue.
Il frappe, il blesse, il
marque, il ressuscite, il tue ;
Nemrod dit :
« Guerre ! » alors, du Gange à l'Illissus,
Le fer luit, le sang coule.
« Aimez-vous ! » dit Jésus.
Et ce mot à jamais brille et
se réverbère
Dans le vaste univers, sur
tous, sur toi, Tibère,
Dans les cieux, sur les
fleurs, sur l'homme rajeuni,
Comme le flamboiement d'amour
de l'infini !
Quand, aux jours où la terre
entr'ouvrait sa corolle,
Le premier homme dit la
première parole,
Le mot né de sa lèvre, et que
tout entendit,
Rencontra dans les cieux la
lumière, et lui dit :
« Ma sœur !
« Envole-toi !
plane ! sois éternelle !
« Allume l'astre !
emplis à jamais la prunelle !
« Échauffe éthers, azurs,
sphères, globes ardents ;
« Claire le dehors, j'éclaire
le dedans.
« Tu vas être une vie, et
je vais être l'autre.
« Sois la langue de feu,
ma sœur, je suis l'apôtre.
« Surgis, effare l'ombre,
éblouis l'horizon,
« Sois l'aube ; je
te vaux, car je suis la raison ;
« À toi les yeux, à moi
les fronts. Ô ma sœur blonde,
« Sous le réseau Clarté
tu vas saisir le monde ;
« Avec tes rayons d'or, tu
vas lier entre eux
« Les terres, les
soleils, les fleurs, les flots vitreux,
« Les champs, les
cieux ; et moi, je vais lier les bouches ;
« Et sur l'homme, emporté
par mille essors farouches,
« Tisser, avec des fils
d'harmonie et de jour,
« Pour prendre tous les
cœurs, l'immense toile Amour.
« J'existais avant l'âme,
Adam n'est pas mon père.
« J'étais même avant toi ;
tu n'aurais pu, lumière,
« Sortir sans moi du
gouffre où tout rampe enchaîné ;
« Mon nom est FIAT LUX, et
je suis ton aîné ! »
Oui, tout-puissant ! tel
est le mot. Fou qui s'en joue !
Quand l'erreur fait un nœud
dans l'homme, il le dénoue.
Il est foudre dans l'ombre et
ver dans le fruit mûr.
Il sort d'une trompette, il
tremble sur un mur,
Et Balthazar chancelle, et
Jéricho s'écoule.
Il s'incorpore au peuple, étant
lui-même foule.
Il est vie, esprit, germe, ouragan,
vertu, feu ;
Car le mot, c'est le Verbe, et
le Verbe, c'est Dieu.
IX.
Le poëme éploré se
lamente ; le drame
Souffre, et par vingt acteurs
répand à flots son âme ;
Et la foule accoudée un
moment s'attendrit,
Puis reprend :
« Bah ! l'auteur est un homme d'esprit,
« Qui, sur de faux héros
lançant de faux tonnerres,
« Rit de nous voir
pleurer leurs maux imaginaires.
« Ma femme, calme-toi ;
sèche tes yeux, ma sœur. »
La foule a tort :
l'esprit, c'est le cœur ; le penseur
Souffre de sa pensée et se
brûle à sa flamme.
Le poète a saigné le sang qui
sort du drame ;
Tous ces êtres qu'il fait
l'étreignent de leurs nœuds ;
Il tremble en eux, il vit en
eux, il meurt en eux ;
Dans sa création le poète
tressaille ;
Il est elle, elle est
lui ; quand dans l'ombre il travaille,
Il pleure, et s'arrachant les
entrailles, les met
Dans son drame, et, sculpteur,
seul sur son noir sommet
Pétrit sa propre chair dans
l'argile sacrée ;
Il y renaît sans cesse, et ce
songeur qui crée
Othello d'une larme, Alceste
d'un sanglot,
Avec eux pêle-mêle en ses œuvres
éclôt.
Dans sa genèse immense et
vraie, une et diverse,
Lui, le souffrant du mal
éternel, il se verse,
Sans épuiser son flanc d'où
sort une clarté.
Ce qui fait qu'il est dieu, c'est
plus d'humanité.
Il est génie, étant, plus que
les autres, homme.
Corneille est à Rouen, mais
son âme est à Rome ;
Son front des vieux Catons
porte le mâle ennui.
Comme Shakspeare est pâle !
avant Hamlet, c'est lui
Que le fantôme attend sur
l'âpre plate-forme,
Pendant qu'à l'horizon surgit
la lune énorme.
Du mal dont rêve Argan, Poquelin
est mourant ;
Il rit : oui, peuple, il
râle ! Avec Ulysse errant,
Homère éperdu fuit dans la
brume marine.
Saint Jean frissonne :
au fond de sa sombre poitrine,
L'Apocalypse horrible agite
son tocsin.
Eschyle ! Oreste marche
et rugit dans ton sein,
Et c'est, ô noir poète à la
lèvre irritée,
Sur ton crâne géant qu'est
cloué Prométhée.
X.
À Madame D. G. de G.
Jadis je vous disais : –
Vivez, régnez, Madame !
Le salon vous attend !
le succès vous réclame !
Le bal éblouissant pâlit
quand vous partez !
Soyez illustre et belle !
aimez ! riez ! chantez !
Vous avez la splendeur des
astres et des roses !
Votre regard charmant, où je
lis tant de choses,
Commente vos discours légers
et gracieux.
Ce que dit votre bouche
étincelle en vos yeux.
Il semble, quand parfois un
chagrin vous alarme,
Qu'ils versent une perle et
non pas une larme.
Même quand vous rêvez, vous
souriez encor.
Vivez, fêtée et fière, ô
belle aux cheveux d'or !
Maintenant vous voilà pâle, grave,
muette,
Morte, et transfigurée, et je
vous dis : – poète !
Viens me chercher !
Archange ! être mystérieux !
Fais pour moi transparents et
la terre et les cieux !
Révèle-moi, d'un mot de ta
bouche profonde,
La grande énigme humaine et
le secret du monde !
Confirme en mon esprit Descartes
ou Spinosa !
Car tu sais le vrai nom de
celui qui perça,
Pour que nous puissions voir
sa lumière sans voiles,
Ces trous du noir plafond
qu'on nomme les étoiles !
Car je te sens flotter sous
mes rameaux penchants ;
Car ta lyre invisible a de sublimes
chants !
Car mon sombre océan, où
l'esquif s'aventure,
T'épouvante et te
plaît ; car la sainte nature,
La nature éternelle, et les
champs, et les bois,
Parlent à ta grande âme avec
leur grande voix !
XI.
Lise
J'avais douze ans ; elle
en avait bien seize.
Elle était grande, et, moi, j'étais
petit.
Pour lui parler le soir plus
à mon aise,
Moi, j'attendais que sa mère
sortît ;
Puis je venais m'asseoir près
de sa chaise
Pour lui parler le soir plus
à mon aise.
Que de printemps passés avec
leurs fleurs !
Que de feux morts, et que de
tombes closes !
Se souvient-on qu'il fut
jadis des cœurs ?
Se souvient-on qu'il fut
jadis des roses ?
Elle m'aimait. Je l'aimais.
Nous étions
Deux purs enfants, deux
parfums, deux rayons.
Dieu l'avait faite ange, fée
et princesse.
Comme elle était bien plus
grande que moi,
Je lui faisais des questions
sans cesse
Pour le plaisir de lui
dire : Pourquoi ?
Et, par moments, elle évitait,
craintive,
Mon œil rêveur qui la rendait
pensive.
Puis j'étalais mon savoir
enfantin,
Mes jeux, la balle et la
toupie agile ;
J'étais tout fier d'apprendre
le latin ;
Je lui montrais mon Phèdre et
mon Virgile ;
Je bravais tout ; rien
ne me faisait mal ;
Je lui disais : Mon père
est général.
Quoiqu'on soit femme, il faut
parfois qu'on lise
Dans le latin, qu'on épèle en
rêvant ;
Pour lui traduire un verset, à
l'église,
Je me penchais sur son livre
souvent.
Un ange ouvrait sur nous son
aile blanche
Quand nous étions à vêpres le
dimanche.
Elle disait de moi :
C'est un enfant !
Je l'appelais mademoiselle
Lise ;
Pour lui traduire un psaume, bien
souvent,
Je me penchais sur son livre
à l'église ;
Si bien qu'un jour, vous le
vîtes, mon Dieu !
Sa joue en fleur toucha ma
lèvre en feu.
Jeunes amours, si vite
épanouies,
Vous êtes l'aube et le matin
du cœur.
Charmez l'enfant, extases
inouïes !
Et, quand le soir vient avec
la douleur,
Charmez encor nos âmes
éblouies,
Jeunes amours, si vite
évanouies !
XII.
Vere novo
Comme le matin rit sur les
roses en pleurs !
Oh ! les charmants
petits amoureux qu'ont les fleurs !
Ce n'est dans les jasmins, ce
n'est dans les pervenches
Qu'un éblouissement de folles
ailes blanches
Qui vont, viennent, s'en vont,
reviennent, se fermant,
Se rouvrant, dans un vaste et
doux frémissement.
Ô printemps ! quand on
songe à toutes les missives
Qui des amants rêveurs vont
aux belles pensives,
À ces cœurs confiés au papier,
à ce tas
De lettres que le feutre
écrit au taffetas,
Aux messages d'amour, d'ivresse
et de délire
Qu'on reçoit en avril et qu'en
mai l'on déchire,
On croit voir s'envoler, au
gré du vent joyeux,
Dans les prés, dans les bois,
sur les eaux, dans les cieux,
Et rôder en tous lieux, cherchant
partout une âme,
Et courir à la fleur en
sortant de la femme,
Les petits morceaux blancs, chassés
en tourbillons,
De tous les billets doux, devenus
papillons.
XIII.
À propos d'Horace
Marchands de grec !
marchands de latin ! cuistres ! dogues !
Philistins ! magisters !
je vous hais, pédagogues !
Car, dans votre aplomb grave,
infaillible, hébété,
Vous niez l'idéal, la grâce
et la beauté !
Car vos textes, vos lois, vos
règles sont fossiles !
Car, avec l'air profond, vous
êtes imbéciles !
Car vous enseignez tout, et
vous ignorez tout !
Car vous êtes mauvais et
méchants ! – Mon sang bout
Rien qu'à songer au temps où,
rêveuse bourrique,
Grand diable de seize ans, j'étais
en rhétorique !
Que d'ennuis ! de
fureurs ! de bêtises ! – gredins ! –
Que de froids châtiments et
que de chocs soudains !
« Dimanche en retenue et
cinq cents vers d'Horace ! »
Je regardais le monstre aux
ongles noirs de crasse,
Et je balbutiais :
« Monsieur… – Pas de raisons !
« Vingt fois l'ode à
Plancus et l'épître aux Pisons ! »
Or, j'avais justement, ce
jour-là, – douce idée
Qui me faisait rêver d'Armide
et d'Haydée, –
Un rendez-vous avec la fille
du portier.
Grand Dieu ! perdre un
tel jour ! le perdre tout entier !
Je devais, en parlant d'amour,
extase pure !
En l'enivrant avec le ciel et
la nature,
La mener, si le temps n'était
pas trop mauvais,
Manger de la galette aux
buttes Saint-Gervais !
Rêve heureux ! je voyais,
dans ma colère bleue,
Tout cet Eden, congé, les
lilas, la banlieue,
Et j'entendais, parmi le thym
et le muguet,
Les vagues violons de la mère
Saguet !
Ô douleur ! furieux, je
montais à ma chambre,
Fournaise au mois de juin, et
glacière en décembre ;
Et, là, je m'écriais :
– Horace ! ô bon
garçon !
Qui vivais dans le calme et
selon la raison,
Et qui t'allais poser, dans
ta sagesse franche,
Sur tout, comme l'oiseau se
pose sur la branche,
Sans peser, sans rester, ne
demandant aux dieux
Que le temps de chanter ton
chant libre et joyeux !
Tu marchais, écoutant le soir,
sous les charmilles,
Les rires étouffés des folles
jeunes filles,
Les doux chuchotements dans
l'angle obscur du bois ;
Tu courtisais ta belle esclave
quelquefois,
Myrtale aux blonds cheveux, qui
s'irrite et se cabre
Comme la mer creusant les
golfes de Calabre,
Ou bien tu t'accoudais à
table, buvant sec
Ton vin que tu mettais
toi-même en un pot grec.
Pégase te soufflait des vers
de sa narine ;
Tu songeais ; tu faisais
des odes à Barine,
À Mécène, à Virgile, à ton
champ de Tibur,
À Chloë, qui passait le long
de ton vieux mur,
Portant sur son beau front
l'amphore délicate.
La nuit, lorsque Phœbé
devient la sombre Hécate,
Les halliers s'emplissaient
pour toi de visions ;
Tu voyais des lueurs, des
formes, des rayons,
Cerbère se frotter, la queue
entre les jambes,
À Bacchus, dieu des vins et
père des ïambes ;
Silène digérer dans sa grotte,
pensif ;
Et se glisser dans l'ombre, et
s'enivrer, lascif,
Aux blanches nudités des
nymphes peu vêtues,
Le faune aux pieds de chèvre,
aux oreilles pointues !
Horace, quand grisé d'un
petit vin sabin,
Tu surprenais Glycère ou
Lycoris au bain,
Qui t'eût dit, ô Flaccus !
quand tu peignais à Rome
Les jeunes chevaliers courant
dans l'hippodrome,
Comme Molière a peint en
France les marquis,
Que tu faisais ces vers
charmants, profonds, exquis,
Pour servir, dans le siècle
odieux où nous sommes,
D'instruments de torture à
d'horribles bonshommes,
Mal peignés, mal vêtus, qui
mâchent, lourds pédants,
Comme un singe une fleur, ton
nom entre leurs dents !
Grimauds hideux qui n'ont, tant
leur tête est vidée,
Jamais eu de maîtresse et
jamais eu d'idée !
Puis j'ajoutais, farouche :
– Ô cancres ! qui
mettez
Une soutane aux dieux de
l'éther irrités,
Un béguin à Diane, et qui de
vos tricornes
Coiffez sinistrement les
olympiens mornes,
Eunuques, tourmenteurs, crétins,
soyez maudits !
Car vous êtes les vieux, les
noirs, les engourdis,
Car vous êtes l'hiver ;
car vous êtes, ô cruches !
L'ours qui va dans les bois
cherchant un arbre à ruches,
L'ombre, le plomb, la mort, la
tombe, le néant !
Nul ne vit près de vous
dressé sur son séant ;
Et vous pétrifiez d'une
haleine sordide
Le jeune homme naïf, étincelant,
splendide ;
Et vous vous approchez de l'aurore,
endormeurs !
À Pindare serein plein
d'épiques rumeurs,
À Sophocle, à Térence, à
Plaute, à l'ambroisie,
Ô traîtres, vous mêlez
l'antique hypocrisie,
Vos ténèbres, vos mœurs, vos
jougs, vos exeats,
Et l'assoupissement des noirs
couvents béats ;
Vos coups d'ongle rayant tous
les sublimes livres,
Vos préjugés qui font vos
yeux de brouillard ivres,
L'horreur de l'avenir, la
haine du progrès ;
Et vous faites, sans peur, sans
pitié, sans regrets,
À la jeunesse, aux cœurs
vierges, à l'espérance,
Boire dans votre nuit ce
vieil opium rance !
Ô fermoirs de la bible
humaine ! sacristains
De l'art, de la science, et
des maîtres lointains,
Et de la vérité que l'homme
aux cieux épèle,
Vous changez ce grand temple
en petite chapelle !
Guichetiers de l'esprit, faquins
dont le goût sûr
Mène en laisse le beau ;
porte-clefs de l'azur,
Vous prenez Théocrite, Eschyle
aux sacrés voiles,
Tibulle plein d'amour, Virgile
plein d'étoiles ;
Vous faites de l'enfer avec
ces paradis !
Et, ma rage croissant, je
reprenais :
Ces monastères sourds !
bouges ! prisons haïes !
Oh ! comme on fit jadis
au pédant de Veïes,
Culotte bas, vieux tigre !
Écoliers ! écoliers !
Accourez par essaims, par
bandes, par milliers,
Du gamin de Paris au grœculus
de Rome,
Et coupez du bois vert, et
fouaillez-moi cet homme !
Jeunes bouches, mordez le
metteur de bâillons !
Le mannequin sur qui l'on
drape des haillons
A tout autant d'esprit que ce
cuistre en son antre,
Et tout autant de cœur ;
et l'un a dans le ventre
Du latin et du grec comme
l'autre a du foin.
Ah ! je prends
Phyllodoce et Xanthis à témoin
Que je suis amoureux de leurs
claires tuniques ;
Mais je hais l'affreux tas
des vils pédants iniques !
Confier un enfant, je vous
demande un peu,
À tous ces êtres noirs !
autant mettre, morbleu !
La mouche en pension chez une
tarentule !
Ces moines, expliquer Platon,
lire Catulle,
Tacite racontant le grand
Agricola,
Lucrèce ! eux, déchiffrer
Homère, ces gens-là !
Ces diacres ! ces
bedeaux dont le groin renifle !
Crânes d'où sort la nuit, pattes
d'où sort la gifle,
Vieux dadais à l'air rogue, au
sourcil triomphant,
Qui ne savent pas même épeler
un enfant !
Ils ignorent comment l'âme
naît et veut croître.
Cela vous a Laharpe et
Nonotte pour cloître !
Ils en sont à l'A, B, C, D, du
cœur humain ;
Ils sont l'horrible Hier qui
veut tuer Demain ;
Ils offrent à l'aiglon leurs
règles d'écrevisses.
Et puis ces noirs tessons ont
une odeur de vices.
Ô vieux pots égueulés des
soifs qu'on ne dit pas !
Le pluriel met une S à leurs meas
culpas,
Les boucs mystérieux, en les
voyant, s'indignent,
Et, quand on dit :
« Amour ! » terre et cieux ! ils se signent.
Leur vieux viscère mort
insulte au cœur naissant.
Ils le prennent de haut avec
l'adolescent,
Et ne tolèrent pas le jour
entrant dans l'âme
Sous la forme pensée ou sous
la forme femme.
Quand la muse apparaît, ces
hurleurs de holà
Disent :
« Qu'est-ce que c'est que cette folle-là ? »
Et, devant ses beautés, de
ses rayons accrues,
Ils reprennent :
« Couleurs dures, nuances crues ;
Vapeurs, illusions, rêves ;
et quel travers
Avez-vous de fourrer
l'arc-en-ciel dans vos vers ? »
Ils raillent les enfants, ils
raillent les poètes ;
Ils font aux rossignols leurs
gros yeux de chouettes ;
L'enfant est l'ignorant, ils
sont l'ignorantin ;
Ils raturent l'esprit, la
splendeur, le matin ;
Ils sarclent l'idéal ainsi
qu'un barbarisme,
Et ces culs de bouteille ont
le dédain du prisme !
Ainsi l'on m'entendait dans
ma geôle crier.
Le monologue avait le temps
de varier.
Et je m'exaspérais, faisant
la faute énorme,
Ayant raison au fond, d'avoir
tort dans la forme.
Après l'abbé Tuet, je
maudissais Bezout ;
Car, outre les pensums où
l'esprit se dissout,
J'étais alors en proie à la
mathématique.
Temps sombre ! enfant
ému du frisson poétique,
Pauvre oiseau qui heurtais du
crâne mes barreaux,
On me livrait tout vif aux
chiffres, noirs bourreaux ;
On me faisait de force
ingurgiter l'algèbre ;
On me liait au fond d'un
Boisbertrand funèbre ;
On me tordait, depuis les
ailes jusqu'au bec,
Sur l'affreux chevalet des X
et des Y ;
Hélas ! on me fourrait
sous les os maxillaires
Le théorème orné de tous ses
corollaires ;
Et je me débattais, lugubre
patient
Du diviseur prêtant
main-forte au quotient.
De là mes cris.
Un jour, quand l'homme sera
sage,
Lorsqu'on n'instruira plus
les oiseaux par la cage,
Quand les sociétés difformes
sentiront
Dans l'enfant mieux compris
se redresser leur front,
Que, des libres essors ayant
sondé les règles,
On connaîtra la loi de
croissance des aigles,
Et que le plein midi
rayonnera pour tous,
Savoir étant sublime, apprendre
sera doux.
Alors, tout en laissant au
sommet des études
Les grands livres latins et
grecs, ces solitudes
Où l'éclair gronde, où luit
la mer, où l'astre rit,
Et qu'emplissent les vents
immenses de l'esprit,
C'est en les pénétrant
d'explication tendre,
En les faisant aimer, qu'on
les fera comprendre.
Homère emportera dans son
vaste reflux
L'écolier ébloui ;
l'enfant ne sera plus
Une bête de somme attelée à
Virgile ;
Et l'on ne verra plus ce vif
esprit agile
Devenir, sous le fouet d'un
cuistre ou d'un abbé,
Le lourd cheval poussif du
pensum embourbé.
Chaque village aura, dans un
temple rustique,
Dans la lumière, au lieu du
magister antique,
Trop noir pour que jamais le
jour y pénétrât,
L'instituteur lucide et grave,
magistrat
Du progrès, médecin de
l'ignorance, et prêtre
De l'idée ; et dans
l'ombre on verra disparaître
L'éternel écolier et
l'éternel pédant.
L'aube vient en chantant, et
non pas en grondant.
Nos fils riront de nous dans
cette blanche sphère ;
Ils se demanderont ce que
nous pouvions faire
Enseigner au moineau par le
hibou hagard.
Alors, le jeune esprit et le
jeune regard
Se lèveront avec une clarté
sereine
Vers la science auguste, aimable
et souveraine ;
Alors, plus de grimoire
obscur, fade, étouffant ;
Le maître, doux apôtre
incliné sur l'enfant,
Fera, lui versant Dieu, l'azur
et l'harmonie,
Boire la petite âme à la
coupe infinie.
Alors, tout sera vrai, lois, dogmes,
droits, devoirs.
Tu laisseras passer dans tes
jambages noirs
Une pure lueur, de jour en
jour moins sombre,
Ô nature, alphabet des grandes
lettres d'ombre !
XIV.
À Granville, en 1836
Voici juin. Le moineau raille
Dans les champs les
amoureux ;
Le rossignol de muraille
Chante dans son nid pierreux.
Les herbes et les branchages,
Pleins de soupirs et d'abois,
Font de charmants rabâchages
Dans la profondeur des bois.
La grive et la tourterelle
Prolongent, dans les nids
sourds,
La ravissante querelle
Des baisers et des amours.
Sous les treilles de la
plaine,
Dans l'antre où verdit
l'osier,
Virgile enivre Silène,
Et Rabelais Grandgousier.
Ô Virgile, verse à boire !
Verse à boire, ô Rabelais !
La forêt est une
gloire ;
La caverne est un palais !
Il n'est pas de lac ni d'île
Qui ne nous prenne au gluau,
Qui n'improvise une idylle,
Ou qui ne chante un duo.
Car l'amour chasse aux
bocages,
Et l'amour pêche aux
ruisseaux,
Car les belles sont les cages
Dont nos cœurs sont les
oiseaux.
De la source, sa cuvette,
La fleur, faisant son miroir,
Dit :
« Bonjour », à la fauvette,
Et dit au hibou :
« Bonsoir. »
Le toit espère la gerbe,
Pain d'abord et chaume
après ;
La croupe du bœuf dans
l'herbe
Semble un mont dans les
forêts.
L'étang rit à la macreuse,
Le pré rit au loriot,
Pendant que l'ornière creuse
Gronde le lourd chariot.
L'or fleurit en
giroflée ;
L'ancien zéphyr fabuleux
Souffle avec sa joue enflée
Au fond des nuages bleus.
Jersey, sur l'onde docile,
Se drape d'un beau ciel pur,
Et prend des airs de Sicile
Dans un grand haillon d'azur.
Partout l'églogue est
écrite ;
Même en la froide Albion,
L'air est plein de Théocrite,
Le vent sait par cœur
Bion ;
Et redit, mélancolique,
La chanson que fredonna
Moschus, grillon bucolique
De la cheminée Etna.
L'hiver tousse, vieux phthisique,
Et s'en va ; la brume
fond ;
Les vagues font la musique
Des vers que les arbres font.
Toute la nature sombre
Verse un mystérieux
jour ;
L'âme qui rêve a plus d'ombre
Et la fleur a plus d'amour.
L'herbe éclate en
pâquerettes ;
Les parfums, qu'on croit
muets,
Content les peines secrètes
Des liserons aux bleuets.
Les petites ailes blanches
Sur les eaux et les sillons
S'abattent en
avalanches ;
Il neige des papillons.
Et sur la mer, qui reflète
L'aube au sourire d'émail,
La bruyère violette
Met au vieux mont un
camail ;
Afin qu'il puisse, à l'abîme
XV.
La coccinelle
Elle me dit :
« Quelque chose
Me tourmente. » Et
j'aperçus
Son cou de neige, et, dessus,
Un petit insecte rose.
J'aurais dû – mais, sage ou
fou,
À seize ans, on est farouche,
–
Voir le baiser sur sa bouche
Plus que l'insecte à son cou.
On eût dit un
coquillage ;
Dos rose et taché de noir.
Les fauvettes pour nous voir
Se penchaient dans le
feuillage.
Sa bouche fraîche était
là :
Je me courbai sur la belle,
Et je pris la
coccinelle ;
Mais le baiser s'envola.
« Fils, apprends comme
on me nomme »,
Dit l'insecte du ciel bleu,
« Les bêtes sont au bon
Dieu ;
Mais la bêtise est à
l'homme. »
XVI.
Vers 1820
Denise, ton mari, notre vieux
pédagogue,
Se promène ; il s'en va
troubler la fraîche églogue
Du bel adolescent Avril dans
la forêt ;
Tout tremble et tout devient
pédant, dès qu'il paraît :
L'âne bougonne un thème au
bœuf son camarade ;
Le vent fait sa tartine, et
l'arbre sa tirade ;
L'églantier verdissant, doux
garçon qui grandit,
Déclame le récit de Théramène,
et dit :
Son front large est armé de
cornes menaçantes.
Denise, cependant, tu rêves
et tu chantes,
À l'âge où l'innocence ouvre
sa vague fleur ;
Et, d'un œil ignorant, sans
joie et sans douleur,
Sans crainte et sans désir, tu
vois, à l'heure où rentre
L'étudiant en classe et le
docteur dans l'antre,
Venir à toi, montant ensemble
l'escalier,
L'ennui, maître d'école, et
l'amour, écolier.
XVII.
À M. Froment Meurice
Nous sommes frères : la
fleur
Par deux arts peut être faite.
Le poète est ciseleur ;
Le ciseleur est poète.
poètes ou ciseleurs,
Par nous l'esprit se révèle.
Nous rendons les bons
meilleurs,
Tu rends la beauté plus
belle.
Sur son bras ou sur son cou,
Tu fais de tes rêveries,
Statuaire du bijou,
Des palais de pierreries !
Ne dis pas : « Mon
art n'est rien… »
Sors de la route tracée,
Ouvrier magicien,
Et mêle à l'or la pensée !
Tous les penseurs, sans
chercher
Qui finit ou qui commence,
Sculptent le même
rocher :
Ce rocher, c'est l'art
immense.
Michel-Ange, grand vieillard,
En larges blocs qu'il nous
jette,
Le fait jaillir au
hasard ;
Benvenuto nous l'émiette.
Et, devant l'art infini,
Dont jamais la loi ne change,
La miette de Cellini
Vaut le bloc de Michel-Ange
Tout est grand ; sombre
ou vermeil,
Tout feu qui brille est une
âme.
L'étoile vaut le
soleil ;
L'étincelle vaut la flamme.
XVIII.
Les oiseaux
Je rêvais dans un grand
cimetière désert ;
De mon âme et des morts
j'écoutais le concert,
Parmi les fleurs de l'herbe
et les croix de la tombe.
Dieu veut que ce qui naît
sorte de ce qui tombe.
Et l'ombre m'emplissait.
Autour de moi, nombreux,
Gais, sans avoir souci de mon
front ténébreux,
Dans ce champ, lit fatal de
la sieste dernière,
Des moineaux francs faisaient
l'école buissonnière.
C'était l'éternité que
taquine l'instant.
Ils allaient et venaient, chantant,
volant, sautant,
Égratignant la mort de leurs
griffes pointues,
Lissant leur bec au nez
lugubre des statues,
Becquetant les tombeaux, ces
grains mystérieux.
Je pris ces tapageurs ailés
au sérieux ;
Je criai : – Paix aux
morts ! vous êtes des harpies.
– Nous sommes des
moineaux, me dirent ces impies.
– Silence !
allez-vous-en ! repris-je, peu clément.
Ils s'enfuirent ;
j'étais le plus fort. Seulement,
Un d'eux resta derrière, et, pour
toute musique,
Dressa la queue, et
dit : – Quel est ce vieux classique ?
Comme ils s'en allaient tous,
furieux, maugréant,
Criant, et regardant de
travers le géant,
Un houx noir qui songeait
près d'une tombe, un sage,
M'arrêta brusquement par la
manche au passage,
Et me dit : – Ces
oiseaux sont dans leur fonction.
Laisse-les. Nous avons besoin
de ce rayon.
Dieu les envoie. Ils font
vivre le cimetière.
Homme, ils sont la gaîté de
la nature entière ;
Ils prennent son murmure au
ruisseau, sa clarté
À l'astre, son sourire au
matin enchanté ;
Partout où rit un sage, ils
lui prennent sa joie,
Et nous l'apportent ;
l'ombre en les voyant flamboie ;
Ils emplissent leurs becs des
cris des écoliers ;
À travers l'homme et l'herbe,
et l'onde, et les halliers,
Ils vont pillant la joie en
l'univers immense.
Ils ont cette raison qui te
semble démence.
Ils ont pitié de nous qui
loin d'eux languissons ;
Et, lorsqu'ils sont bien
pleins de jeux et de chansons,
D'églogues, de baisers, de
tous les commérages
Que les nids en avril font
sous les verts ombrages,
Ils accourent, joyeux, charmants,
légers, bruyants,
Nous jeter tout cela dans nos
trous effrayants ;
Et viennent, des palais, des
bois, de la chaumière,
Vider dans notre nuit toute
cette lumière !
Quand mai nous les ramène, ô
songeur, nous disons :
« Les voilà ! »
tout s'émeut, pierres, tertres, gazons ;
Le moindre arbrisseau parle, et
l'herbe est en extase ;
Le saule pleureur chante en
achevant sa phrase ;
Ils confessent les ifs, devenus
babillards ;
Ils jasent de la vie avec les
corbillards ;
Des linceuls trop pompeux ils
décrochent l'agrafe ;
Ils se moquent du
marbre ; ils savent l'orthographe ;
Et, moi qui suis ici le vieux
chardon boudeur,
Devant qui le mensonge étale
sa laideur,
Et ne se gêne pas, me
traitant comme un hôte,
Je trouve juste, ami, qu'en
lisant à voix haute
L'épitaphe où le mort est
toujours bon et beau,
Ils fassent éclater de rire
le tombeau.
XIX.
Vieille chanson du jeune temps
Je ne songeais pas à
Rose ;
Rose au bois vint avec
moi ;
Nous parlions de quelque
chose,
Mais je ne sais plus de quoi.
J'étais froid comme les
marbres ;
Je marchais à pas
distraits ;
Je parlais des fleurs, des
arbres ;
Son œil semblait dire :
« Après ? »
La rosée offrait ses perles,
Le taillis ses
parasols ;
J'allais ; j'écoutais
les merles,
Et Rose les rossignols.
Moi, seize ans, et l'air
morose ;
Elle, vingt ; ses yeux
brillaient.
Les rossignols chantaient
Rose,
Et les merles me sifflaient.
Rose, droite sur ses hanches,
Leva son beau bras tremblant
Pour prendre une mûre aux
branches ;
Je ne vis pas son bras blanc.
Une eau courait, fraîche et
creuse
Sur les mousses de
velours ;
Et la nature amoureuse
Dormait dans les grands bois
sourds.
Rose défit sa chaussure,
Et mit, d'un air ingénu,
Son petit pied dans l'eau
pure ;
Je ne vis pas son pied nu.
Je ne savais que lui
dire ;
Je la suivais dans le bois,
La voyant parfois sourire
Et soupirer quelquefois.
Je ne vis qu'elle était belle
Qu'en sortant des grands bois
sourds.
« Soit ; n'y
pensons plus ! » dit-elle.
Depuis, j'y pense toujours.
XX.
À un poète aveugle
Merci, poète ! – au
seuil de mes lares pieux,
Comme un hôte divin, tu viens
et te dévoiles ;
Et l'auréole d'or de tes vers
radieux
Brille autour de mon nom
comme un cercle d'étoiles.
Chante ! Milton
chantait ; chante ! Homère a chanté.
Le poète des sens perce la
triste brume ;
L'aveugle voit dans l'ombre
un monde de clarté.
Quand l'œil du corps s'éteint,
l'œil de l'esprit s'allume.
XXI.
Elle était déchaussée, elle
était décoiffée,
Assise, les pieds nus, parmi
les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je
crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu
t'en venir dans les champs ?
Elle me regarda de ce regard
suprême
Qui reste à la beauté quand
nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu,
c'est le mois où l'on aime,
Veux-tu nous en aller sous
les arbres profonds ?
Elle essuya ses pieds à
l'herbe de la rive ;
Elle me regarda pour la
seconde fois,
Et la belle folâtre alors
devint pensive.
Oh ! comme les oiseaux
chantaient au fond des bois !
Comme l'eau caressait
doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les
grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée
et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et
riant au travers.
XXII.
La fête chez Thérèse
La chose fut exquise et fort
bien ordonnée.
C'était au mois d'avril, et
dans une journée
Si douce, qu'on eût dit
qu'amour l'eût faite exprès.
Thérèse la duchesse à qui je
donnerais,
Si j'étais roi, Paris, si
j'étais Dieu, le monde,
Quand elle ne serait que
Thérèse la blonde ;
Cette belle Thérèse, aux yeux
de diamant,
Nous avait conviés dans son
jardin charmant.
On était peu nombreux. Le
choix faisait la fête.
Nous étions tous ensemble et
chacun tête à tête.
Des couples pas à pas
erraient de tous côtés.
C'étaient les fiers seigneurs
et les rares beautés,
Les Amyntas rêvant auprès des
Léonores,
Les marquises riant avec les
monsignores ;
Et l'on voyait rôder dans les
grands escaliers
Un nain qui dérobait leur
bourse aux cavaliers.
À midi, le spectacle avec la
mélodie.
Pourquoi jouer Plautus la
nuit ? La comédie
Est une belle fille, et rit
mieux au grand jour.
Or, on avait bâti, comme un
temple d'amour,
Près d'un bassin dans l'ombre
habité par un cygne,
Un théâtre en treillage où
grimpait une vigne.
Un cintre à claire-voie en
anse de panier,
Cage verte où sifflait un
bouvreuil prisonnier,
Couvrait toute la scène, et, sur
leurs gorges blanches,
Les actrices sentaient errer
l'ombre des branches.
On entendait au loin de
magiques accords ;
Et, tout en haut, sortant de
la frise à mi-corps,
Pour attirer la foule aux
lazzis qu'il répète,
Le blanc Pulcinella sonnait
de la trompette.
Deux faunes soutenaient le
manteau d'Arlequin ;
Trivelin leur riait au nez
comme un faquin.
Parmi les ornements sculptés
dans le treillage,
Colombine dormait dans un
gros coquillage,
Et, quand elle montrait son
sein et ses bras nus,
On eût cru voir la conque, et
l'on eût dit Vénus.
Le seigneur Pantalon, dans
une niche, à droite,
Vendait des limons doux sur
une table étroite,
Et criait par instants :
« Seigneurs, l'homme est divin.
Dieu n'avait fait que l'eau, mais
l'homme a fait le vin ! »
Scaramouche en un coin
harcelait de sa batte
Le tragique Alcantor, suivi
du triste Arbate ;
Crispin, vêtu de noir, jouait
de l'éventail ;
Perché, jambe pendante, au
sommet du portail,
Carlino se penchait, écoutant
les aubades,
Et son pied ébauchait de
rêveuses gambades.
Le soleil tenait lieu de
lustre ; la saison
Avait brodé de fleurs un
immense gazon,
Vert tapis déroulé sous maint
groupe folâtre.
Rangés des deux côtés de
l'agreste théâtre,
Les vrais arbres du parc, les
sorbiers, les lilas,
Les ébéniers qu'avril charge
de falbalas,
De leur sève embaumée
exhalant les délices,
Semblaient se divertir à
faire les coulisses,
Et, pour nous voir, ouvrant
leurs fleurs comme des yeux,
Joignaient aux violons leur
murmure joyeux ;
Si bien qu'à ce concert
gracieux et classique,
La nature mêlait un peu de sa
musique.
Tout nous charmait, les bois,
le jour serein, l'air pur,
Les femmes tout amour, et le
ciel tout azur.
Pour la pièce, elle était
fort bonne, quoique ancienne.
C'était, nonchalamment assis
sur l'avant-scène,
Pierrot, qui haranguait, dans
un grave entretien,
Un singe timbalier à cheval
sur un chien.
Rien de plus. C'était simple
et beau. – Par intervalles,
Le singe faisait rage et
cognait ses timbales ;
Puis Pierrot répliquait. – Écoutait
qui voulait.
L'un faisait apporter des
glaces au valet ;
L'autre, galant drapé d'une
cape fantasque,
Parlait bas à sa dame en lui
nouant son masque ;
Trois marquis attablés
chantaient une chanson ;
Thérèse était assise à
l'ombre d'un buisson :
Les roses pâlissaient à côté
de sa joue,
Et, la voyant si belle, un
paon faisait la roue.
Moi, j'écoutais, pensif, un
profane couplet
Que fredonnait dans l'ombre
un abbé violet.
La nuit vint, tout se
tut ; les flambeaux s'éteignirent ;
Dans les bois assombris les
sources se plaignirent ;
Le rossignol, caché dans son
nid ténébreux,
Chanta comme un poète et
comme un amoureux.
Chacun se dispersa sous les
profonds feuillages ;
Les folles en riant
entraînèrent les sages ;
L'amante s'en alla dans
l'ombre avec l'amant ;
Et, troublés comme on l'est
en songe, vaguement,
Ils sentaient par degrés se
mêler à leur âme,
À leurs discours secrets, à
leurs regards de flamme ;
À leur cœur, à leurs sens, à
leur molle raison,
Le clair de lune bleu qui
baignait l'horizon.
XXIII.
L'enfance
L'enfant chantait ; la
mère au lit, exténuée,
Agonisait, beau front dans
l'ombre se penchant ;
La mort au-dessus d'elle
errait dans la nuée ;
Et j'écoutais ce râle, et
j'entendais ce chant.
L'enfant avait cinq ans, et, près
de la fenêtre,
Ses rires et ses jeux
faisaient un charmant bruit ;
Et la mère, à côté de ce
pauvre doux être
Qui chantait tout le jour, toussait
toute la nuit.
La mère alla dormir sous les
dalles du cloître ;
Et le petit enfant se remit à
chanter…
La douleur est un
fruit : Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible
encor pour le porter.
XXIV.
Heureux l'homme, occupé de
l'éternel destin,
Qui, tel qu'un voyageur qui
part de grand matin,
Se réveille, l'esprit rempli
de rêverie,
Et, dès l'aube du jour, se
met à lire et prie !
À mesure qu'il lit, le jour
vient lentement
Et se fait dans son âme ainsi
qu'au firmament.
Il voit distinctement, à
cette clarté blême,
Des choses dans sa chambre et
d'autres en lui-même ;
Tout dort dans la
maison ; il est seul, il le croit ;
Et, cependant, fermant leur
bouche de leur doigt,
Derrière lui, tandis que
l'extase l'enivre,
Les anges souriants se
penchent sur son livre.
XXV.
Unité
Par-dessus l'horizon aux
collines brunies,
Le soleil, cette fleur des
splendeurs infinies,
Se penchait sur la terre à
l'heure du couchant ;
Une humble marguerite, éclose
au bord d'un champ,
Sur un mur gris, croulant
parmi l'avoine folle,
Blanche, épanouissait sa
candide auréole ;
Et la petite fleur, par-dessus
le vieux mur,
Regardait fixement, dans
l'éternel azur,
Le grand astre épanchant sa
lumière immortelle.
« Et, moi, j'ai des
rayons aussi ! » lui disait-elle.
XXVI.
Quelques mots à un autre
On y revient ; il faut y
revenir moi-même.
Ce qu'on attaque en moi, c'est
mon temps, et je l'aime.
Certe, on me laisserait en
paix, passant obscur,
Si je ne contenais, atome de
l'azur,
Un peu du grand rayon dont
notre époque est faite.
Hier le citoyen, aujourd'hui
le poète ;
Le « romantique »
après le « libéral ». – Allons,
Soit ; dans mes deux
sentiers mordez mes deux talons.
Je suis le ténébreux par qui
tout dégénère.
Sur mon autre côté lancez
l'autre tonnerre.
Vous aussi, vous m'avez vu
tout jeune, et voici
Que vous me dénoncez, bonhomme,
vous aussi ;
Me déchirant le plus
allégrement du monde,
Par attendrissement pour mon
enfance blonde.
Vous me criez :
« Comment, Monsieur ! qu'est-ce que c'est ?
« La stance va nu-pieds !
le drame est sans corset !
« La muse jette au vent
sa robe d'innocence !
« Et l'art crève la
règle et dit : C'est la croissance ! »
Géronte littéraire aux
aboiements plaintifs,
Vous vous ébahissez, en vers
rétrospectifs,
Que ma voix trouble l'ordre, et
que ce romantique
Vive, et que ce petit, à qui
l'Art Poétique
Avec tant de bonté donna le
pain et l'eau,
Devienne si pesant aux genoux
de Boileau !
Vous regardez mes vers, pourvus
d'ongles et d'ailes,
Refusant de marcher derrière
les modèles,
Comme après les doyens
marchent les petits clercs ;
Vous en voyez sortir de
sinistres éclairs ;
Horreur ! et vous voilà
poussant des cris d'hyène
À travers les barreaux de la
Quotidienne.
Vous épuisez sur moi tout
votre calepin,
Et le père Bouhours et le
père Rapin ;
Et, m'écrasant avec tous les
noms qu'on vénère,
Vous lâchez le grand
mot : Révolutionnaire.
Et, sur ce, les pédants en
chœur disent : Amen !
On m'empoigne ; on me
fait passer mon examen ;
La Sorbonne bredouille et
l'école griffonne ;
De vingt plumes jaillit la
colère bouffonne :
« Que veulent ces
affreux novateurs ? ça, des vers ?
« Devant leurs livres
noirs, la nuit, dans l'ombre ouverts,
« Les lectrices ont peur
au fond de leurs alcôves.
« Le Pinde entend rugir
leurs rimes bêtes fauves,
« Et frémit. Par leur
faute, aujourd'hui tout est mort ;
« L'alexandrin saisit la
césure, et la mord ;
« Comme le sanglier dans
l'herbe et dans la sauge,
« Au beau milieu du vers
l'enjambement patauge ;
« Que va-t-on devenir ?
Richelet s'obscurcit.
« Il faut à toute chose
un magister dixit.
« Revenons à la règle, et
sortons de l'opprobre ;
« L'Hippocrène est de
l'eau ; donc, le beau, c'est le sobre.
« Les vrais sages, ayant
la raison pour lien,
« Ont toujours consulté,
sur l'art, Quintilien ;
« Sur l'algèbre, Leibnitz ;
sur la guerre, Végèce. »
Quand l'impuissance écrit, elle
signe : Sagesse.
Je ne vois pas pourquoi je ne
vous dirais point
Ce qu'à d'autres j'ai dit
sans leur montrer le poing.
Eh bien, démasquons-nous !
c'est vrai, notre âme est noire.
Sortons du domino nommé forme
oratoire.
On nous a vus, poussant vers
un autre horizon
La langue, avec la rime
entraînant la raison,
Lancer au pas de charge, en
batailles rangées,
Sur Laharpe éperdu, toutes
ces insurgées.
Nous avons au vieux style
attaché ce brûlot :
Liberté ! Nous avons, dans
le même complot,
Mis l'esprit, pauvre diable, et
le mot, pauvre hère ;
Nous avons déchiré le
capuchon, la haire,
Le froc, dont on couvrait
l'Idée aux yeux divins.
Tous ont fait rage en foule.
Orateurs, écrivains,
poètes, nous avons, du doigt
avançant l'heure,
Dit à la rhétorique : –
Allons, fille majeure ;
Lève les yeux ! – et
j'ai, chantant, luttant, bravant,
Tordu plus d'une grille au
parloir du couvent ;
J'ai, torche en main, ouvert
les deux battants du drame :
Pirates, nous avons, à la
voile, à la rame,
De la triple unité pris
l'aride archipel ;
Sur l'Hélicon tremblant j'ai
battu le rappel.
Tout est perdu ! le vers
vague sans muselière !
À Racine effaré nous
préférons Molière ;
Ô pédants ! à Ducis nous
préférons Rotrou.
Lucrèce Borgia sort
brusquement d'un trou,
Et mêle des poisons hideux à
vos guimauves ;
Le drame échevelé fait peur à
vos fronts chauves ;
C'est horrible ! oui, brigand,
jacobin, malandrin,
J'ai disloqué ce grand niais
d'alexandrin ;
Les mots de qualité, les syllabes
marquises,
Vivaient ensemble au fond de
leurs grottes exquises,
Faisant la bouche en cœur et
ne parlant qu'entre eux,
J'ai dit aux mots d'en
bas : Manchots, boiteux, goitreux,
Redressez-vous ! planez,
et mêlez-vous, sans règles,
Dans la caverne immense et
farouche des aigles !
J'ai déjà confessé ce tas de
crimes-là ;
Oui, je suis Papavoine, Erostrate,
Attila :
Après ?
Emportez-vous, et criez à la
garde,
Brave homme ! tempêtez, tonnez !
je vous regarde.
Nos progrès prétendus vous
semblent outrageants ;
Vous détestez ce siècle où, quand
il parle aux gens,
Le vers des trois saluts
d'usage se dispense ;
Temps sombre où, sans pudeur,
on écrit comme on pense,
Où l'on est philosophe et poète
crûment,
Où de ton vin sincère, adorable,
écumant,
Ô sévère idéal, tous les
songeurs sont ivres.
Vous couvrez d'abat-jour, quand
vous ouvrez nos livres,
Vos yeux, par la clarté du
mot propre brûlés ;
Vous exécrez nos vers francs
et vrais ; vous hurlez
De fureur en voyant nos
strophes toutes nues.
Mais où donc est le temps des
nymphes ingénues,
Qui couraient dans les bois, et
dont la nudité
Dansait dans la lueur des
vagues soirs d'été ?
Sur l'aube nue et blanche, entr'ouvrant
sa fenêtre,
Faut-il plisser la brume
honnête et prude, et mettre
Une feuille de vigne à
l'astre dans l'azur ?
Le flot, conque d'amour, est-il
d'un goût peu sûr ?
Ô Virgile, Pindare, Orphée !
est-ce qu'on gaze,
Comme une obscénité, les
ailes de Pégase,
Qui semble, les ouvrant au
haut du mont béni,
L'immense papillon du baiser
infini ?
Est-ce que le soleil
splendide est un cynique ?
La fleur a-t-elle tort
d'écarter sa tunique ?
Calliope, planant derrière un
pan des cieux,
Fait donc mal de montrer à
Dante soucieux
Ses seins éblouissants à
travers les étoiles ?
Vous êtes un ancien d'hier.
Libre et sans voiles,
Le grand Olympe nu vous
ferait dire : Fi !
Vous mettez une jupe au
Cupidon bouffi ;
Au clinquant, aux neuf sœurs
en atours, au Parnasse
De Titon du Tillet, votre
goût est tenace ;
Les Ménades pour vous
danseraient le cancan ;
Apollon vous ferait l'effet
d'un Mohican ;
Vous prendriez Vénus pour une
sauvagesse.
L'âge – c'est là souvent
toute notre sagesse –
A beau vous bougonner tout
bas : « Vous avez tort,
« Vous vous ferez
tousser si vous criez si fort ;
« Pour quelques
nouveautés sauvages et fortuites,
« Monsieur, ne troublez
pas la paix de vos pituites.
« Ces gens-ci vont leur
train ; qu'est-ce que ça vous fait ?
« Ils ne trouvent que
cendre au feu qui vous chauffait.
« Pourquoi déclarez-vous
la guerre à leur tapage ?
« Ce siècle est libéral
comme vous fûtes page.
« Fermez bien vos volets,
tirez bien vos rideaux,
« Soufflez votre
chandelle, et tournez-lui le dos !
« Qu'est l'âme du vrai
sage ? Une sourde-muette.
« Que vous importe, à
vous, que tel ou tel poète,
« Comme l'oiseau des
cieux, veuille avoir sa chanson ;
« Et que tel garnement
du Pinde, nourrisson
« Des Muses, au milieu
d'un bruit de corybante,
« Marmot sombre, ait
mordu leur gorge un peu tombante ? »
Vous n'en tenez nul compte, et
vous n'écoutez rien.
Voltaire, en vain, grand
homme et peu voltairien,
Vous murmure à
l'oreille : « Ami, tu nous assommes ! »
– Vous écumez ! –
partant de ceci : que nous, hommes
De ce temps d'anarchie et
d'enfer, nous donnons
L'assaut au grand Louis juché
sur vingt grands noms ;
Vous dites qu'après tout nous
perdons notre peine,
Que haute est l'escalade et
courte notre haleine ;
Que c'est dit, que jamais
nous ne réussirons ;
Que Batteux nous regarde avec
ses gros yeux ronds,
Que Tancrède est de bronze et
qu'Hamlet est de sable.
Vous déclarez Boileau
perruque indéfrisable ;
Et, coiffé de lauriers, d'un
coup d'œil de travers,
Vous indiquez le tas
d'ordures de nos vers,
Fumier où la laideur de ce
siècle se guinde
Au pauvre vieux bon goût, ce
balayeur du Pinde ;
Et même, allant plus loin, vaillant,
vous nous criez :
« Je vais vous balayer
moi-même ! »
Balayez.
XXVII.
Oui, je suis le rêveur ;
je suis le camarade
Des petites fleurs d'or du
mur qui se dégrade,
Et l'interlocuteur des arbres
et du vent.
Tout cela me connaît, voyez-vous.
J'ai souvent,
En mai, quand de parfums les
branches sont gonflées,
Des conversations avec les
giroflées ;
Je reçois des conseils du
lierre et du bleuet.
L'être mystérieux, que vous
croyez muet,
Sur moi se penche, et vient
avec ma plume écrire.
J'entends ce qu'entendit
Rabelais ; je vois rire
Et pleurer ; et
j'entends ce qu'Orphée entendit.
Ne vous étonnez pas de tout
ce que me dit
La nature aux soupirs
ineffables. Je cause
Avec toutes les voix de la
métempsycose.
Avant de commencer le grand
concert sacré,
Le moineau, le buisson, l'eau
vive dans le pré,
La forêt, basse énorme, et
l'aile et la corolle,
Tous ces doux instruments, m'adressent
la parole ;
Je suis l'habitué de
l'orchestre divin ;
Si je n'étais songeur, j'aurais
été sylvain.
J'ai fini, grâce au calme en
qui je me recueille,
À force de parler doucement à
la feuille,
À la goutte de pluie, à la
plume, au rayon,
Par descendre à ce point dans
la création,
Cet abîme où frissonne un
tremblement farouche,
Que je ne fais plus même
envoler une mouche !
Le brin d'herbe, vibrant d'un
éternel émoi,
S'apprivoise et devient
familier avec moi,
Et, sans s'apercevoir que je
suis là, les roses
Font avec les bourdons toutes
sortes de choses ;
Quelquefois, à travers les
doux rameaux bénis,
J'avance largement ma face
sur les nids,
Et le petit oiseau, mère
inquiète et sainte,
N'a pas plus peur de moi que
nous n'aurions de crainte,
Nous, si l'œil du bon Dieu
regardait dans nos trous ;
Le lis prude me voit
approcher sans courroux,
Quand il s'ouvre aux baisers
du jour ; la violette
La plus pudique fait devant
moi sa toilette ;
Je suis pour ces beautés
l'ami discret et sûr ;
Et le frais papillon, libertin
de l'azur,
Qui chiffonne gaîment une
fleur demi-nue,
Si je viens à passer dans
l'ombre, continue,
Et, si la fleur se veut
cacher dans le gazon,
Il lui dit :
« Es-tu bête ! Il est de la maison. »
XXVIII.
Il faut que le poète, épris
d'ombre et d'azur,
Esprit doux et splendide, au
rayonnement pur,
Qui marche devant tous, éclairant
ceux qui doutent,
Chanteur mystérieux qu'en
tressaillant écoutent
Les femmes, les songeurs, les
sages, les amants,
Devienne formidable à de
certains moments.
Parfois, lorsqu'on se met à
rêver sur son livre,
Où tout berce, éblouit, calme,
caresse, enivre,
Où l'âme, à chaque pas, trouve
à faire son miel,
Où les coins les plus noirs
ont des lueurs du ciel ;
Au milieu de cette humble et
haute poésie,
Dans cette paix sacrée où
croît la fleur choisie,
Où l'on entend couler les
sources et les pleurs,
Où les strophes, oiseaux
peints de mille couleurs,
Volent chantant l'amour, l'espérance
et la joie ;
Il faut que, par instants, on
frissonne, et qu'on voie
Tout à coup, sombre, grave et
terrible au passant,
Un vers fauve sortir de
l'ombre en rugissant !
Il faut que le poète, aux
semences fécondes,
Soit comme ces forêts vertes,
fraîches, profondes,
Pleines de chants, amour du
vent et du rayon,
Charmantes, où, soudain, l'on
rencontre un lion.
XXIX.
Halte en marchant
Une brume couvrait
l'horizon ; maintenant,
Voici le clair midi qui surgit
rayonnant ;
Le brouillard se dissout en
perles sur les branches,
Et brille, diamant, au
collier des pervenches.
Le vent souffle à travers les
arbres, sur les toits
Du hameau noir cachant ses
chaumes dans les bois ;
Et l'on voit tressaillir, épars
dans les ramées,
Le vague arrachement des
tremblantes fumées ;
Un ruisseau court dans
l'herbe, entre deux hauts talus,
Sous l'agitation des saules
chevelus ;
Un orme, un hêtre, anciens du
vallon, arbres frères
Qui se donnent la main des
deux rives contraires,
Semblent, sous le ciel bleu, dire :
À la bonne foi !
L'oiseau chante son chant
plein d'amour et d'effroi,
Et du frémissement des
feuilles et des ailes ;
L'étang luit sous le vol des
vertes demoiselles.
Un bouge est là, montrant, dans
la sauge et le thym,
Un vieux saint souriant parmi
des brocs d'étain,
Avec tant de rayons et de
fleurs sur la berge,
Que c'est peut-être un temple
ou peut-être une auberge.
Que notre bouche ait soif, ou
que ce soit le cœur,
Gloire au Dieu bon qui tend
la coupe au voyageur !
Nous entrons.
« Qu'avez-vous ? – Des œufs frais, de l'eau fraîche. »
On croit voir l'humble toit
effondré d'une crèche.
À la source du pré, qu'abrite
un vert rideau,
Une enfant blonde alla
remplir sa jarre d'eau,
Joyeuse et soulevant son
jupon de futaine.
Pendant qu'elle plongeait sa
cruche à la fontaine,
L'eau semblait admirer, gazouillant
doucement,
Cette belle petite aux yeux
de firmament.
Et moi, près du grand lit
drapé de vieilles serges,
Pensif, je regardais un
Christ battu de verges.
Eh ! qu'importe l'outrage
aux martyrs éclatants,
Affront de tous les lieux, crachat
de tous les temps,
Vaine clameur d'aveugle, éternelle
huée
Où la foule toujours s'est
follement ruée !
Plus tard, le vagabond
flagellé devient Dieu.
Ce front noir et saignant
semble fait de ciel bleu,
Et, dans l'ombre, éclairant
palais, temple, masure,
Le crucifix blanchit et
Jésus-Christ s'azure.
La foule un jour suivra vos
pas ; allez, saignez,
Souffrez, penseurs, des
pleurs de vos bourreaux baignés !
Le deuil sacre les saints, les
sages, les génies ;
La tremblante auréole éclôt
aux gémonies,
Et, sur ce vil marais, flotte,
lueur du ciel,
Du cloaque de sang feu follet
éternel.
Toujours au même but le même
sort ramène :
Il est, au plus profond de
notre histoire humaine,
Une sorte de gouffre, où viennent,
tour à tour,
Tomber tous ceux qui sont de
la vie et du jour,
Les bons, les purs, les
grands, les divins, les célèbres,
Flambeaux échevelés au
souffle des ténèbres ;
Là se sont engloutis les
Dantes disparus,
Socrate, Scipion, Milton, Thomas
Morus,
Eschyle, ayant aux mains des
palmes frissonnantes.
Nuit d'où l'on voit sortir
leurs mémoires planantes !
Car ils ne sont complets
qu'après qu'ils sont déchus.
De l'exil d'Aristide au
bûcher de Jean Huss,
Le genre humain pensif –
c'est ainsi que nous sommes –
Rêve ébloui devant l'abîme
des grands hommes.
Ils sont, telle est la loi
des hauts destins penchant,
Tes semblables, soleil !
leur gloire est leur couchant ;
Et, fier Niagara dont le flot
gronde et lutte,
Tes pareils : ce qu'ils
ont de plus beau, c'est leur chute.
Un de ceux qui liaient
Jésus-Christ au poteau,
Et qui, sur son dos nu, jetaient
un vil manteau,
Arracha de ce front
tranquille une poignée
De cheveux qu'inondait la
sueur résignée,
Et dit : « Je vais
montrer à Caïphe cela ! »
Et, crispant son poing noir, cet
homme s'en alla.
La nuit était venue et la rue
était sombre ;
L'homme marchait ;
soudain, il s'arrêta dans l'ombre,
Stupéfait, pâle, et comme en
proie aux visions,
Frémissant ! – Il avait
dans la main des rayons.
LIVRE DEUXIÈME
L'ÂME EN FLEUR
I.
Premier Mai
Tout conjugue le verbe aimer.
Voici les roses.
Je ne suis pas en train de
parler d'autres choses ;
Premier mai ! l'amour
gai, triste, brûlant, jaloux,
Fait soupirer les bois, les
nids, les fleurs, les loups ;
L'arbre où j'ai, l'autre
automne, écrit une devise,
La redit pour son compte, et
croit qu'il l'improvise ;
Les vieux antres pensifs, dont
rit le geai moqueur,
Clignent leurs gros sourcils
et font la bouche en cœur ;
L'atmosphère, embaumée et
tendre, semble pleine
Des déclarations qu'au
Printemps fait la plaine,
Et que l'herbe amoureuse
adresse au ciel charmant.
À chaque pas du jour dans le
bleu firmament,
La campagne éperdue, et
toujours plus éprise,
Prodigue les senteurs, et, dans
la tiède brise,
Envoie au renouveau ses
baisers odorants ;
Tous ses bouquets, azurs, carmins,
pourpres, safrans,
Dont l'haleine s'envole en
murmurant : Je t'aime !
Sur le ravin, l'étang, le pré,
le sillon même,
Font des taches partout de
toutes les couleurs ;
Et, donnant les parfums, elle
a gardé les fleurs ;
Comme si ses soupirs et ses
tendres missives
Au mois de mai, qui rit dans
les branches lascives,
Et tous les billets doux de
son amour bavard,
Avaient laissé leur trace aux
pages du buvard !
Les oiseaux dans les bois, molles
voix étouffées,
Chantent des triolets et des
rondeaux aux fées ;
Tout semble confier à l'ombre
un doux secret ;
Tout aime, et tout l'avoue à
voix basse ; on dirait
Qu'au nord, au sud brûlant, au
couchant, à l'aurore,
La haie en fleur, le lierre
et la source sonore,
Les monts, les champs, les
lacs et les chênes mouvants,
Répètent un quatrain fait par
les quatre vents.
II.
Mes vers fuiraient, doux et
frêles,
Vers votre jardin si beau,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l'oiseau.
Ils voleraient, étincelles,
Vers votre foyer qui rit,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l'esprit.
Près de vous, purs et fidèles,
Ils accourraient nuit et jour,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l'amour.
III.
Le rouet d'Omphale
Il est dans l'atrium, le beau
rouet d'ivoire.
La roue agile est blanche, et
la quenouille est noire ;
La quenouille est d'ébène
incrusté de lapis.
Il est dans l'atrium sur un
riche tapis.
Un ouvrier d'Égine a sculpté
sur la plinthe
Europe, dont un dieu n'écoute
pas la plainte.
Le taureau blanc l'emporte.
Europe, sans espoir,
Crie, et baissant les yeux, s'épouvante
de voir
L'Océan monstrueux qui baise
ses pieds roses.
Des aiguilles, du fil, des
boîtes demi-closes,
Les laines de Milet, peintes
de pourpre et d'or,
Emplissent un panier près du
rouet qui dort.
Cependant, odieux, effroyables,
énormes,
Dans le fond du palais, vingt
fantômes difformes,
Vingt monstres tout sanglants,
qu'on ne voit qu'à demi,
Errent en foule autour du
rouet endormi :
Le lion néméen, l'hydre
affreuse de Lerne,
Cacus, le noir brigand de la
noire caverne,
Le triple Géryon, et les
typhons des eaux,
Qui, le soir, à grand bruit, soufflent
dans les roseaux ;
De la massue au front tous
ont l'empreinte horrible
Et tous, sans approcher, rôdant
d'un air terrible,
Sur le rouet, où pend un fil
souple et lié,
Fixent de loin, dans l'ombre,
un œil humilié.
IV.
Chanson
Si vous n'avez rien à me dire,
Pourquoi venir auprès de moi ?
Pourquoi me faire ce sourire
Qui tournerait la tête au roi ?
Si vous n'avez rien à me dire,
Pourquoi venir auprès de moi ?
Si vous n'avez rien à
m'apprendre,
Pourquoi me pressez-vous la
main ?
Sur le rêve angélique et
tendre,
Auquel vous songez en chemin,
Si vous n'avez rien à
m'apprendre,
Pourquoi me pressez-vous la
main ?
Si vous voulez que je m'en
aille,
Pourquoi passez-vous par ici ?
Lorsque je vous vois, je
tressaille :
C'est ma joie et c'est mon
souci.
Si vous voulez que je m'en
aille,
Pourquoi passez-vous par ici ?
V.
Hier au soir
Hier, le vent du soir, dont
le souffle caresse,
Nous apportait l'odeur des
fleurs qui s'ouvrent tard ;
La nuit tombait ;
l'oiseau dormait dans l'ombre épaisse.
Le printemps embaumait, moins
que votre jeunesse ;
Les astres rayonnaient, moins
que votre regard.
Moi, je parlais tout bas.
C'est l'heure solennelle
Où l'âme aime à chanter son
hymne le plus doux.
Voyant la nuit si pure, et
vous voyant si belle,
J'ai dit aux astres
d'or : Versez le ciel sur elle !
Et j'ai dit à vos yeux :
Versez l'amour sur nous !
VI.
Lettre
Tu vois cela d'ici. Des ocres
et des craies ;
Plaines où les sillons
croisent leurs mille raies,
Chaumes à fleur de terre et
que masque un buisson ;
Quelques meules de foin
debout sur le gazon ;
De vieux toits enfumant le
paysage bistre ;
Un fleuve qui n'est pas le
Gange ou le Caystre,
Pauvre cours d'eau normand
troublé de sels marins ;
À droite, vers le nord, de
bizarres terrains
Pleins d'angles qu'on dirait
façonnés à la pelle ;
Voilà les premiers plans ;
une ancienne chapelle
Y mêle son aiguille, et range
à ses côtés
Quelques ormes tortus, aux
profils irrités,
Qui semblent, fatigués du
Zéphyr qui s'en joue,
Faire une remontrance au vent
qui les secoue.
Une grosse charrette, au coin
de ma maison,
Se rouille ; et, devant
moi, j'ai le vaste horizon,
Dont la mer bleue emplit
toutes les échancrures ;
Des poules et des coqs, étalant
leurs dorures,
Causent sous ma fenêtre, et
les greniers des toits
Me jettent, par instants, des
chansons en patois.
Dans mon allée habite un
cordier patriarche,
Vieux qui fait bruyamment
tourner sa roue, et marche
À reculons, son chanvre
autour des reins tordu.
J'aime ces flots où court le
grand vent éperdu ;
Les champs à promener tout le
jour me convient ;
Les petits villageois, leur
livre en main, m'envient,
Chez le maître d'école où je
me suis logé,
Comme un grand écolier
abusant d'un congé.
Le ciel rit, l'air est
pur ; tout le jour, chez mon hôte,
C'est un doux bruit d'enfants
épelant à voix haute ;
L'eau coule, un verdier
passe ; et moi, je dis : Merci !
Merci, Dieu tout-puissant !
– Ainsi je vis ; ainsi,
Paisible, heure par heure, à
petit bruit, j'épanche
Mes jours, tout en songeant à
vous, ma beauté blanche !
J'écoute les enfants jaser, et,
par moment,
Je vois en pleine mer, passer
superbement,
Au-dessus des pignons du
tranquille village,
Quelque navire ailé qui fait
un long voyage,
Et fuit, sur l'Océan, par
tous les vents traqué,
Qui, naguère, dormait au port,
le long du quai,
Et que n'ont retenu, loin des
vagues jalouses,
Ni les pleurs des parents, ni
l'effroi des épouses,
Ni le sombre reflet des
écueils dans les eaux,
Ni l'importunité des
sinistres oiseaux.
VII.
Nous allions au verger
cueillir des bigarreaux.
Avec ses beaux bras blancs en
marbre de Paros,
Elle montait dans l'arbre et
courbait une branche ;
Les feuilles frissonnaient au
vent ; sa gorge blanche,
Ô Virgile, ondoyait dans
l'ombre et le soleil ;
Ses petits doigts allaient
chercher le fruit vermeil,
Semblable au feu qu'on voit
dans le buisson qui flambe.
Je montais derrière
elle ; elle montrait sa jambe,
Et disait :
« Taisez-vous ! » à mes regards ardents ;
Et chantait. Par moments, entre
ses belles dents,
Pareille, aux chansons près, à
Diane farouche,
Penchée, elle m'offrait la
cerise à sa bouche ;
Et ma bouche riait, et venait
s'y poser,
Et laissait la cerise et
prenait le baiser.
VIII.
Tu peux, comme il te plaît, me
faire jeune ou vieux.
Comme le soleil fait serein
ou pluvieux
L'azur dont il est l'âme et
que sa clarté dore,
Tu peux m'emplir de brume ou
m'inonder d'aurore,
Du haut de ta splendeur, si
pure qu'en ses plis,
Tu sembles une femme enfermée
en un lis,
Et qu'à d'autres moments, l'œil
qu'éblouit ton âme
Croit voir, en te voyant, un
lis dans une femme.
Si tu m'as souri, Dieu !
tout mon être bondit !
Si, Madame, au milieu de tous,
vous m'avez dit,
À haute voix :
« Bonjour, Monsieur », et bas : « Je t'aime ! »
Si tu m'as caressé de ton
regard suprême,
Je vis ! je suis léger, je
suis fier, je suis grand ;
Ta prunelle m'éclaire en me
transfigurant ;
J'ai le reflet charmant des
yeux dont tu m'accueilles ;
Comme on sent dans un bois
des ailes sous les feuilles,
On sent de la gaîté sous
chacun de mes mots ;
Je cours, je vais, je
ris ; plus d'ennuis, plus de maux ;
Et je chante, et voilà sur
mon front la jeunesse !
Mais que ton cœur injuste, un
jour, me méconnaisse ;
Qu'il me faille porter en moi,
jusqu'à demain,
L'énigme de ta main retirée à
ma main ;
– Qu'ai-je fait ?
qu'avait-elle ? Elle avait quelque chose.
Pourquoi, dans la rumeur du
salon où l'on cause,
Personne n'entendant, me
disait-elle vous ? –
Si je ne sais quel froid dans
ton regard si doux
A passé comme passe au ciel
une nuée,
Je sens mon âme en moi toute
diminuée ;
Je m'en vais, courbé, las, sombre
comme un aïeul ;
Il semble que sur moi, secouant
son linceul,
Se soit soudain penché le
noir vieillard Décembre ;
Comme un loup dans son trou, je
rentre dans ma chambre :
Le chagrin – âge et deuil, hélas !
ont le même air, –
Assombrit chaque trait de mon
visage amer,
Et m'y creuse une ride avec
sa main pesante.
Joyeux, j'ai vingt-cinq
ans ; triste, j'en ai soixante.
IX.
En écoutant les oiseaux
Oh ! quand donc
aurez-vous fini, petits oiseaux,
De jaser au milieu des
branches et des eaux,
Que nous nous expliquions et
que je vous querelle ?
Rouge-gorge, verdier, fauvette,
tourterelle,
Oiseaux, je vous entends, je
vous connais. Sachez
Que je ne suis pas dupe, ô
doux ténors cachés,
De votre mélodie et de votre
langage.
Celle que j'aime est loin et
pense à moi : je gage,
Ô rossignol dont l'hymne, exquis
et gracieux,
Donne un frémissement à
l'astre dans les cieux,
Que ce que tu dis là, c'est
le chant de son âme.
Vous guettez les soupirs de
l'homme et de la femme,
Oiseaux ; quand nous
aimons et quand nous triomphons,
Quand notre être, tout bas, s'exhale
en chants profonds,
Vous, attentifs, parmi les
bois inaccessibles,
Vous saisissez au vol ces
strophes invisibles,
Et vous les répétez tout haut,
comme de vous ;
Et vous mêlez, pour rendre
encor l'hymne plus doux,
À la chanson des cœurs, le
battement des ailes ;
Si bien qu'on vous admire, écouteurs
infidèles,
Et que le noir sapin murmure
aux vieux tilleuls :
« Sont-ils charmants
d'avoir trouvé cela tout seuls ! »
Et que l'eau, palpitant sous
le chant qui l'effleure,
Baise avec un sanglot le beau
saule qui pleure ;
Et que le dur tronc d'arbre a
des airs attendris ;
Et que l'épervier rêve, oubliant
la perdrix ;
Et que les loups s'en vont
songer auprès des louves !
« Divin ! »
dit le hibou ; le moineau dit : « Tu trouves ? »
Amour, lorsqu'en nos cœurs tu
te réfugias,
L'oiseau vint y puiser ;
ce sont ces plagiats,
Ces chants qu'un rossignol, belles,
prend sur vos bouches
Qui font que les grands bois
courbent leurs fronts farouches
Et que les lourds rochers, stupides
et ravis,
Se penchent, les laissant
piller le chènevis,
Et ne distinguent plus, dans
leurs rêves étranges,
La langue des oiseaux de la
langue des anges.
X.
Mon bras pressait ta taille
frêle
Et souple comme le
roseau ;
Ton sein palpitait comme
l'aile
D'un jeune oiseau.
Longtemps muets, nous
contemplâmes
Le ciel où s'éteignait le
jour.
Que se passait-il dans nos
âmes ?
Amour ! amour !
Comme un ange qui se dévoile,
Tu me regardais, dans ma nuit,
Avec ton beau regard d'étoile,
Qui m'éblouit.
XI.
Les femmes sont sur la terre
Pour tout idéaliser ;
L'univers est un mystère
Que commente leur baiser.
C'est l'amour qui, pour
ceinture,
À l'onde et le firmament,
Et dont toute la nature,
N'est, au fond, que
l'ornement.
Tout ce qui brille offre à
l'âme
Son parfum ou sa
couleur ;
Si Dieu n'avait fait la femme,
Il n'aurait pas fait la
fleur.
À quoi bon vos étincelles,
Bleus saphirs, sans les yeux
doux ?
Les diamants, sans les belles,
Ne sont plus que des cailloux ;
Et, dans les charmilles
vertes,
Les roses dorment debout,
Et sont des bouches ouvertes
Pour ne rien dire du tout.
Tout objet qui charme ou rêve
Tient des femmes sa
clarté ;
La perle blanche, sans Ève,
Sans toi, ma fière beauté,
Ressemblant, tout enlaidie,
À mon amour qui te fuit,
N'est plus que la maladie
D'une bête dans la nuit.
XII.
Églogue
Nous errions ; elle et
moi, dans les monts de Sicile.
Elle est fière pour tous et
pour moi seul docile.
Les cieux et nos pensers rayonnaient
à la fois.
Oh ! comme aux lieux
déserts les cœurs sont peu farouches !
Que de fleurs aux buissons, que
de baisers aux bouches,
Quand on est dans l'ombre des
bois !
Pareils à deux oiseaux qui
vont de cime en cime,
Nous parvînmes enfin tout au
bord d'un abîme.
Elle osa s'approcher de ce
sombre entonnoir ;
Et, quoique mainte épine
offensât ses mains blanches,
Nous tâchâmes, penchés et
nous tenant aux branches,
D'en voir le fond lugubre et
noir.
En ce même moment, un titan
centenaire,
Qui venait d'y rouler sous
vingt coups de tonnerre,
Se tordait dans ce gouffre où
le jour n'ose entrer ;
Et d'horribles vautours au
bec impitoyable,
Attirés par le bruit de sa
chute effroyable,
Commençaient à le dévorer.
Alors, elle me dit :
« J'ai peur qu'on ne nous voie !
Cherchons un autre afin d'y
cacher notre joie !
Vois ce pauvre géant !
nous aurions notre tour !
Car les dieux envieux qui
l'ont fait disparaître,
Et qui furent jaloux de sa
grandeur, peut-être
Seraient jaloux de notre
amour ! »
XIII.
Viens ! – une flûte
invisible
Soupire dans les vergers. –
La chanson la plus paisible.
Est la chanson des bergers.
Le vent ride, sous l'yeuse,
Le sombre miroir des eaux. –
La chanson la plus joyeuse
Est la chanson des oiseaux.
Que nul soin ne te tourmente.
Aimons-nous ! aimons
toujours ! –
La chanson la plus charmante
Est la chanson des amours.
XIV.
Billet du matin
Si les liens des cœurs ne
sont pas des mensonges,
Oh ! dites, vous devez
avoir eu de doux songes,
Je n'ai fait que rêver de
vous toute la nuit.
Et nous nous aimions tant !
vous me disiez : « Tout fuit,
Tout s'éteint, tout s'en
va ; ta seule image reste. »
Nous devions être morts dans
ce rêve céleste ;
Il semblait que c'était déjà
le paradis.
Oh ! oui, nous étions
morts, bien sûr ; je vous le dis.
Nous avions tous les deux la
forme de nos âmes.
Tout ce que, l'un de l'autre,
ici-bas nous aimâmes
Composait notre corps de
flamme et de rayons,
Et, naturellement, nous nous
reconnaissions.
Il nous apparaissait des
visages d'aurore
Qui nous disaient :
« C'est moi ! » la lumière sonore
Chantait ; et nous
étions des frissons et des voix.
Vous me disiez : « Écoute ! »
et je répondais : « Vois ! »
Je disais :
« Viens-nous-en dans les profondeurs sombres,
Vivons ; c'est autrefois
que nous étions des ombres. »
Et, mêlant nos appels et nos
cris : « Viens ! oh ! viens !
Et moi, je me rappelle, et
toi, tu te souviens. »
Éblouis, nous
chantions : – C'est nous-mêmes qui sommes
Tout ce qui nous semblait, sur
la terre des hommes,
Bon, juste, grand, sublime, ineffable
et charmant ;
Nous sommes le regard et le
rayonnement ;
Le sourire de l'aube et
l'odeur de la rose,
C'est nous ; l'astre est
le nid où notre aile se pose ;
Nous avons l'infini pour
sphère et pour milieu,
L'éternité pour âge ; et,
notre amour, c'est Dieu.
XV.
Paroles dans l'ombre
Elle disait : C'est vrai,
j'ai tort de vouloir mieux ;
Les heures sont ainsi très
doucement passées ;
Vous êtes là ; mes yeux
ne quittent pas vos yeux,
Où je regarde aller et venir
vos pensées.
Vous voir est un
bonheur ; je ne l'ai pas complet.
Sans doute, c'est encor bien
charmant de la sorte !
Je veille, car je sais tout
ce qui vous déplaît,
À ce que nul fâcheux ne
vienne ouvrir la porte ;
Je me fais bien petite, en
mon coin, près de vous ;
Vous êtes mon lion, je suis
votre colombe ;
J'entends de vos papiers le
bruit paisible et doux ;
Je ramasse parfois votre
plume qui tombe ;
Sans doute, je vous ai ;
sans doute, je vous voi.
La pensée est un vin dont les
rêveurs sont ivres,
Je le sais ; mais, pourtant,
je veux qu'on songe à moi.
Quand vous êtes ainsi tout un
soir dans vos livres,
Sans relever la tête et sans
me dire un mot,
Une ombre reste au fond de
mon cœur qui vous aime ;
Et, pour que je vous voie
entièrement, il faut
Me regarder un peu, de temps
en temps, vous-même.
XVI.
L'hirondelle au printemps
cherche les vieilles tours,
Débris où n'est plus l'homme,
où la vie est toujours ;
La fauvette en avril cherche,
ô ma bien-aimée,
La forêt sombre et fraîche et
l'épaisse ramée,
La mousse, et, dans les nœuds
des branches, les doux toits
Qu'en se superposant font les
feuilles des bois.
Ainsi fait l'oiseau. Nous, nous
cherchons, dans la ville,
Le coin désert, l'abri
solitaire et tranquille,
Le seuil qui n'a pas d'yeux
obliques et méchants,
La rue où les volets sont
fermés ; dans les champs,
Nous cherchons le sentier du
pâtre et du poète ;
Dans les bois, la clairière
inconnue et muette
Où le silence éteint les
bruits lointains et sourds.
L'oiseau cache son nid, nous
cachons nos amours.
XVII.
Sous les arbres
Ils marchaient à côté l'un de
l'autre ; des danses
Troublaient le bois
joyeux ; ils marchaient, s'arrêtaient,
Parlaient, s'interrompaient, et,
pendant les silences,
Leurs bouches se taisant, leurs
âmes chuchotaient.
Ils songeaient ; ces
deux cœurs, que le mystère écoute,
Sur la création au sourire
innocent
Penchés, et s'y versant dans
l'ombre goutte à goutte,
Disaient à chaque fleur
quelque chose en passant.
Elle sait tous les noms des
fleurs qu'en sa corbeille
Mai nous rapporte avec la
joie et les beaux jours ;
Elle les lui nommait comme
eût fait une abeille,
Puis elle reprenait :
« Parlons de nos amours.
Je suis en haut, je suis en
bas », lui disait-elle,
« Et je veille sur vous,
d'en bas comme d'en haut. »
Il demandait comment chaque
plante s'appelle,
Se faisant expliquer le
printemps mot à mot.
Ô champs ! il savourait
ces fleurs et cette femme.
Ô bois ! ô prés !
nature où tout s'absorbe en un,
Le parfum de la fleur est
votre petite âme,
Et l'âme de la femme est
votre grand parfum !
La nuit tombait ; au
tronc d'un chêne, noir pilastre,
Il s'adossait pensif ;
elle disait : « Voyez
Ma prière toujours dans vos
cieux comme un astre,
Et mon amour toujours comme
un chien à tes pieds. »
XVIII.
Je sais bien qu'il est
d'usage
D'aller en tous lieux criant
Que l'homme est d'autant plus
sage
Qu'il rêve plus de
néant ;
D'applaudir la grandeur noire,
Les héros, le fer qui luit,
Et la guerre, cette gloire
Qu'on fait avec de la
nuit ;
D'admirer les coups d'épée,
Et la fortune, ce char
Dont une roue est Pompée,
Dont l'autre roue est
César ;
Et Pharsale et Trasimène,
Et tout ce que les Nérons
Font voler de cendre humaine
Dans le souffle des clairons !
Je sais que c'est la coutume
D'adorer ces nains géants
Qui, parce qu'ils sont écume,
Se supposent océans ;
Et de croire à la poussière,
À la fanfare qui fuit,
Aux pyramides de pierre,
Aux avalanches de bruit.
Moi, je préfère, ô fontaines !
Moi, je préfère, ô ruisseaux !
Au Dieu des grands capitaines,
Le Dieu des petits oiseaux !
Ô mon doux ange, en ces
ombres
Où, nous aimant, nous
brillons,
Au Dieu des ouragans sombres
Qui poussent les bataillons,
Au Dieu des vastes armées,
Des canons au lourd essieu,
Des flammes et des fumées,
Je préfère le bon Dieu !
Le bon Dieu, qui veut qu'on
aime,
Qui met au cœur de l'amant
Le premier vers du poëme,
Le dernier au firmament !
Qui songe à l'aile qui pousse,
Aux œufs blancs, au nid
troublé,
Si la caille a de la mousse,
Et si la grive a du
blé ;
Et qui fait, pour les Orphées,
Tenir, immense et subtil,
Tout le doux monde des fées
Dans le vert bourgeon d'avril !
Si bien, que cela s'envole
Et se disperse au printemps,
Et qu'une vague auréole
Sort de tous les nids
chantants !
Vois-tu, quoique notre gloire
Brille en ce que nous créons,
Et dans notre grande histoire
Pleine de grands
panthéons ;
Quoique nous ayons des
glaives,
Des temples, Chéops, Babel,
Des tours, des palais, des
rêves,
Et des tombeaux jusqu'au
ciel ;
Il resterait peu de choses
À l'homme, qui vit un jour,
Si Dieu nous ôtait les roses,
Si Dieu nous ôtait l'amour !
XIX.
N'envions rien
Ô femme, pensée aimante
Et cœur souffrant,
Vous trouvez la fleur
charmante
Et l'oiseau grand ;
Vous enviez la pelouse
Aux fleurs de miel ;
Vous voulez que je jalouse
L'oiseau du ciel.
Vous dites, beauté superbe
Au front terni,
Regardant tour à tour l'herbe
Et l'infini :
« Leur existence est la
bonne ;
« Là, tout est
beau ;
« Là, sur la fleur qui
rayonne,
« Plane l'oiseau !
« Près de vous, aile
bénie,
« Lis enchanté,
« Qu'est-ce, hélas !
que le génie
« Et la beauté ?
« Fleur pure, alouette
agile,
« À vous le prix !
« Toi, tu dépasses
Virgile ;
« Toi, Lycoris !
« Quel vol profond dans
l'air sombre !
« Quels doux parfums !
– »
Et des pleurs brillent sous
l'ombre
De vos cils bruns.
Oui, contemplez l'hirondelle,
Les liserons ;
Mais ne vous plaignez pas, belle,
Car nous mourrons !
Car nous irons dans la sphère
De l'éther pur ;
La femme y sera lumière,
Et l'homme azur ;
Et les roses sont moins belles
Que les houris ;
Et les oiseaux ont moins
d'ailes
Que les esprits !
XX.
Il fait froid
L'hiver blanchit le dur
chemin.
Tes jours aux méchants sont
en proie.
La bise mord ta douce
main ;
La haine souffle sur ta joie.
La neige emplit le noir
sillon.
La lumière est diminuée… –
Ferme ta porte à l'aquilon !
Ferme ta vitre à la nuée !
Et puis laisse ton cœur
ouvert !
Le cœur, c'est la sainte
fenêtre.
Le soleil de brume est
couvert ;
Mais Dieu va rayonner
peut-être !
Doute du bonheur, fruit mortel ;
Doute de l'homme plein
d'envie ;
Doute du prêtre et de
l'autel ;
Mais crois à l'amour, ô ma
vie !
Crois à l'amour, toujours
entier,
Toujours brillant sous tous
les voiles !
À l'amour, tison du foyer !
À l'amour, rayon des étoiles !
Aime et ne désespère pas.
Dans ton âme où parfois je
passe,
Où mes vers chuchotent tout
bas,
Laisse chaque chose à sa
place.
La fidélité sans ennui,
La paix des vertus élevées,
Et l'indulgence pour autrui,
Éponge des fautes lavées.
Dans ta pensée où tout est
beau,
Que rien ne tombe ou ne
recule.
Fais de ton amour ton
flambeau.
On s'éclaire de ce qui brûle.
À ces démons d'inimitié,
Oppose ta douceur sereine,
Et reverse-leur en pitié
Tout ce qu'ils t'ont vomi de
haine.
La haine, c'est l'hiver du
cœur.
Plains-les ! mais garde
ton courage.
Garde ton sourire
vainqueur ;
Bel arc-en-ciel, sors de
l'orage !
Garde ton amour éternel.
L'hiver, l'astre éteint-il sa
flamme ?
Dieu ne retire rien du
ciel ;
Ne retire rien de ton âme !
XXI.
Il lui disait :
« Vois-tu, si tous deux nous pouvions,
« L'âme pleine de foi, le
cœur plein de rayons,
« Ivres de douce extase
et de mélancolie,
« Rompre les mille nœuds
dont la ville nous lie ;
« Si nous pouvions
quitter ce Paris triste et fou,
« Nous fuirions ;
nous irions quelque part, n'importe où,
« Chercher loin des
vains bruits, loin des haines jalouses,
« Un coin où aurions des
arbres, des pelouses,
« Une maison petite avec
des fleurs, un peu
« De solitude, un peu de
silence, un ciel bleu,
« La chanson d'un oiseau
qui sur le toit se pose,
« De l'ombre ; – et
quel besoin avons-nous d'autre chose ? »
XXII.
– Aimons toujours !
aimons encore !
Quand l'amour s'en va, l'espoir
fuit.
L'amour, c'est le cri de
l'aurore,
L'amour, c'est l'hymne de la
nuit.
Ce que le flot dit aux
rivages,
Ce que le vent dit aux vieux
monts,
Ce que l'astre dit aux nuages,
C'est le mot ineffable :
Aimons !
L'amour fait songer, vivre et
croire.
Il a, pour réchauffer le cœur,
Un rayon de plus que la
gloire,
Et ce rayon, c'est le bonheur !
Aime ! qu'on les loue ou
les blâme,
Toujours les grands cœurs
aimeront :
Joins cette jeunesse de l'âme
À la jeunesse de ton front !
Aime, afin de charmer tes
heures !
Afin qu'on voie en tes beaux
yeux
Des voluptés intérieures
Le sourire mystérieux !
Aimons-nous toujours
davantage !
Unissons-nous mieux chaque
jour.
Les arbres croissent en
feuillage ;
Que notre âme croisse en
amour !
Soyons le miroir et l'image !
Soyons la fleur et le parfum !
Les amants, qui, seuls sous
l'ombrage,
Se sentent deux et ne sont qu'un !
Les poètes cherchent les
belles.
La femme, ange aux chastes
faveurs,
Aime à rafraîchir sous ses
ailes
Ces grands fronts brûlants et
rêveurs.
Venez à nous, beautés
touchantes !
Viens à moi, toi, mon bien, ma
loi !
Ange ! viens à moi quand
tu chantes,
Et, quand tu pleures, viens à
moi !
Nous seuls comprenons vos
extases ;
Car notre esprit n'est point
moqueur ;
Car les poètes sont les vases
Où les femmes versent leur
cœur.
Moi qui ne cherche dans ce
monde
Que la seule réalité,
Moi qui laisse fuir comme
l'onde
Tout ce qui n'est que vanité,
Je préfère, aux biens dont
s'enivre
L'orgueil du soldat ou du roi,
L'ombre que tu fais sur mon
livre
Quand ton front se penche sur
moi.
Toute ambition allumée
Dans notre esprit, brasier
subtil,
Tombe en cendre ou vole en
fumée,
Et l'on se dit :
« Qu'en reste-t-il ? »
Tout plaisir, fleur à peine
éclose
Dans notre avril sombre et
terni,
S'effeuille et meurt, lis, myrte
ou rose,
Et l'on se dit :
« C'est donc fini ! »
L'amour seul reste. Ô noble
femme,
Si tu veux, dans ce vil
séjour,
Garder ta foi, garder ton âme,
Garder ton Dieu, garde
l'amour !
Conserve en ton cœur, sans
rien craindre,
Dusses-tu pleurer et souffrir,
La flamme qui ne peut
s'éteindre
Et la fleur qui ne peut
mourir !
XXIII.
Après l'hiver
Tout revit, ma bien-aimée !
Le ciel gris perd sa
pâleur ;
Quand la terre est embaumée,
Le cœur de l'homme est
meilleur.
En haut, d'où l'amour
ruisselle,
En bas, où meurt la douleur,
La même immense étincelle
Allume l'astre et la fleur.
L'hiver fuit, saison
d'alarmes,
Noir avril mystérieux
Où l'âpre sève des larmes
Coule, et du cœur monte aux
yeux.
Ô douce désuétude
De souffrir et de pleurer !
Veux-tu, dans la solitude,
Nous mettre à nous adorer ?
La branche au soleil se dore
Et penche, pour l'abriter,
Ses boutons qui vont éclore
Sur l'oiseau qui va chanter.
L'aurore où nous nous aimâmes
Semble renaître à nos
yeux ;
Et mai sourit dans nos âmes
Comme il sourit dans les
cieux.
On entend rire, on voit luire
Tous les êtres tour à tour,
La nuit, les astres bruire,
Et les abeilles, le jour.
Et partout nos regards lisent,
Et, dans l'herbe et dans les
nids,
De petites voix nous
disent :
« Les aimants sont les
bénis ! »
L'air enivre ; tu
reposes
À mon cou tes bras
vainqueurs. –
Sur les rosiers que de roses !
Que de soupirs dans nos cœurs !
Comme l'aube, tu me
charmes ;
Ta bouche et tes yeux chéris
Ont, quand tu pleures, ses
larmes,
Et ses perles quand tu ris.
La nature, sœur jumelle
Ève et d'Adam et du jour,
Nous aime, nous berce et mêle
Son mystère à notre amour.
Il suffit que tu paraisses
Pour que le ciel, t'adorant,
Te contemple ; et, nos
caresses,
Toute l'ombre nous les rend !
Clartés et parfums nous-mêmes,
Nous baignons nos cœurs
heureux
Dans les effluves suprêmes
Des éléments amoureux.
Et, sans qu'un souci
t'oppresse,
Sans que ce soit mon tourment,
J'ai l'étoile pour
maîtresse ;
Le soleil est ton
amant ;
Et nous donnons notre fièvre
Aux fleurs où nous appuyons
Nos bouches, et notre lèvre
Sent le baiser des rayons.
XXIV.
Que le sort, quel qu'il soit,
vous trouve toujours grande !
Que demain soit doux comme
hier !
Qu'en vous, ô ma beauté, jamais
ne se répande
Le découragement amer,
Ni le fiel, ni l'ennui des
cœurs qui se dénouent,
Ni cette cendre, hélas !
que sur un front pâli,
Dans l'ombre, à petit bruit
secouent
Les froides ailes de l'oubli !
Laissez, laissez brûler pour
vous, ô vous que j'aime !
Mes chants dans mon âme
allumés !
Vivez pour la nature, et le
ciel, et moi-même !
Après avoir souffert, aimez !
Laissez entrer en vous, après
nos deuils funèbres,
L'aube, fille des nuits, l'amour,
fils des douleurs,
Tout ce qui luit dans les
ténèbres,
Tout ce qui sourit dans les
pleurs !
XXV.
Je respire où tu palpites,
Tu sais ; à quoi bon, hélas !
Rester là si tu me quittes,
Et vivre si tu t'en vas ?
À quoi bon vivre, étant
l'ombre
De cet ange qui s'enfuit ?
À quoi bon, sous le ciel
sombre,
N'être plus que de la nuit ?
Je suis la fleur des
murailles,
Dont avril est le seul bien.
Il suffit que tu t'en ailles
Pour qu'il ne reste plus rien.
Tu m'entoures
d'auréoles ;
Te voir est mon seul souci.
Il suffit que tu t'envoles
Pour que je m'envole aussi.
Si tu pars, mon front se
penche ;
Mon âme au ciel, son berceau,
Fuira, car dans ta main
blanche
Tu tiens ce sauvage oiseau.
Que veux-tu que je devienne,
Si je n'entends plus ton pas ?
Est-ce ta vie ou la mienne
Qui s'en va ? Je ne sais
pas.
Quand mon courage succombe,
J'en reprends dans ton cœur
pur ;
Je suis comme la colombe
Qui vient boire au lac
d'azur.
L'amour fait comprendre à
l'âme
L'univers, sombre et
béni ;
Et cette petite flamme
Seule éclaire l'infini.
Sans toi, toute la nature
N'est plus qu'un cachot fermé,
Où je vais à l'aventure,
Pâle et n'étant plus aimé.
Sans toi, tout s'effeuille et
tombe ;
L'ombre emplit mon noir
sourcil ;
Une fête est une tombe,
La patrie est un exil.
Je t'implore et te
réclame ;
Ne fuis pas loin de mes maux,
Ô fauvette de mon âme
Qui chantes dans mes rameaux !
De quoi puis-je avoir envie,
De quoi puis-je avoir effroi,
Que ferai-je de la vie,
Si tu n'es plus près de moi ?
Tu portes dans la lumière,
Tu portes dans les buissons,
Sur une aile ma prière,
Et sur l'autre mes chansons.
Que dirai-je aux champs que
voile
L'inconsolable douleur ?
Que ferai-je de l'étoile ?
Que ferai-je de la fleur ?
Que dirai-je au bois morose
Qu'illuminait ta douceur ?
Que répondrai-je à la rose
Disant : « Où donc
est ma sœur ? »
J'en mourrai ; fuis, si
tu l'oses.
À quoi bon, jours révolus !
Regarder toutes ces choses
Qu'elle ne regarde plus ?
Que ferai-je de la lyre,
De la vertu, du destin ?
Hélas ! et, sans ton
sourire,
Que ferai-je du matin ?
Que ferai-je, seul, farouche,
Sans toi, du jour et des
cieux,
De mes baisers sans ta bouche,
Et de mes pleurs sans tes
yeux !
XXVI.
Crépuscule
L'étang mystérieux, suaire aux
blanches moires,
Frissonne ; au fond du
bois, la clairière apparaît ;
Les arbres sont profonds et
les branches sont noires ;
Avez-vous vu Vénus à travers
la forêt ?
Avez-vous vu Vénus au sommet
des collines ?
Vous qui passez dans l'ombre,
êtes-vous des amants ?
Les sentiers bruns sont
pleins de blanches mousselines ;
L'herbe s'éveille et parle
aux sépulcres dormants.
Que dit-il, le brin d'herbe ?
et que répond la tombe ?
Aimez, vous qui vivez !
on a froid sous les ifs.
Lèvre, cherche la bouche !
aimez-vous ! la nuit tombe ;
Soyez heureux pendant que
nous sommes pensifs.
Dieu veut qu'on ait aimé.
Vivez ! faites envie,
Ô couples qui passez sous le
vert coudrier.
Tout ce que dans la tombe, en
sortant de la vie,
On emporta d'amour, on
l'emploie à prier.
Les mortes d'aujourd'hui
furent jadis les belles.
Le ver luisant dans l'ombre
erre avec son flambeau.
Le vent fait tressaillir, au
milieu des javelles,
Le brin d'herbe, et Dieu fait
tressaillir le tombeau.
La forme d'un toit noir
dessine une chaumière ;
On entend dans les prés le
pas lourd du faucheur ;
L'étoile aux cieux, ainsi
qu'une fleur de lumière,
Ouvre et fait rayonner sa
splendide fraîcheur.
Aimez-vous ! c'est le
mois où les fraises sont mûres.
L'ange du soir rêveur, qui
flotte dans les vents,
Mêle, en les emportant sur
ses ailes obscures,
Les prières des morts aux
baisers des vivants.
XXVII.
La nichée sous le portail
Oui, va prier à l'église,
Va ; mais regarde en
passant,
Sous la vieille voûte grise,
Ce petit nid innocent.
Aux grands temples où l'on
prie,
Le martinet, frais et pur,
Suspend la maçonnerie
Qui contient le plus d'azur.
La couvée est dans la mousse
Du portail qui
s'attendrit ;
Elle sent la chaleur douce
Des ailes de Jésus-Christ.
L'église, où l'ombre flamboie,
Vibre, émue à ce doux
bruit ;
Les oiseaux sont pleins de
joie,
La pierre est pleine de nuit.
Les saints, graves
personnages
Sous les porches palpitants,
Aiment ces doux voisinages
Du baiser et du printemps.
Les vierges et les prophètes
Se penchent dans l'âpre tour,
Sur ces ruches d'oiseaux
faites
Pour le divin miel amour.
L'oiseau se perche sur
l'ange ;
L'apôtre rit sous l'arceau.
« Bonjour, saint ! »
dit la mésange.
Le saint dit :
« Bonjour, oiseau ! »
Les cathédrales sont belles
Et hautes sous le ciel bleu ;
Mais le nid des hirondelles
Est l'édifice de Dieu.
XXVIII.
Un soir que je regardais le ciel
Elle me dit, un soir, en
souriant :
– Ami, pourquoi
contemplez-vous sans cesse
Le jour qui fuit, ou l'ombre
qui s'abaisse,
Ou l'astre d'or qui monte à
l'orient ?
Que font vos yeux là-haut ?
je les réclame.
Quittez le ciel ;
regardez dans mon âme !
Dans ce ciel vaste, ombre où
vous vous plaisez,
Où vos regards démesurés vont
lire,
Qu'apprendrez-vous qui vaille
mon sourire ?
Qu'apprendras-tu qui vaille
nos baisers ?
Oh ! de mon cœur lève
les chastes voiles.
Si tu savais comme il est
plein d'étoiles !
Que de soleils ! vois-tu,
quand nous aimons,
Tout est en nous un radieux
spectacle.
Le dévouement, rayonnant sur
l'obstacle,
Vaut bien Vénus qui brille
sur les monts.
Le vaste azur n'est rien, je
te l'atteste ;
Le ciel que j'ai dans l'âme
est plus céleste !
C'est beau de voir un astre
s'allumer.
Le monde est plein de
merveilleuses choses.
Douce est l'aurore, et douces
sont les roses.
Rien n'est si doux que le
charme d'aimer !
La clarté vraie et la
meilleure flamme,
C'est le rayon qui va de
l'âme à l'âme !
L'amour vaux mieux, au fond
des antres frais,
Que ces soleils qu'on ignore
et qu'on nomme.
Dieu mit, sachant ce qui
convient à l'homme,
Le ciel bien loin et la femme
tout près.
Il dit à ceux qui scrutent
l'azur sombre :
« Vivez ! aimez !
le reste, c'est mon ombre ! »
Aimons ! c'est tout. Et
Dieu le veut ainsi.
Laisse ton ciel que de froids
rayons dorent !
Tu trouveras, dans deux yeux
qui t'adorent,
Plus de beauté, plus de
lumière aussi !
Aimer, c'est voir, sentir, rêver,
comprendre.
L'esprit plus grand s'ajoute
au cœur plus tendre.
Viens, bien-aimé !
n'entends-tu pas toujours
Dans nos transports une
harmonie étrange ?
Autour de nous la nature se change
En une lyre et chante nos
amours !
Viens ! aimons-nous !
errons sur la pelouse.
Ne songe plus au ciel !
j'en suis jalouse ! –
Ma bien-aimée ainsi tout bas
parlait,
Avec son front posé sur sa
main blanche,
Et l'œil rêveur d'un ange qui
se penche,
Et sa voix grave, et cet air
qui me plaît ;
Belle et tranquille, et de me
voir charmée,
Ainsi tout bas parlait ma
bien-aimée.
Nos cœurs battaient ;
l'extase m'étouffait ;
Les fleurs du soir
entr'ouvraient leurs corolles…
Qu'avez-vous fait, arbres, de
nos paroles ?
De nos soupirs, rochers, qu'avez-vous
fait ?
C'est un destin bien triste
que le nôtre,
Puisqu'un tel jour s'envole
comme un autre !
Ô souvenir ! trésor dans
l'ombre accru !
Sombre horizon des anciennes
pensées !
Chère lueur des choses
éclipsées !
Rayonnement du passé disparu !
Comme du seuil et du dehors
d'un temple,
L'œil de l'esprit en rêvant
vous contemple !
Quand les beaux jours font
place aux jours amers,
De tout bonheur il faut
quitter l'idée ;
Quand l'espérance est tout à
fait vidée,
Laissons tomber la coupe au
fond des mers.
L'oubli ! l'oubli !
c'est l'onde où tout se noie ;
C'est la mer sombre où l'on
jette sa joie.
LIVRE TROISIÈME
LES LUTTES ET LES RÊVES
I.
Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia
Un soir, dans le chemin je
vis passer un homme
Vêtu d'un grand manteau comme
un consul de Rome,
Et qui me semblait noir sur
la clarté des cieux.
Ce passant s'arrêta, fixant
sur moi ses yeux
Brillants, et si profonds, qu'ils
en étaient sauvages,
Et me dit : « J'ai
d'abord été, dans les vieux âges,
« Une haute montagne
emplissant l'horizon ;
« Puis, âme encore
aveugle et brisant ma prison,
« Je montai d'un degré
dans l'échelle des êtres,
« Je fus un chêne, et
j'eus des autels et des prêtres,
« Et je jetai des bruits
étranges dans les airs ;
« Puis je fus un lion
rêvant dans les déserts,
« Parlant à la nuit
sombre avec sa voix grondante ;
« Maintenant, je suis
homme, et je m'appelle Dante. »
II.
Melancholia
Écoutez. Une femme au profil
décharné,
Maigre, blême, portant un
enfant étonné,
Est là qui se lamente au
milieu de la rue.
La foule, pour l'entendre, autour
d'elle se rue.
Elle accuse quelqu'un, une
autre femme, ou bien
Son mari. Ses enfants ont
faim. Elle n'a rien ;
Pas d'argent ; pas de
pain ; à peine un lit de paille.
L'homme est au cabaret
pendant qu'elle travaille.
Elle pleure, et s'en va.
Quand ce spectre a passé,
Ô penseurs, au milieu de ce
groupe amassé,
Qui vient de voir le fond
d'un cœur qui se déchire,
Qu'entendez-vous toujours ?
Un long éclat de rire.
Cette fille au doux front a
cru peut-être, un jour,
Avoir droit au bonheur, à la
joie, à l'amour.
Mais elle est seule, elle est
sans parents, pauvre fille !
Seule ! – n'importe !
elle a du courage, une aiguille,
Elle travaille, et peut
gagner dans son réduit,
En travaillant le jour, en
travaillant la nuit,
Un peu de pain, un gîte, une
jupe de toile.
Le soir, elle regarde en
rêvant quelque étoile,
Et chante au bord du toit
tant que dure l'été.
Mais l'hiver vient. Il fait bien
froid, en vérité,
Dans ce logis mal clos tout
en haut de la rampe ;
Les jours sont courts, il
faut allumer une lampe ;
L'huile est chère, le bois
est cher, le pain est cher.
Ô jeunesse ! printemps !
aube ! en proie à l'hiver !
La faim passe bientôt sa griffe
sous la porte,
Décroche un vieux manteau, saisit
la montre, emporte
Les meubles, prend enfin
quelque humble bague d'or ;
Tout est vendu !
L'enfant travaille et lutte encor ;
Elle est honnête ; mais
elle a, quand elle veille,
La misère, démon, qui lui
parle à l'oreille.
L'ouvrage manque, hélas !
cela se voit souvent.
Que devenir ! Un jour, ô
jour sombre ! elle vend
La pauvre croix d'honneur de
son vieux père, et pleure ;
Elle tousse, elle a froid. Il
faut donc qu'elle meure !
À dix-sept ans ! grand
Dieu ! mais que faire ?… – Voilà
Ce qui fait qu'un matin la
douce fille alla
Droit au gouffre, et qu'enfin,
à présent, ce qui monte
À son front, ce n'est plus la
pudeur, c'est la honte.
Hélas ! et maintenant, deuil
et pleurs éternels !
C'est fini. Les enfants, ces
innocents cruels,
La suivent dans la rue avec
des cris de joie.
Malheureuse ! elle
traîne une robe de soie,
Elle chante, elle rit… ah !
pauvre âme aux abois !
Et le peuple sévère, avec sa
grande voix,
Souffle qui courbe un homme
et qui brise une femme,
Lui dit quand elle
vient : « C'est toi ? Va-t'en, infâme ! »
Un homme s'est fait riche en
vendant à faux poids ;
La loi le fait juré. L'hiver,
dans les temps froids ;
Un pauvre a pris un pain pour
nourrir sa famille.
Regardez cette salle où le
peuple fourmille ;
Ce riche y vient juger ce
pauvre. Écoutez bien.
C'est juste, puisque l'un a
tout et l'autre rien.
Ce juge, – ce marchand, –
fâché de perdre une heure,
Jette un regard distrait sur
cet homme qui pleure,
L'envoie au bagne, et part
pour sa maison des champs.
Tous s'en vont en
disant : « C'est bien ! » bons et méchants ;
Et rien ne reste là qu'un
Christ pensif et pâle,
Levant les bras au ciel dans
le fond de la salle.
Un homme de génie apparaît.
Il est doux,
Il est fort, il est
grand ; il est utile à tous ;
Comme l'aube au-dessus de
l'océan qui roule,
Il dore d'un rayon tous les
fronts de la foule ;
Il luit ; le jour qu'il
jette est un jour éclatant ;
Il apporte une idée au siècle
qui l'attend ;
Il fait son œuvre ; il
veut des choses nécessaires,
Agrandir les esprits, amoindrir
les misères ;
Heureux, dans ses travaux
dont les cieux sont témoins,
Si l'on pense un peu plus, si
l'on souffre un peu moins !
Il vient. – Certe, on le va
couronner ! – On le hue !
Scribes, savants, rhéteurs, les
salons, la cohue,
Ceux qui n'ignorent rien, ceux
qui doutent de tout,
Ceux qui flattent le roi, ceux
qui flattent l'égout,
Tous hurlent à la fois et
font un bruit sinistre.
Si c'est un orateur ou si
c'est un ministre,
On le siffle. Si c'est un poète,
il entend
Ce chœur :
« Absurde ! faux ! monstrueux ! révoltant ! »
Lui, cependant, tandis qu'on
bave sur sa palme,
Debout, les bras croisés, le
front levé, l'œil calme,
Il contemple, serein, l'idéal
et le beau ;
Il rêve ; et, par
moments, il secoue un flambeau
Qui, sous ses pieds, dans
l'ombre, éblouissant la haine,
Claire tout à coup le fond de
l'âme humaine ;
Ou, ministre, il prodigue et
ses nuits et ses jours ;
Orateur, il entasse efforts, travaux,
discours ;
Il marche, il lutte !
Hélas ! l'injure ardente et triste,
À chaque pas qu'il fait, se
transforme et persiste.
Nul abri. Ce serait un ennemi
public,
Un monstre fabuleux, dragon
ou basilic,
Qu'il serait moins traqué de
toutes les manières,
Moins entouré de gens armés
de grosses pierres,
Moins haï ! – Pour eux
tous et pour ceux qui viendront,
Il va semant la gloire, il
recueille l'affront.
Le progrès est son but, le
bien est sa boussole ;
Pilote, sur l'avant du navire
il s'isole ;
Tout marin, pour dompter les
vents et les courants,
Met tour à tour le cap sur
des points différents,
Et, pour mieux arriver, dévie
en apparence ;
Il fait de même ; aussi
blâme et cris ; l'ignorance
Sait tout, dénonce
tout ; il allait vers le nord,
Il avait tort ; il va
vers le sud, il a tort ;
Si le temps devient noir, que
de rage et de joie !
Cependant, sous le faix sa
tête à la fin ploie,
L'âge vient, il couvait un
mal profond et lent,
Il meurt. L'envie alors, ce
démon vigilant,
Accourt, le reconnaît, lui
ferme la paupière,
Prend soin de le clouer de
ses mains dans la bière,
Se penche, écoute, épie en
cette sombre nuit
S'il est vraiment bien mort, s'il
ne fait pas de bruit,
S'il ne peut plus savoir de
quel nom on le nomme,
Et, s'essuyant les yeux, dit :
« C'était un grand homme ! »
Où vont tous ces enfants dont
pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs, que
la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on
voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler
quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l'aube au soir, faire
éternellement
Dans la même prison le même
mouvement.
Accroupis sous les dents
d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on
ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges
dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est
d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et
jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la
cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils
sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à
leur destin, hélas !
Ils semblent dire à
Dieu : « Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous
font les hommes ! »
Ô servitude infâme imposée à
l'enfant !
Rachitisme ! travail
dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait
Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans
les cœurs la pensée,
Et qui ferait – c'est là son
fruit le plus certain –
D'Apollon un bossu, de
Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend
l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en
créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi
que d'un outil !
Progrès dont on
demande : « Où va-t-il ? que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en
fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la
retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères,
soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on
s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et
comme le blasphème !
Ô Dieu ! qu'il soit
maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, saint,
fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et
qui rend l'homme heureux !
Le pesant chariot porte une
énorme pierre ;
Le limonier, suant du mors à
la croupière,
Tire, et le roulier fouette, et
le pavé glissant
Monte, et le cheval triste a
le poitrail en sang.
Il tire, traîne, geint, tire
encore et s'arrête ;
Le fouet noir tourbillonne
au-dessus de sa tête ;
C'est lundi ; l'homme
hier buvait aux Porcherons
Un vin plein de fureur, de
cris et de jurons ;
Oh ! quelle est donc la
loi formidable qui livre
L'être à l'être, et la bête
effarée à l'homme ivre !
L'animal éperdu ne peut plus
faire un pas ;
Il sent l'ombre sur lui
peser ; il ne sait pas,
Sous le bloc qui l'écrase et
le fouet qui l'assomme,
Ce que lui veut la pierre et
ce que lui veut l'homme.
Et le roulier n'est plus
qu'un orage de coups
Tombant sur ce forçat qui
traîne les licous,
Qui souffre et ne connaît ni
repos ni dimanche.
Si la corde se casse, il
frappe avec le manche,
Et, si le fouet se casse, il
frappe avec le pié ;
Et le cheval, tremblant, hagard,
estropié,
Baisse son cou lugubre et sa
tête égarée ;
On entend, sous les coups de
la botte ferrée,
Sonner le ventre nu du pauvre
être muet !
Il râle ; tout à l'heure
encore il remuait ;
Mais il ne bouge plus, et sa
force est finie ;
Et les coups furieux pleuvent ;
son agonie
Tente un dernier
effort ; son pied fait un écart,
Il tombe, et le voilà brisé
sous le brancard ;
Et, dans l'ombre, pendant que
son bourreau redouble,
Il regarde Quelqu'un de sa
prunelle trouble ;
Et l'on voit lentement
s'éteindre, humble et terni,
Son œil plein des stupeurs
sombres de l'infini,
Où luit vaguement l'âme
effrayante des choses.
Hélas !
Cet avocat plaide toutes les
causes ;
Il rit des généreux qui
désirent savoir
Si blanc n'a pas raison, avant
de dire noir ;
Calme, en sa conscience il
met ce qu'il rencontre,
Ou le sac d'argent Pour, ou
le sac d'argent Contre ;
Le sac pèse pour lui ce que
la cause vaut.
Embusqué, plume au poing, dans
un journal dévot,
Comme un bandit tuerait, cet
écrivain diffame.
La foule hait cet homme et proscrit
cette femme ;
Ils sont maudits. Quel est
leur crime ? Ils ont aimé.
L'opinion rampante accable
l'opprimé,
Et, chatte aux pieds des
forts, pour le faible est tigresse.
De l'inventeur mourant le
parasite engraisse.
Le monde parle, assure, affirme,
jure, ment,
Triche, et rit d'escroquer la
dupe Dévouement.
Le puissant resplendit et du
destin se joue ;
Derrière lui, tandis qu'il
marche et fait la roue,
Sa fiente épanouie engendre
son flatteur.
Les nains sont dédaigneux de
toute leur hauteur.
Ô hideux coins de rue où le
chiffonnier morne
Va, tenant à la main sa
lanterne de corne,
Vos tas d'ordures sont moins
noirs que les vivants !
Qui, des vents ou des cœurs, est
le plus sûr ? Les vents.
Cet homme ne croit rien et
fait semblant de croire ;
Il a l'œil clair, le front
gracieux, l'âme noire ;
Il se courbe ; il sera
votre maître demain.
Tu casses des cailloux, vieillard,
sur le chemin ;
Ton feutre humble et troué
s'ouvre à l'air qui le mouille ;
Sous la pluie et le temps ton
crâne nu se rouille ;
Le chaud est ton tyran, le
froid est ton bourreau ;
Ton vieux corps grelottant
tremble sous ton sarrau ;
Ta cahute, au niveau du fossé
de la route,
Offre son toit de mousse à la
chèvre qui broute ;
Tu gagnes dans ton jour juste
assez de pain noir
Pour manger le matin et pour
jeûner le soir ;
Et, fantôme suspect devant
qui l'on recule,
Regardé de travers quand
vient le crépuscule,
Pauvre au point d'alarmer les
allants et venants,
Frère sombre et pensif des
arbres frissonnants,
Tu laisses choir tes ans
ainsi qu'eux leur feuillage ;
Autrefois, homme alors dans
la force de l'âge,
Quand tu vis que l'Europe
implacable venait,
Et menaçait Paris et notre
aube qui naît,
Et, mer d'hommes, roulait
vers la France effarée,
Et le Russe et le Hun sur la
terre sacrée
Se ruer, et le nord revomir
Attila,
Tu te levas, tu pris ta
fourche ; en ces temps-là,
Tu fus, devant les rois qui
tenaient la campagne,
Un des grands paysans de la
grande Champagne.
C'est bien. Mais, vois, là-bas,
le long du vert sillon,
Une calèche arrive, et, comme
un tourbillon,
Dans la poudre du soir qu'à
ton front tu secoues,
Mêle l'éclair du fouet au
tonnerre des roues.
Un homme y dort. Vieillard, chapeau
bas ! Ce passant
Fit sa fortune à l'heure où
tu versais ton sang ;
Il jouait à la baisse, et
montait à mesure
Que notre chute était plus
profonde et plus sûre ;
Il fallait un vautour à nos
morts ; il le fut ;
Il fit, travailleur âpre et
toujours à l'affût,
Suer à nos malheurs des
châteaux et des rentes ;
Moscou remplit ses prés de
meules odorantes ;
Pour lui, Leipsick payait des
chiens et des valets,
Et la Bérésina charriait un
palais ;
Pour lui, pour que cet homme
ait des fleurs, des charmilles,
Des parcs dans Paris même
ouvrant leurs larges grilles,
Des jardins où l'on voit le
cygne errer sur l'eau,
Un million joyeux sortit de
Waterloo ;
Si bien que du désastre il a
fait sa victoire,
Et que, pour la manger, et la
tordre, et la boire,
Ce Shaylock, avec le sabre de
Blucher,
A coupé sur la France une
livre de chair.
Or, de vous deux, c'est toi
qu'on hait, lui qu'on vénère ;
Vieillard, tu n'es qu'un
gueux, et ce millionnaire,
C'est l'honnête homme. Allons,
debout, et chapeau bas !
Les carrefours sont pleins de
chocs et de combats.
Les multitudes vont et
viennent dans les rues.
Foules ! sillons creusés
par ces mornes charrues :
Nuit, douleur, deuil !
champ triste où souvent a germé
Un épi qui fait peur à ceux
qui l'ont semé !
Vie et mort ! onde où
l'hydre à l'infini s'enlace !
Peuple océan jetant l'écume
populace !
Là sont tous les chaos et
toutes les grandeurs ;
Là, fauve, avec ses maux, ses
horreurs, ses laideurs,
Ses larves, désespoirs, haines,
désirs, souffrances,
Qu'on distingue à travers de
vagues transparences,
Ses rudes appétits, redoutables
aimants,
Ses prostitutions, ses
avilissements,
Et la fatalité de ses mœurs imperdables,
La misère épaissit ses
couches formidables.
Les malheureux sont là, dans
le malheur reclus.
L'indigence, flux noir, l'ignorance,
reflux,
Montent, marée affreuse, et, parmi
les décombres,
Roulent l'obscur filet des
pénalités sombres.
Le besoin fuit le mal qui le
tente et le suit,
Et l'homme cherche l'homme à
tâtons ; il fait nuit ;
Les petits enfants nus
tendent leurs mains funèbres ;
Le crime, antre béant, s'ouvre
dans ces ténèbres ;
Le vent secoue et pousse, en
ses froids tourbillons,
Les âmes en lambeaux dans les
corps en haillons ;
Pas de cœur où ne croisse une
aveugle chimère.
Qui grince des dents ?
L'homme. Et qui pleure ? La mère.
Qui sanglote ? La vierge
aux yeux hagards et doux.
Qui dit : « J'ai
froid ? » L'aïeule. Et qui dit : « J'ai faim ? »
Tous !
Et le fond est horreur, et la
surface est joie.
Au-dessus de la faim, le
festin qui flamboie,
Et sur le pâle amas des cris
et des douleurs,
Les chansons et le rire et
les chapeaux de fleurs !
Ceux-là sont les heureux. Ils
n'ont qu'une pensée :
À quel néant jeter la journée
insensée ?
Chiens, voitures, chevaux !
cendre au reflet vermeil !
Poussière dont les grains
semblent d'or au soleil !
Leur vie est aux plaisirs
sans fin, sans but, sans trêve,
Et se passe à tâcher
d'oublier dans un rêve
L'enfer au-dessous d'eux et
le ciel au-dessus.
Quand on voile Lazare, on
efface Jésus.
Ils ne regardent pas dans les
ombres moroses.
Ils n'admettent que l'air
tout parfumé de roses,
La volupté, l'orgueil, l'ivresse,
et le laquais,
Ce spectre galonné du pauvre,
à leurs banquets.
Les fleurs couvrent les seins
et débordent des vases.
Le bal, tout frissonnant de
souffles et d'extases,
Rayonne, étourdissant ce qui
s'évanouit ;
Eden étrange fait de lumière
et de nuit.
Les lustres aux plafonds
laissent pendre leurs flammes,
Et semblent la racine ardente
et pleine d'âmes
De quelque arbre céleste
épanoui plus haut.
Noir paradis dansant sur
l'immense cachot !
Ils savourent, ravis, l'éblouissement
sombre
Des beautés, des splendeurs, des
quadrilles sans nombre,
Des couples, des amours, des
yeux bleus, des yeux noirs.
Les valses, visions, passent
dans les miroirs.
Parfois, comme aux forêts la
fuite des cavales,
Les galops effrénés
courent ; par intervalles,
Le bal reprend haleine ;
on s'interrompt, on fuit,
On erre, deux à deux, sous
les arbres sans bruit ;
Puis, folle, et rappelant les
ombres éloignées,
La musique, jetant les notes
à poignées,
Revient, et les regards
s'allument, et l'archet,
Bondissant, ressaisit la
foule qui marchait.
Ô délire ! et, d'encens
et de bruit enivrées,
L'heure emporte en riant les
rapides soirées.
Et les nuits et les jours, feuilles
mortes des cieux.
D'autres, toute la nuit, roulent
les dés joyeux,
Ou bien, âpre, et mêlant les
cartes qu'ils caressent,
Où des spectres riants ou
sanglants apparaissent,
Leur soif de l'or, penchée
autour d'un tapis vert,
Jusqu'à ce qu'au volet le
jour bâille entr'ouvert,
Poursuit le pharaon, le
lansquenet ou l'hombre ;
Et, pendant qu'on gémit et
qu'on frémit dans l'ombre,
Pendant que les greniers
grelottent sous les toits,
Que les fleuves, passants
pleins de lugubres voix,
Heurtent aux grands quais
blancs les glaçons qu'ils charrient,
Tous ces hommes contents de
vivre, boivent, rient,
Chantent ; et, par
moments, on voit, au-dessus d'eux,
Deux poteaux soutenant un
triangle hideux,
Qui sortent lentement du noir
pavé des villes… –
Ô forêts ! bois profonds !
solitudes ! asiles !
III.
Saturne
I
Il est des jours de brume et
de lumière vague,
Où l'homme, que la vie à
chaque instant confond,
Étudiant la plante, ou
l'étoile, ou la vague,
S'accoude au bord croulant du
problème sans fond ;
Où le songeur, pareil aux
antiques augures,
Cherchant Dieu, que jadis
plus d'un voyant surprit,
Médite en regardant fixement
les figures
Qu'on a dans l'ombre de
l'esprit ;
Où, comme en s'éveillant on
voit, en reflets sombres,
Des spectres du dehors errer
sur le plafond,
Il sonde le destin, et
contemple les ombres
Que nos rêves jetés parmi les
choses font !
Des heures où, pourvu qu'on
ait à sa fenêtre
Une montagne, un bois, l'océan
qui dit tout,
Le jour prêt à mourir ou
l'aube prête à naître,
En soi-même on voit tout à
coup
Sur l'amour, sur les biens
qui tous nous abandonnent,
Sur l'homme, masque vide et
fantôme rieur,
Éclore des clartés
effrayantes qui donnent
Des éblouissements à l'œil
intérieur ;
De sorte qu'une fois que ces
visions glissent
Devant notre paupière en ce
vallon d'exil,
Elles n'en sortent plus et
pour jamais emplissent
L'arcade sombre du sourcil !
II
Donc, puisque j'ai parlé de
ces heures de doute
Où l'un trouve le calme et
l'autre le remords.
Je ne cacherai pas au peuple
qui m'écoute
Que je songe souvent à ce que
font les morts ;
Et que j'en suis venu – tant
la nuit étoilée
A fatigué de fois mes regards
et mes vœux,
Et tant une pensée inquiète
est mêlée
Aux racines de mes cheveux !
–
À croire qu'à la mort, continuant
sa route,
L'âme, se souvenant de son
humanité,
Envolée à jamais sous la
céleste voûte,
À franchir l'infini passait
l'éternité !
Et que les morts voyaient
l'extase et la prière,
Nos deux rayons, pour eux
grandir bien plus encor,
Et qu'ils étaient pareils à
la mouche ouvrière,
Au vol rayonnant, aux pieds
d'or,
Qui, visitant les fleurs
pleines de chastes gouttes,
Semble une âme visible en ce
monde réel,
Et, leur disant tout bas
quelque mystère à toutes,
Leur laisse le parfum en leur
prenant le miel !
Et qu'ainsi, faits vivants
par le sépulcre même,
Nous irons tous un jour, dans
l'espace vermeil,
Lire l'œuvre infinie et
l'éternel poëme,
Vers à vers, soleil à soleil !
Admirer tout système en ses
formes fécondes,
Toute création dans sa
variété,
Et comparant à Dieu chaque
face des mondes,
Avec l'âme de tout confronter
leur beauté !
Et que chacun ferait ce
voyage des âmes,
Pourvu qu'il ait souffert, pourvu
qu'il ait pleuré.
Tous ! hormis les méchants,
dont les esprits infâmes
Sont comme un livre déchiré.
Ceux-là, Saturne, un globe
horrible et solitaire,
Les prendra pour le temps où
Dieu voudra punir,
Châtiés à la fois par le ciel
et la terre,
Par l'aspiration et par le
souvenir !
III
Saturne ! sphère énorme !
astre aux aspects funèbres !
Bagne du ciel ! prison
dont le soupirail luit !
Monde en proie à la brume, aux
souffles, aux ténèbres !
Enfer fait d'hiver et de nuit !
Son atmosphère flotte en
zones tortueuses.
Deux anneaux flamboyants, tournant
avec fureur,
Font, dans son ciel d'airain,
deux arches monstrueuses
D'où tombe une éternelle et
profonde terreur.
Ainsi qu'une araignée au
centre de sa toile,
Il tient sept lunes d'or
qu'il lie à ses essieux ;
Pour lui, notre soleil, qui
n'est plus qu'une étoile,
Se perd, sinistre, au fond
des cieux !
Les autres univers, l'entrevoyant
dans l'ombre,
Se sont épouvantés de ce
globe hideux.
Tremblants, ils l'ont peuplé
de chimères sans nombre,
En le voyant errer formidable
autour d'eux !
IV
Oh ! ce serait vraiment un mystère sublime
Que ce ciel si profond, si lumineux, si beau,
Qui flamboie à nos yeux
ouvert comme un abîme,
Fût l'intérieur du tombeau !
Que tout se révélât à nos
paupières closes !
Que, morts, ces grands
destins nous fussent réservés !…
Qu'en est-il de ce rêve et de
bien d'autres choses ?
Il est certain, Seigneur, que
seul vous le savez.
V
Il est certain aussi que, jadis, sur la terre,
Le patriarche, ému d'un redoutable effroi,
Et les saints qui peuplaient la Thébaïde austère
Ont fait des songes comme moi ;
Que, dans sa solitude auguste, le prophète
Voyait, pour son regard plein d'étranges rayons,
Par la même fêlure aux réalités faite,
S'ouvrir le monde obscur des pâles visions ;
Et qu'à l'heure où le jour
devant la nuit recule,
Ces sages que jamais l'homme,
hélas ! ne comprit,
Mêlaient, silencieux, au
morne crépuscule
Le trouble de leur sombre
esprit ;
Tandis que l'eau sortait des
sources cristallines,
Et que les grands lions, de
moments en moments,
Vaguement apparus au sommet
des collines,
Poussaient dans le désert de
longs rugissements !
IV.
Écrit au bas d'un crucifix
Vous qui pleurez, venez à ce
Dieu, car il pleure.
Vous qui souffrez, venez à
lui, car il guérit.
Vous qui tremblez, venez à
lui, car il sourit.
Vous qui passez, venez à lui,
car il demeure.
V.
Quia pulvis es
Ceux-ci partent, ceux-là
demeurent.
Sous le sombre aquilon, dont
les mille voix pleurent,
Poussière et genre humain, tout
s'envole à la fois.
Hélas ! le même vent
souffle, en l'ombre où nous sommes,
Sur toutes les têtes des
hommes,
Sur toutes les feuilles des
bois.
Ceux qui restent à ceux qui
passent
Disent : – Infortunés !
déjà vos fronts s'effacent.
Quoi ! vous n'entendrez
plus la parole et le bruit !
Quoi ! vous ne verrez
plus ni le ciel ni les arbres !
Vous allez dormir sous les
marbres !
Vous allez tomber dans la
nuit ! –
Ceux qui passent à ceux qui
restent
Disent : – Vous n'avez
rien à vous ! vos pleurs l'attestent !
Pour vous, gloire et bonheur
sont des mots décevants.
Dieu donne aux morts les
biens réels, les vrais royaumes.
Vivants ! vous êtes des
fantômes ;
C'est nous qui sommes les
vivants ! –
VI.
La source
Un lion habitait près d'une
source ; un aigle
Y venait boire aussi.
Or, deux héros un jour, deux
rois – souvent Dieu règle
La destinée ainsi –
Vinrent à cette source, où
des palmiers attirent
Le passant hasardeux,
Et, s'étant reconnus, ces
hommes se battirent
Et tombèrent tous deux.
L'aigle, comme ils mouraient,
vint planer sur leurs têtes,
Et leur dit, rayonnant :
– Vous trouviez
l'univers trop petit, et vous n'êtes
Qu'une ombre maintenant !
Ô princes ! et vos os, hier
pleins de jeunesse,
Ne seront plus demain
Que des cailloux mêlés, sans
qu'on les reconnaisse,
Aux pierres du chemin !
Insensés ! à quoi bon
cette guerre âpre et rude,
Ce duel, ce talion ?… –
Je vis en paix, moi, l'aigle,
en cette solitude
Avec lui, le lion.
Nous venons tous deux boire à
la même fontaine,
Rois dans les mêmes
lieux ;
Je lui laisse le bois, la
montagne et la plaine,
Et je garde les cieux.
VII.
La statue
Quand l'Empire romain tomba
désespéré,
– Car, ô Rome, l'abîme
où Carthage a sombré
Attendait que tu la suivisses !
–
Quand, n'ayant rien en lui de
grand qu'il n'eût brisé,
Ce monde agonisa, triste, ayant
épuisé
Tous les Césars et tous les
vices ;
Quand il expira, vide et
riche comme Tyr ;
Tas d'esclaves ayant pour
gloire de sentir
Le pied du maître sur leurs
nuques ;
Ivre de vin, de sang et
d'or ; continuant
Caton par Tigellin, l'astre
par le néant,
Et les géants par les
eunuques ;
Ce fut un noir spectacle et
dont on s'enfuyait.
Le pâle cénobite y songeait, inquiet,
Dans les antres
visionnaires ;
Et, pendant trois cents ans, dans
l'ombre on entendit
Sur ce monde damné, sur ce
festin maudit,
Un écroulement de tonnerres.
Et Luxure, Paresse, Envie, Orgie,
Orgueil,
Avarice et Colère, au-dessus
de ce deuil,
Planèrent avec des
huées ;
Et, comme des éclairs sous le
plafond des soirs,
Les glaives monstrueux des
sept archanges noirs
Flamboyèrent dans les nuées.
Juvénal, qui peignit ce
gouffre universel,
Est statue aujourd'hui ;
la statue est de sel,
Seule sous le nocturne
dôme ;
Pas un arbre à ses
pieds ; pas d'herbe et de rameaux ;
Et dans son œil sinistre on
lit ces sombres mots :
Pour avoir regardé Sodome.
VIII.
Je lisais. Que lisais-je ?
Oh ! le vieux livre austère,
Le poëme éternel ! – La
Bible ? – Non, la terre.
Platon, tous les matins, quand
revit le ciel bleu,
Lisait les vers d'Homère, et
moi les fleurs de Dieu.
J'épelle les buissons, les
brins d'herbe, les sources ;
Et je n'ai pas besoin
d'emporter dans mes courses
Mon livre sous mon bras, car
je l'ai sous mes pieds.
Je m'en vais devant moi dans
les lieux non frayés,
Et j'étudie à fond le texte, et
je me penche,
Cherchant à déchiffrer la
corolle et la branche.
Donc, courbé, – c'est ainsi
qu'en marchant je traduis
La lumière en idée, en
syllabes les bruits, –
J'étais en train de lire un
champ, page fleurie.
Je fus interrompu dans cette
rêverie ;
Un doux martinet noir avec un
ventre blanc
Me parlait ; il
disait : – Ô pauvre homme, tremblant
Entre le doute morne et la
foi qui délivre,
Je t'approuve. Il est bon de
lire dans ce livre.
Lis toujours, lis sans cesse,
ô penseur agité,
Et que les champs profonds
t'emplissent de clarté !
Il est sain de toujours
feuilleter la nature,
Car c'est la grande lettre et
la grande écriture ;
Car la terre, cantique où
nous nous abîmons,
A pour versets les bois et
pour strophes les monts !
Lis. Il n'est rien dans tout
ce que peut sonder l'homme
Qui, bien questionné par l'âme,
ne se nomme.
Médite. Tout est plein de
jour, même la nuit ;
Et tout ce qui travaille, éclaire,
aime ou détruit,
A des rayons : la roue
au dur moyeu, l'étoile,
La fleur, et l'araignée au
centre de sa toile.
Rends-toi compte de Dieu.
Comprendre, c'est aimer.
Les plaines où le ciel aide
l'herbe à germer,
L'eau, les prés, sont autant
de phrases où le sage
Voit serpenter des sens qu'il
saisit au passage.
Marche au vrai. Le réel, c'est
le juste, vois-tu ;
Et voir la vérité, c'est
trouver la vertu.
Bien lire l'univers, c'est
bien lire la vie.
Le monde est l'œuvre où rien
ne ment et ne dévie,
Et dont les mots sacrés
répandent de l'encens.
L'homme injuste est celui qui
fait des contre-sens.
Oui, la création tout entière,
les choses,
Les êtres, les rapports, les
éléments, les causes,
Rameaux dont le ciel clair
perce le réseau noir,
L'arabesque des bois sur les
cuivres du soir,
La bête, le rocher, l'épi
d'or, l'aile peinte,
Tout cet ensemble obscur, végétation
sainte,
Compose en se croisant ce
chiffre énorme : DIEU.
L'éternel est écrit dans ce
qui dure peu ;
Toute l'immensité, sombre, bleue,
étoilée,
Traverse l'humble fleur, du
penseur contemplée ;
On voit les champs, mais
c'est de Dieu qu'on s'éblouit.
Le lys que tu comprends en
toi s'épanouit ;
Les roses que tu lis
s'ajoutent à ton âme.
Les fleurs chastes, d'où sort
une invisible flamme,
Sont les conseils que Dieu
sème sur le chemin ;
C'est l'âme qui les doit
cueillir, et non la main.
Ainsi tu fais ; aussi
l'aube est sur ton front sombre ;
Aussi tu deviens bon, juste
et sage ; et dans l'ombre
Tu reprends la candeur
sublime du berceau. –
Je répondis : – Hélas !
tu te trompes, oiseau.
Ma chair, faite de cendre, à
chaque instant succombe ;
Mon âme ne sera blanche que
dans la tombe ;
Car l'homme, quoi qu'il fasse,
est aveugle ou méchant.
Et je continuai la lecture du
champ.
IX.
Jeune fille, la grâce emplit
tes dix-sept ans.
Ton regard dit : Matin, et
ton front dit : Printemps.
Il semble que ta main porte
un lys invisible.
Don Juan te voit passer et
murmure : « Impossible ! »
Sois belle. Sois bénie, enfant,
dans ta beauté.
La nature s'égaye à toute ta
clarté ;
Tu fais une lueur sous les
arbres ; la guêpe
Touche ta joue en fleur de
son aile de crêpe ;
La mouche à tes yeux vole
ainsi qu'à des flambeaux.
Ton souffle est un encens qui
monte au ciel. Lesbos
Et les marins d'Hydra, s'ils
te voyaient sans voiles,
Te prendraient pour l'Aurore
aux cheveux pleins d'étoiles.
Les êtres de l'azur froncent
leur pur sourcil,
Quand l'homme, spectre obscur
du mal et de l'exil,
Ose approcher ton âme, aux
rayons fiancée.
Sois belle. Tu te sens par
l'ombre caressée,
Un ange vient baiser ton pied
quand il est nu,
Et c'est ce qui te fait ton
sourire ingénu.
X.
Amour
Amour !
« Loi », dit Jésus. « Mystère », dit Platon.
Sait-on quel fil nous lie au
firmament ? Sait-on
Ce que les mains de Dieu dans
l'immensité sèment ?
Est-on maître d'aimer ? Pourquoi
deux êtres s'aiment,
Demande à l'eau qui court, demande
à l'air qui fuit,
Au moucheron qui vole à la
flamme la nuit,
Au rayon d'or qui vient
baiser la grappe mûre !
Demande à ce qui chante, appelle,
attend, murmure !
Demande aux nids profonds
qu'avril met en émoi !
Le cœur éperdu crie :
Est-ce que je sais, moi ?
Cette femme a passé : je
suis fou. C'est l'histoire.
Ses cheveux étaient blonds, sa
prunelle était noire ;
En plein midi, joyeuse, une
fleur au corset,
Illumination du jour, elle
passait ;
Elle allait, la charmante, et
riait, la superbe ;
Ses petits pieds semblaient
chuchoter avec l'herbe ;
Un oiseau bleu volait dans
l'air, et me parla ;
Et comment voulez-vous que
j'échappe à cela ?
Est-ce que je sais, moi ?
C'était au temps des roses ;
Les arbres se disaient tout
bas de douces choses ;
Les ruisseaux l'ont voulu, les
fleurs l'ont comploté.
J'aime ! – Ô Bodin, Vouglans,
Delancre ! prévôté,
Bailliage, châtelet, grand'chambre,
saint-office,
Demandez le secret de ce doux
maléfice
Aux vents, au frais printemps
chassant l'hiver hagard,
Au philtre qu'un regard boit
dans l'autre regard,
Au sourire qui rêve, à la
voix qui caresse,
À ce magicien, à cette
charmeresse !
Demandez aux sentiers
traîtres qui, dans les bois,
Vous font recommencer les
mêmes pas cent fois,
À la branche de mai, cette
Armide qui guette,
Et fait tourner sur nous en
cercle sa baguette !
Demandez à la vie, à la
nature, aux cieux,
Au vague enchantement des
champs mystérieux !
Exorcisez le pré tentateur, l'antre,
l'orme !
Faites, Cujas au poing, un
bon procès en forme
Aux sources dont le cœur
écoute les sanglots,
Au soupir éternel des forêts
et des flots.
Dressez procès-verbal contre
les pâquerettes
Qui laissent les bourdons
froisser leurs collerettes ;
Instrumentez ; tonnez.
Prouvez que deux amants
Livraient leur âme aux fleurs,
aux bois, aux lacs dormants,
Et qu'ils ont fait un pacte
avec la lune sombre,
Avec l'illusion, l'espérance
aux yeux d'ombre,
Et l'extase chantant des
hymnes inconnus,
Et qu'ils allaient tous deux,
dès que brillait Vénus,
Sur l'herbe que la brise
agite par bouffées,
Danser au bleu sabbat de ces
nocturnes fées,
Éperdus, possédés d'un adorable
ennui,
Elle n'étant plus elle et lui
n'étant plus lui !
Quoi ! nous sommes
encore aux temps où la Tournelle,
Déclarant la magie impie et
criminelle,
Lui dressait un bûcher par
arrêt de la cour,
Et le dernier sorcier qu'on
brûle, c'est l'Amour !
XI.
?
Une terre au flanc maigre, âpre,
avare, inclément,
Où les vivants pensifs
travaillent tristement,
Et qui donne à regret à cette
race humaine
Un peu de pain pour tant de
labeur et de peine ;
Des hommes durs, éclos sur
ces sillons ingrats ;
Des cités d'où s'en vont, en
se tordant les bras,
La charité, la paix, la foi, sœurs
vénérables ;
L'orgueil chez les puissants
et chez les misérables ;
La haine au cœur de
tous ; la mort, spectre sans yeux,
Frappant sur les meilleurs
des coups mystérieux ;
Sur tous les hauts sommets
des brumes répandues ;
Deux vierges, la justice et
la pudeur, vendues ;
Toutes les passions
engendrant tous les maux ;
Des forêts abritant des loups
sous leurs rameaux ;
Là le désert torride, ici les
froids polaires ;
Des océans émus de subites
colères,
Pleins de mâts frissonnants
qui sombrent dans la nuit ;
Des continents couverts de
fumée et de bruit,
Où, deux torches aux mains, rugit
la guerre infâme,
Où toujours quelque part fume
une ville en flamme,
Où se heurtent sanglants les
peuples furieux ; –
Et que tout cela fasse un
astre dans les cieux !
XII.
Explication
La terre est au soleil ce que
l'homme est à l'ange.
L'un est fait de
splendeur ; l'autre est pétri de fange.
Toute étoile est
soleil ; tout astre est paradis.
Autour des globes purs sont
les mondes maudits ;
Et dans l'ombre, où l'esprit
voit mieux que la lunette,
Le soleil paradis traîne
l'enfer planète.
L'ange habitant de l'astre
est faillible ; et, séduit,
Il peut devenir l'homme
habitant de la nuit.
Voilà ce que le vent m'a dit
sur la montagne.
Tout globe obscur
gémit ; toute terre est un bagne
Où la vie en pleurant, jusqu'au
jour du réveil,
Vient écrouer l'esprit qui
tombe du soleil.
Plus le globe est lointain, plus
le bagne est terrible.
La mort est là, vannant les
âmes dans un crible,
Qui juge, et, de la vie
invisible témoin,
Rapporte l'ange à l'astre ou
le jette plus loin.
Ô globes sans rayons et
presque sans aurores !
Énorme Jupiter fouetté de
météores,
Mars qui semble de loin la
bouche d'un volcan,
Ô nocturne Uranus, ô Saturne
au carcan !
Châtiments inconnus !
rédemptions ! mystères !
Deuils ! ô lunes encor
plus mortes que les terres !
Ils souffrent ; ils sont
noirs ; et qui sait ce qu'ils font ?
L'ombre entend par moments
leur cri rauque et profond,
Comme on entend, le soir, la
plainte des cigales.
Mondes spectres, tirant des
chaînes inégales,
Ils vont, blêmes, pareils au
rêve qui s'enfuit.
Rougis confusément d'un
reflet dans la nuit,
Implorant un messie, espérant
des apôtres,
Seuls, séparés, les uns en
arrière des autres,
Tristes, échevelés par des
souffles hagards,
Jetant à la clarté de
farouches regards,
Ceux-ci, vagues, roulant dans
les profondeurs mornes,
Ceux-là, presque engloutis
dans l'infini sans bornes,
Ténébreux, frissonnants, froids,
glacés, pluvieux,
Autour du paradis ils
tournent envieux ;
Et, du soleil, parmi les
brumes et les ombres,
On voit passer au loin toutes
ces faces sombres.
XIII.
La chouette
Une chouette était sur la
porte clouée ;
Larve de l'ombre au toit des
hommes échouée.
La nature, qui mêle une âme
aux rameaux verts,
Qui remplit tout, et vit, à
des degrés divers,
Dans la bête sauvage et la
bête de somme,
Toujours en dialogue avec
l'esprit de l'homme,
Lui donne à déchiffrer les
animaux, qui sont
Ses signes, alphabet
formidable et profond ;
Et, sombre, ayant pour mots
l'oiseau, le ver, l'insecte,
Parle deux langues :
l'une, admirable et correcte,
L'autre, obscur bégaiement.
L'éléphant aux pieds lourds,
Le lion, ce grand front de
l'antre, l'aigle, l'ours,
Le taureau, le cheval, le
tigre au bond superbe,
Sont le langage altier et
splendide, le verbe ;
Et la chauve-souris, le
crapaud, le putois,
Le crabe, le hibou, le porc, sont
le patois.
Or, j'étais là, pensif, bienveillant,
presque tendre,
Épelant ce squelette, et
tâchant de comprendre
Ce qu'entre les trois clous
où son spectre pendait,
Aux vivants, aux souffrants, au
bœuf triste, au baudet,
Disait, hélas ! la
pauvre et sinistre chouette,
Du côté noir de l'être informe silhouette.
*
Elle disait :
– Sur son front sombre
Comme la brume se répand !
Il remplit tout le fond de l'ombre.
Comme sa tête morte pend !
De ses yeux coulent ses pensées.
Ses pieds troués, ses mains percées
Bleuissent à l'air glacial.
Oh ! comme il saigne dans le gouffre !
Lui qui faisait le bien, il souffre
Comme moi qui faisais le mal.
Une lumière à son front
tremble.
Et la nuit dit au vent :
Soufflons
Sur cette flamme ! et, tous
ensemble,
Les ténèbres, les aquilons,
La pluie et l'horreur, froides
bouches,
Soufflent, hagards, hideux, farouches,
Et dans la tempête et le
bruit
La clarté reparaît grandie… –
Tu peux éteindre un incendie,
Mais pas une auréole, ô nuit !
Cette âme arriva sur la terre,
Qu'assombrit le soir
incertain ;
Elle entra dans l'obscur
mystère
Que l'homme appelle son
destin ;
Au mensonge, aux forfaits
sans nombre,
À tout l'horrible essaim de
l'ombre,
Elle livrait de saints
combats ;
Elle volait, et ses prunelles
Semblaient deux lueurs
éternelles
Qui passaient dans la nuit
d'en bas.
Elle allait parmi les
ténèbres,
Poursuivant, chassant, dévorant
Les vices, ces taupes
funèbres,
Le crime, ce phalène
errant ;
Arrachant de leurs trous la
haine,
L'orgueil, la fraude qui se
traîne,
L'âpre envie, aspic du chemin,
Les vers de terre et les
vipères,
Que la nuit cache dans les pierres
Et le mal dans le cœur humain !
Elle cherchait ces infidèles,
L'Achab, le Nemrod, le Mathan,
Que, dans son temple et sous
ses ailes,
Réchauffe le faux dieu Satan,
Les vendeurs cachés sous les
porches,
Le brûleur allumant ses
torches
Au même feu que
l'encensoir ;
Et, quand elle l'avait
trouvée,
Toute la sinistre couvée
Se hérissait sous l'autel
noir.
Elle allait, délivrant les
hommes
De leurs ennemis
ténébreux ;
Les hommes, noirs comme nous
sommes,
Prirent l'esprit luttant pour
eux ;
Puis ils clouèrent, les
infâmes,
L'âme qui défendait leurs
âmes,
L'être dont l'œil jetait du
jour ;
Et leur foule, dans sa
démence,
Railla cette chouette immense
De la lumière et de l'amour !
Race qui frappes et lapides,
Je te plains ! hommes, je
vous plains !
Hélas ! je plains vos
poings stupides,
D'affreux clous et de
marteaux pleins !
Vous persécutez pêle-mêle
Le mal, le bien, la griffe et
l'aile,
Chasseurs sans but, bourreaux
sans yeux !
Vous clouez de vos mains mal
sûres
Les hiboux au seuil des
masures,
Et Christ sur la porte des
cieux !
XIV.
À la mère de l'enfant mort
Oh ! vous aurez trop dit
au pauvre petit ange
Qu'il est d'autres anges
là-haut,
Que rien ne souffre au ciel, que
jamais rien n'y change,
Qu'il est doux d'y rentrer
bientôt ;
Que le ciel est un dôme aux
merveilleux pilastres,
Une tente aux riches couleurs,
Un jardin bleu rempli de lis
qui sont des astres,
Et d'étoiles qui sont des
fleurs ;
Que c'est un lieu joyeux plus
qu'on ne saurait dire,
Où toujours, se laissant
charmer,
On a les chérubins pour jouer
et pour rire,
Et le bon Dieu pour nous
aimer ;
Qu'il est doux d'être un cœur
qui brûle comme un cierge,
Et de vivre, en toute saison,
Près de l'enfant Jésus et de
la sainte Vierge
Dans une si belle maison !
Et puis vous n'aurez pas assez
dit, pauvre mère,
À ce fils si frêle et si doux,
Que vous étiez à lui dans
cette vie amère,
Mais aussi qu'il était à
vous ;
Que, tant qu'on est petit, la
mère sur nous veille,
Mais que plus tard on la
défend ;
Et qu'elle aura besoin, quand
elle sera vieille,
D'un homme qui soit son
enfant ;
Vous n'aurez point assez dit
à cette jeune âme
Que Dieu veut qu'on reste
ici-bas,
La femme guidant l'homme et
l'homme aidant la femme,
Pour les douleurs et les
combats ;
Si bien qu'un jour, ô deuil !
irréparable perte !
Le doux être s'en est allé !…
–
Hélas ! vous avez donc
laissé la cage ouverte,
Que votre oiseau s'est envolé !
XV.
Épitaphe
Il vivait, il jouait, riante
créature.
Que te sert d'avoir pris cet
enfant, ô nature ?
N'as-tu pas les oiseaux
peints de mille couleurs,
Les astres, les grands bois, le
ciel bleu, l'onde amère ?
Que te sert d'avoir pris cet
enfant à sa mère,
Et de l'avoir caché sous des
touffes de fleurs ?
Pour cet enfant de plus tu
n'es pas plus peuplée,
Tu n'es pas plus joyeuse, ô
nature étoilée !
Et le cœur de la mère en
proie à tant de soins,
Ce cœur où toute joie
engendre une torture,
Cet abîme aussi grand que
toi-même, ô nature,
Est vide et désolé pour cet
enfant de moins !
XVI.
Le maître d'études
Ne le tourmentez pas, il
souffre. Il est celui
Sur qui, jusqu'à ce jour, pas
un rayon n'a lui ;
Oh ! ne confondez pas
l'esclave avec le maître !
Et, quand vous le voyez dans
vos rangs apparaître,
Humble et calme, et s'asseoir
la tête dans ses mains,
Ayant peut-être en lui
l'esprit des vieux Romains
Dont il vous dit les noms, dont
il vous lit les livres,
Écoliers, frais enfants de
joie et d'aurore ivres,
Ne le tourmentez pas !
soyez doux, soyez bons.
Tous nous portons la vie et
tous nous nous courbons ;
Mais, lui, c'est le flambeau
qui la nuit se consomme ;
L'ombre le tient captif, et
ce pâle jeune homme,
Enfermé plus que vous, plus
que vous enchaîné,
Votre frère, écoliers, et
votre frère aîné,
Destin tronqué, matin noyé
dans les ténèbres,
Ayant l'ennui sans fin devant
ses yeux funèbres,
Indigent, chancelant, et
cependant vainqueur,
Sans oiseaux dans son ciel, sans
amours dans son cœur,
À l'heure du plein jour, attend
que l'aube naisse.
Enfance, ayez pitié de la
sombre jeunesse !
Apprenez à connaître, enfants
qu'attend l'effort,
Les inégalités des âmes et du
sort ;
Respectez-le deux fois, dans
le deuil qui le mine,
Puisque de deux sommets, enfants,
il vous domine,
Puisqu'il est le plus pauvre
et qu'il est le plus grand.
Songez que, triste, en butte
au souci dévorant,
À travers ses douleurs, ce
fils de la chaumière
Vous verse la raison, le
savoir, la lumière,
Et qu'il vous donne l'or, et
qu'il n'a pas de pain.
Oh ! dans la longue
salle aux tables de sapin,
Enfants, faites silence à la
lueur des lampes !
Voyez, la morne angoisse a
fait blêmir ses tempes :
Songez qu'il saigne, hélas !
sous ses pauvres habits.
L'herbe que mord la dent
cruelle des brebis,
C'est lui ; vous riez, vous,
et vous lui rongez l'âme.
Songez qu'il agonise, amer, sans
air, sans flamme ;
Que sa colère dit : Plaignez-moi ;
que ses pleurs
Ne peuvent pas couler devant
vos yeux railleurs !
Aux heures du travail votre
ennui le dévore,
Aux heures du plaisir vous le
rongez encore ;
Sa pensée, arrachée et
froissée, est à vous,
Et, pareille au papier qu'on
distribue à tous,
Page blanche d'abord, devient
lentement noire.
Vous feuilletez son cœur, vous
videz sa mémoire ;
Vos mains, jetant chacune un
bruit, un trouble, un mot,
Et raturant l'idée en lui dès
qu'elle éclôt,
Toutes en même temps dans son
esprit écrivent.
Si des rêves, parfois, jusqu'à
son front arrivent,
Vous répandez votre encre à
flots sur cet azur ;
Vos plumes, tas d'oiseaux
hideux au vol obscur,
De leurs mille becs noirs lui
fouillent la cervelle.
Le nuage d'ennui passe et se
renouvelle.
Dormir, il ne le peut ;
penser, il ne le peut.
Chaque enfant est un fil dont
son cœur sent le nœud.
Oui, s'il veut songer, fuir, oublier,
franchir l'ombre,
Laisser voler son âme aux
chimères sans nombre,
Ces écoliers joueurs, vifs, légers,
doux, aimants,
Pèsent sur lui, de l'aube au
soir, à tous moments,
Et le font retomber des
voûtes immortelles ;
Et tous ces papillons sont le
plomb de ses ailes.
Saint et grave martyr
changeant de chevalet ;
Crucifié par vous, bourreaux
charmants, il est
Votre souffre-douleurs et
votre souffre-joies ;
Ses nuits sont vos hochets et
ses jours sont vos proies,
Il porte sur son front votre
essaim orageux ;
Il a toujours vos bruits, vos
rires et vos jeux,
Tourbillonnant sur lui comme
une âpre tempête.
Hélas ! il est le deuil
dont vous êtes la fête ;
Hélas ! il est le cri
dont vous êtes le chant.
Et, qui sait ? sans rien
dire, austère, et se cachant
De sa bonne action comme
d'une mauvaise,
Ce pauvre être qui rêve
accoudé sur sa chaise,
Mal nourri, mal vêtu, qu'un
mendiant plaindrait,
Peut-être a des parents qu'il
soutient en secret,
Et fait de ses labeurs, de sa
faim, de ses veilles,
Des siècles dont sa voix vous
traduit les merveilles,
Et de cette sueur qui coule
sur sa chair,
Des rubans au printemps, un
peu de feu l'hiver,
Pour quelque jeune sœur ou
quelque vieille mère ;
Changeant en goutte d'eau la
sombre larme amère ;
De sorte que, vivant à son
ombre sans bruit,
Une colombe vient la boire
dans la nuit !
Songez que pour cette œuvre, enfants,
il se dévoue,
Brûle ses yeux, meurtrit son
cœur, tourne la roue,
Traîne la chaîne ! hélas,
pour lui, pour son destin,
Pour ses espoirs perdus à
l'horizon lointain,
Pour ses vœux, pour son âme
aux fers, pour sa prunelle,
Votre cage d'un jour est
prison éternelle !
Songez que c'est sur lui que
marchent tous vos pas !
Songez qu'il ne rit pas, songez
qu'il ne vit pas !
L'avenir, cet avril plein de
fleurs, vous convie ;
Vous vous envolerez demain en
pleine vie ;
Vous sortirez de l'ombre, il
restera. Pour lui,
Demain sera muet et sourd
comme aujourd'hui ;
Demain, même en juillet, sera
toujours décembre,
Toujours l'étroit préau, toujours
la pauvre chambre,
Toujours le ciel glacé, gris,
blafard, pluvieux ;
Et, quand vous serez grands, enfants,
il sera vieux.
Et, si quelque heureux vent
ne souffle et ne l'emporte,
Toujours il sera là, seul
sous la sombre porte,
Gardant les beaux enfants
sous ce mur redouté,
Ayant tout de leur peine et
rien de leur gaîté.
Oh ! que votre pensée
aime, console, encense
Ce sublime forçat du bagne
d'innocence !
Pesez ce qu'il prodigue avec
ce qu'il reçoit.
Oh ! qu'il se
transfigure à vos yeux, et qu'il soit
Celui qui vous grandit, celui
qui vous élève,
Qui donne à vos raisons les
deux tranchants du glaive,
Art et science, afin qu'en
marchant au tombeau,
Vous viviez pour le vrai, vous
luttiez pour le beau !
Oh ! qu'il vous soit
sacré dans cette tâche auguste
De conduire à l'utile, au
sage, au grand, au juste,
Vos âmes en tumulte à qui le
ciel sourit !
Quand les cœurs sont troupeau,
le berger est esprit.
Et, pendant qu'il est là, triste,
et que dans la classe
Un chuchotement vague endort
son âme lasse,
Oh ! des poètes purs
entr'ouverts sur vos bancs,
Qu'il sorte, dans le bruit
confus des soirs tombants,
Qu'il sorte de Platon, qu'il
sorte d'Euripide,
Et de Virgile, cygne errant
du vers limpide,
Et d'Eschyle, lion du drame
monstrueux,
Et d'Horace, et d'Homère à
demi dans les cieux,
Qu'il sorte, pour sa tête aux
saints travaux baissée,
Pour l'humble défricheur de
la jeune pensée,
Qu'il sorte, pour ce front
qui se penche et se fend
Sur ce sillon humain qu'on
appelle l'enfant,
De tous ces livres pleins de
hautes harmonies,
La bénédiction sereine des
génies !
XVII.
Chose vue un jour de printemps
Entendant des sanglots, je
poussai cette porte.
Les quatre enfants pleuraient
et la mère était morte.
Tout dans ce lieu lugubre
effrayait le regard.
Sur le grabat gisait le
cadavre hagard ;
C'était déjà la tombe et déjà
le fantôme.
Pas de feu ; le plafond
laissait passer le chaume.
Les quatre enfants songeaient
comme quatre vieillards.
On voyait, comme une aube à
travers des brouillards,
Aux lèvres de la morte un
sinistre sourire ;
Et l'aîné, qui n'avait que
six ans, semblait dire :
« Regardez donc cette
ombre où le sort nous a mis ! »
Un crime en cette chambre
avait été commis.
Ce crime, le voici : –
Sous le ciel qui rayonne,
Une femme est candide, intelligente,
bonne ;
Dieu, qui la suit d'en haut
d'un regard attendri,
La fit pour être heureuse.
Humble, elle a pour mari
Un ouvrier ; tous deux, sans
aigreur, sans envie,
Tirent d'un pas égal le licou
de la vie.
Le choléra lui prend son
mari ; la voilà
Veuve avec la misère et
quatre enfants qu'elle a.
Alors, elle se met au labeur
comme un homme.
Elle est active, propre, attentive,
économe ;
Pas de drap à son lit, pas
d'âtre à son foyer ;
Elle ne se plaint pas, sert
qui veut l'employer,
Ravaude de vieux bas, fait
des nattes de paille,
Tricote, file, coud, passe
les nuits, travaille
Pour nourrir ses
enfants ; elle est honnête enfin.
Un jour, on va chez elle, elle
est morte de faim.
Oui, les buissons étaient
remplis de rouges-gorges,
Les lourds marteaux sonnaient
dans la lueur des forges,
Les masques abondaient dans
les bals, et partout
Les baisers soulevaient la
dentelle du loup ;
Tout vivait ; les
marchands comptaient de grosses sommes ;
On entendait rouler les chars,
rire les hommes ;
Les wagons ébranlaient les
plaines ; le steamer
Secouait son panache
au-dessus de la mer ;
Et, dans cette rumeur de joie
et de lumière,
Cette femme étant seule au
fond de sa chaumière,
La faim, goule effarée aux
hurlements plaintifs,
Maigre et féroce, était
entrée à pas furtifs,
Sans bruit, et l'avait prise
à la gorge, et tuée.
La faim, c'est le regard de
la prostituée,
C'est le bâton ferré du
bandit, c'est la main
Du pâle enfant volant un pain
sur le chemin,
C'est la fièvre du pauvre
oublié, c'est le râle
Du grabat naufragé dans
l'ombre sépulcrale.
Ô Dieu ! la sève abonde,
et, dans ses flancs troublés,
La terre est pleine d'herbe
et de fruits et de blés,
Dès que l'arbre a fini, le
sillon recommence ;
Et, pendant que tout vit, ô
Dieu, dans ta clémence,
Que la mouche connaît la
feuille du sureau,
Pendant que l'étang donne à
boire au passereau,
Pendant que le tombeau
nourrit les vautours chauves,
Pendant que la nature, en ses
profondeurs fauves,
Fait manger le chacal, l'once
et le basilic,
L'homme expire ! – Oh !
la faim, c'est le crime public ;
C'est l'immense assassin qui
sort de nos ténèbres.
Dieu ! pourquoi
l'orphelin, dans ses langes funèbres,
Dit-il : « J'ai
faim ! » L'enfant, n'est-ce pas un oiseau ?
Pourquoi le nid a-t-il ce qui
manque au berceau ?
XVIII.
Intérieur
La querelle irritée, amère, à
l'œil ardent,
Vipère dont la haine
empoisonne la dent,
Siffle et trouble le toit
d'une pauvre demeure.
Les mots heurtent les mots.
L'enfant s'effraie et pleure.
La femme et le mari laissent
l'enfant crier.
– D'où viens-tu ? –
Qu'as-tu fait ? – Oh ! mauvais ouvrier !
Il vit dans la débauche et
mourra sur la paille.
– Femme vaine et sans
cœur qui jamais ne travaille !
– Tu sors du cabaret ?
– Quelque amant est venu ?
– L'enfant pleure, l'enfant
a faim, l'enfant est nu.
Pas de pain. – Elle a peur de
salir ses mains blanches !
– Où cours-tu tous les
jours ? – Et toi, tous les dimanches ?
– Va boire ! – Va
danser ! – Il n'a ni feu ni lieu !
– Ta fille seulement ne
sait pas prier Dieu !
– Et ta mère, bandit, c'est
toi qui l'as tuée !
– Paix ! – Silence,
assassin ! – Tais-toi, prostituée !
Un beau soleil couchant, empourprant
le taudis,
Embrasait la fenêtre et le
plafond, tandis
Que ce couple hideux, que
rend deux fois infâme
La misère du cœur et la
laideur de l'âme,
Étalait son ulcère et ses
difformités
Sans honte, et sans pudeur
montrait ses nudités.
Et leur vitre, où pendait un
vieux haillon de toile,
Était, grâce au soleil, une
éclatante étoile
Qui, dans ce même instant, vive
et pure lueur,
Éblouissait au loin quelque
passant rêveur !
XIX.
Baraques de la foire
Lion ! j'étais pensif, ô
bête prisonnière,
Devant la majesté de ta grave
crinière ;
Du plafond de ta cage elle
faisait un dais.
Nous songions tous les deux, et
tu me regardais.
Ton regard était beau, lion.
Nous autres hommes,
Le peu que nous faisons et le
rien que nous sommes,
Emplit notre pensée, et dans
nos regards vains
Brillent nos plans chétifs
que nous croyons divins,
Nos vœux, nos passions que
notre orgueil encense,
Et notre petitesse, ivre de
sa puissance ;
Et, bouffis d'ignorance ou
gonflés de venin,
Notre prunelle éclate et
dit : Je suis ce nain !
Nous avons dans nos yeux
notre moi misérable.
Mais la bête qui vit sous le
chêne et l'érable,
Qui paît le thym, ou fuit
dans les halliers profonds,
Qui dans les champs, où nous,
hommes, nous étouffons,
Respire, solitaire, avec
l'astre et la rose,
L'être sauvage, obscur et
tranquille qui cause
Avec la roche énorme et les
petites fleurs,
Qui, parmi les vallons et les
sources en pleurs,
Plonge son mufle roux aux
herbes non foulées,
La brute qui rugit sous les
nuits constellées,
Qui rêve et dont les pas
fauves et familiers
De l'antre formidable
ébranlent les piliers,
Et qui se sent à peine en ces
profondeurs sombres,
A sous son fier sourcil les
monts, les vastes ombres,
Les étoiles, les prés, le lac
serein, les cieux,
Et le mystère obscur des bois
silencieux,
Et porte en son œil calme, où
l'infini commence,
Le regard éternel de la
nature immense.
XX.
Insomnie
Quand une lueur pâle à
l'orient se lève,
Quand la porte du jour, vague
et pareille au rêve,
Commence à s'entr'ouvrir et
blanchit l'horizon,
Comme l'espoir blanchit le
seuil d'une prison,
Se réveiller, c'est bien, et
travailler, c'est juste.
Quand le matin à Dieu chante
son hymne auguste,
Le travail, saint tribut dû
par l'homme mortel,
Est la strophe sacrée au pied
du sombre autel ;
Le soc murmure un
psaume ; et c'est un chant sublime
Qui, dès l'aurore, au fond
des forêts, sur l'abîme,
Au bruit de la cognée, au
choc des avirons,
Sort des durs matelots et des
noirs bûcherons.
Mais, au milieu des nuits, s'éveiller !
quel mystère !
Songer, sinistre et seul, quand
tout dort sur la terre !
Quand pas un œil vivant ne
veille, pas un feu ;
Quand les sept chevaux d'or
du grand chariot bleu
Rentrent à l'écurie et
descendent au pôle,
Se sentir dans son lit
soudain toucher l'épaule
Par quelqu'un d'inconnu qui
dit : Allons ! c'est moi !
Travaillons ! – La chair
gronde et demande pourquoi.
– Je dors. Je suis très
las de la course dernière ;
Ma paupière est encor du
somme prisonnière ;
Maître mystérieux, grâce !
que me veux-tu ?
Certe, il faut que tu sois un
démon bien têtu
De venir m'éveiller toujours
quand tout repose !
Aie un peu de raison. Il est
encor nuit close ;
Regarde, j'ouvre l'œil
puisque cela te plaît ;
Pas la moindre lueur aux
fentes du volet ;
Va-t'en ! je dors, j'ai
chaud, je rêve à ma maîtresse.
Elle faisait flotter sur moi
sa longue tresse,
D'où pleuvaient sur mon front
des astres et des fleurs.
Va-t'en, tu reviendras demain,
au jour, ailleurs.
Je te tourne le dos, je ne
veux pas ! décampe !
Ne pose pas ton doigt de
braise sur ma tempe.
La biche illusion me mangeait
dans le creux
De la main ; tu l'as
fait enfuir. J'étais heureux,
Je ronflais comme un
bœuf ; laisse-moi. C'est stupide.
Ciel ! déjà ma pensée, inquiète
et rapide,
Fil sans bout, se dévide et
tourne à ton fuseau.
Tu m'apportes un vers, étrange
et fauve oiseau
Que tu viens de saisir dans
les pâles nuées.
Je n'en veux pas. Le vent, de
ses tristes huées,
Emplit l'antre des
cieux ; les souffles, noirs dragons,
Passent en secouant ma porte
sur ses gonds.
– Paix-là ! va-t'en,
bourreau ! quant au vers, je le lâche. –
Je veux toute la nuit dormir
comme un vieux lâche ;
Voyons, ménage un peu ton
pauvre compagnon.
Je suis las, je suis mort, laisse-moi
dormir !
– Non !
Est-ce que je dors, moi ?
dit l'idée implacable.
Penseur, subis ta loi ;
forçat, tire ton câble.
Quoi ! cette bête a goût
au vil foin du sommeil !
L'orient est pour moi toujours
clair et vermeil.
Que m'importe le corps !
qu'il marche, souffre et meure !
Horrible esclave, allons, travaille !
c'est mon heure.
Et l'ange étreint Jacob, et
l'âme tient le corps ;
Nul moyen de lutter ; et
tout revient alors,
Le drame commencé dont l'ébauche
frissonne,
Ruy Blas, Marion, Job, Sylva,
son cor qui sonne,
Ou le roman pleurant avec des
yeux humains,
Ou l'ode qui s'enfonce en
deux profonds chemins,
Dans l'azur près d'Horace et
dans l'ombre avec Dante ;
Il faut dans ces labeurs
rentrer la tête ardente ;
Dans ces grands horizons
subitement rouverts,
Il faut de strophe en strophe,
il faut de vers en vers,
S'en aller devant soi, pensif,
ivre de l'ombre ;
Il faut, rêveur nocturne en
proie à l'esprit sombre,
Gravir le dur sentier de
l'inspiration ;
Poursuivre la lointaine et
blanche vision,
Traverser, effaré, les
clairières désertes,
Le champ plein de tombeaux, les
eaux, les herbes vertes,
Et franchir la forêt, le
torrent, le hallier,
Noir cheval galopant sous le
noir cavalier.
XXI.
– À Mademoiselle Louise B. –
Écrit sur la plinthe d'un bas-relief antique
La musique est dans tout. Un
hymne sort du monde.
Rumeur de la galère aux
flancs lavés par l'onde,
Bruits des villes, pitié de
la sœur pour la sœur,
Passion des amants jeunes et
beaux, douceur
Des vieux époux usés ensemble
par la vie,
Fanfare de la plaine émaillée
et ravie,
Mots échangés le soir sur les
seuils fraternels,
Sombre tressaillement des
chênes éternels,
Vous êtes l'harmonie et la
musique même !
Vous êtes les soupirs qui font
le chant suprême !
Pour notre âme, les jours, la
vie et les saisons,
Les songes de nos cœurs, les
plis des horizons,
L'aube et ses pleurs, le soir
et ses grands incendies,
Flottent dans un réseau de
vagues mélodies ;
Une voix dans les champs nous
parle, une autre voix
Dit à l'homme autre chose et
chante dans les bois.
Par moment, un troupeau bêle,
une cloche tinte.
Quand par l'ombre, la nuit, la
colline est atteinte,
De toutes parts on voit
danser et resplendir,
Dans le ciel étoilé du zénith
au nadir,
Dans la voix des oiseaux, dans
le cri des cigales,
Le groupe éblouissant des
notes inégales.
Toujours avec notre âme un
doux bruit s'accoupla ;
La nature nous dit :
Chante ! et c'est pour cela
Qu'un statuaire ancien
sculpta sur cette pierre
Un pâtre sur sa flûte
abaissant sa paupière.
XXII.
La clarté du dehors ne
distrait pas mon âme.
La plaine chante et rit comme
une jeune femme ;
Le nid palpite dans les
houx ;
Partout la gaîté luit dans
les bouches ouvertes ;
Mai, couché dans la mousse au
fond des grottes vertes,
Fait aux amoureux les yeux
doux.
Dans les champs de luzerne et
dans les champs de fèves,
Les vagues papillons errent
pareils aux rêves ;
Le blé vert sort des sillons
bruns ;
Et les abeilles d'or courent
à la pervenche,
Au thym, au liseron, qui tend
son urne blanche
À ces buveuses de parfums.
La nue étale au ciel ses
pourpres et ses cuivres ;
Les arbres, tout gonflés de
printemps, semblent ivres ;
Les branches, dans leurs doux
ébats,
Se jettent les oiseaux du
bout de leurs raquettes ;
Le bourdon galonné fait aux
roses coquettes
Des propositions tout bas.
Moi, je laisse voler les
senteurs et les baumes,
Je laisse chuchoter les
fleurs, ces doux fantômes,
Et l'aube dire : Vous
vivrez !
Je regarde en moi-même, et, seul,
oubliant l'heure,
L'œil plein des visions de
l'ombre intérieure,
Je songe aux morts, ces
délivrés !
Encore un peu de temps, encore,
ô mer superbe,
Quelques reflux ;
j'aurai ma tombe aussi dans l'herbe,
Blanche au milieu du frais
gazon,
À l'ombre de quelque arbre où
le lierre s'attache ;
On y lira : – Passant, cette
pierre te cache
La ruine d'une prison.
XXIII.
Le revenant
Mères en deuil, vos cris
là-haut sont entendus.
Dieu, qui tient dans sa main
tous les oiseaux perdus,
Parfois au même nid rend la
même colombe.
Ô mères, le berceau
communique à la tombe.
L'éternité contient plus d'un
divin secret.
La mère dont je vais vous
parler demeurait
À Blois ; je l'ai connue
en un temps plus prospère ;
Et sa maison touchait à celle
de mon père.
Elle avait tous les biens que
Dieu donne ou permet.
On l'avait mariée à l'homme
qu'elle aimait.
Elle eut un fils ; ce
fut une ineffable joie.
Ce premier-né couchait dans
un berceau de soie ;
Sa mère l'allaitait ; il
faisait un doux bruit
À côté du chevet
nuptial ; et, la nuit,
La mère ouvrait son âme aux
chimères sans nombre,
Pauvre mère, et ses yeux
resplendissaient dans l'ombre,
Quand, sans souffle, sans
voix, renonçant au sommeil,
Penchée, elle écoutait dormir
l'enfant vermeil.
Dès l'aube, elle chantait, ravie
et toute fière.
Elle se renversait sur sa
chaise en arrière,
Son fichu laissant voir son
sein gonflé de lait,
Et souriait au faible enfant,
et l'appelait
Ange, trésor, amour ; et
mille folles choses.
Oh ! comme elle baisait
ces beaux petits pieds roses !
Comme elle leur parlait !
l'enfant, charmant et nu,
Riait, et, par ses mains sous
les bras soutenu,
Joyeux, de ses genoux montait
jusqu'à sa bouche.
Tremblant comme le daim
qu'une feuille effarouche,
Il grandit. Pour l'enfant, grandir,
c'est chanceler.
Il se mit à marcher, il se
mit à parler,
Il eut trois ans ; doux
âge, où déjà la parole,
Comme le jeune oiseau, bat de
l'aile et s'envole.
Et la mère disait :
« Mon fils ! » et reprenait :
« Voyez comme il est
grand ! il apprend ; il connaît
Ses lettres. C'est un diable !
Il veut que je l'habille
En homme ; il ne veut
plus de ses robes de fille ;
C'est déjà très méchant, ces
petits hommes-là !
C'est égal, il lit
bien ; il ira loin ; il a
De l'esprit ; je lui
fais épeler l'Évangile. » –
Et ses yeux adoraient cette tête
fragile,
Et, femme heureuse, et mère
au regard triomphant,
Elle sentait son cœur battre
dans son enfant.
Un jour, – nous avons tous de
ces dates funèbres ! –
Le croup, monstre hideux, épervier
des ténèbres,
Sur la blanche maison
brusquement s'abattit,
Horrible, et, se ruant sur le
pauvre petit,
Le saisit à la gorge ; ô
noire maladie !
De l'air par qui l'on vit
sinistre perfidie !
Qui n'a vu se débattre, hélas !
ces doux enfants
Qu'étreint le croup féroce en
ses doigts étouffants !
Ils luttent ; l'ombre
emplit lentement leurs yeux d'ange,
Et de leur bouche froide il
sort un râle étrange,
Et si mystérieux, qu'il
semble qu'on entend,
Dans leur poitrine, où meurt
le souffle haletant,
L'affreux coq du tombeau
chanter son aube obscure.
Tel qu'un fruit qui du givre
a senti la piqûre,
L'enfant mourut. La mort
entra comme un voleur
Et le prit. – Une mère ;
un père, la douleur,
Le noir cercueil, le front
qui se heurte aux murailles,
Les lugubres sanglots qui
sortent des entrailles,
Oh ! la parole expire où
commence le cri ;
Silence aux mots humains !
La mère au cœur meurtri,
Pendant qu'à ses côtés
pleurait le père sombre,
Resta trois mois sinistre, immobile
dans l'ombre,
L'œil fixe, murmurant on ne
sait quoi d'obscur,
Et regardant toujours le même
angle du mur.
Elle ne mangeait pas ;
sa vie était sa fièvre ;
Elle ne répondait à
personne ; sa lèvre
Tremblait ; on
l'entendait, avec un morne effroi,
Qui disait à voix basse à
quelqu'un : – Rends-le-moi ! –
Et le médecin dit au
père : – Il faut distraire
Ce cœur triste, et donner à
l'enfant mort un frère. –
Le temps passa ; les
jours, les semaines, les mois.
Elle se sentit mère une
seconde fois.
Devant le berceau froid de
son ange éphémère,
Se rappelant l'accent dont il
disait : – Ma mère, –
Elle songeait, muette, assise
sur son lit.
Le jour où, tout à coup, dans
son flanc tressaillit
L'être inconnu promis à notre
aube mortelle,
Elle pâlit. – Quel est cet
étranger ? dit-elle.
Puis elle cria, sombre et
tombant à genoux :
– Non, non, je ne veux
pas ! non ! tu serais jaloux !
Ô mon doux endormi, toi que
la terre glace,
Tu dirais : « On
m'oublie ; un autre a pris ma place ;
« Ma mère l'aime, et
rit ; elle le trouve beau,
« Elle l'embrasse, et, moi,
je suis dans mon tombeau ! »
Non, non ! –
Ainsi pleurait cette douleur
profonde.
Le jour vint ; elle mit
un autre enfant au monde,
Et le père joyeux cria :
– C'est un garçon.
Mais le père était seul
joyeux dans la maison ;
La mère restait morne, et la
pâle accouchée,
Sur l'ancien souvenir tout
entière penchée,
Rêvait ; on lui porta
l'enfant sur un coussin ;
Elle se laissa faire et lui
donna le sein ;
Et tout à coup, pendant que, farouche,
accablée,
Pensant au fils nouveau moins
qu'à l'âme envolée,
Hélas ! et songeant
moins aux langes qu'au linceul,
Elle disait : – Cet ange
en son sépulcre est seul !
– Ô doux miracle !
ô mère au bonheur revenue ! –
Elle entendit, avec une voix
bien connue,
Le nouveau-né parler dans
l'ombre entre ses bras,
Et tout bas murmurer : –
C'est moi. Ne le dis pas.
XXIV.
Aux arbres
Arbres de la forêt, vous
connaissez mon âme !
Au gré des envieux la foule
loue et blâme ;
Vous me connaissez, vous !
– vous m'avez vu souvent,
Seul dans vos profondeurs, regardant
et rêvant.
Vous le savez, la pierre où
court un scarabée,
Une humble goutte d'eau de
fleur en fleur tombée,
Un nuage, un oiseau, m'occupent
tout un jour.
La contemplation m'emplit le
cœur d'amour.
Vous m'avez vu cent fois, dans
la vallée obscure,
Avec ces mots que dit
l'esprit à la nature,
Questionner tout bas vos
rameaux palpitants,
Et du même regard poursuivre
en même temps,
Pensif, le front baissé, l'œil
dans l'herbe profonde,
L'étude d'un atome et l'étude
du monde.
Attentif à vos bruits qui
parlent tous un peu,
Arbres, vous m'avez vu fuir
l'homme et chercher Dieu !
Feuilles qui tressaillez à la
pointe des branches,
Nids dont le vent au loin
sème les plumes blanches,
Clairières, vallons verts, déserts
sombres et doux,
Vous savez que je suis calme
et pur comme vous.
Comme au ciel vos parfums, mon
culte à Dieu s'élance,
Et je suis plein d'oubli
comme vous de silence !
La haine sur mon nom répand
en vain son fiel ;
Toujours, – je vous atteste, ô
bois aimés du ciel ! –
J'ai chassé loin de moi toute
pensée amère,
Et mon cœur est encor tel que
le fit ma mère !
Arbres de ces grands bois qui
frissonnez toujours,
Je vous aime, et vous, lierre
au seuil des antres sourds,
Ravins où l'on entend filtrer
les sources vives,
Buissons que les oiseaux
pillent, joyeux convives !
Quand je suis parmi vous, arbres
de ces grands bois,
Dans tout ce qui m'entoure et
me cache à la fois,
Dans votre solitude où je
rentre en moi-même,
Je sens quelqu'un de grand
qui m'écoute et qui m'aime !
Aussi, taillis sacrés où Dieu
même apparaît,
Arbres religieux, chênes, mousses,
forêt,
Forêt ! c'est dans votre
ombre et dans votre mystère,
C'est sous votre branchage
auguste et solitaire,
Que je veux abriter mon
sépulcre ignoré,
Et que je veux dormir quand
je m'endormirai.
XXV.
L'enfant, voyant l'aïeule à
filer occupée,
Veut faire une quenouille à
sa grande poupée.
L'aïeule s'assoupit un
peu ; c'est le moment.
L'enfant vient par derrière
et tire doucement
Un brin de la quenouille où
le fuseau tournoie,
Puis s'enfuit triomphante, emportant
avec joie
La belle laine d'or que le
safran jaunit,
Autant qu'en pourrait prendre
un oiseau pour son nid.
XXVI.
Joies du soir
Le soleil, dans les monts où
sa clarté s'étale,
Ajuste à son arc d'or sa
flèche horizontale ;
Les hauts taillis sont pleins
de biches et de faons ;
Là rit dans les rochers, veinés
comme des marbres,
Une chaumière heureuse ;
en haut, un bouquet d'arbres ;
Au-dessous, un bouquet
d'enfants.
C'est l'instant de songer aux
choses redoutables.
On entend les buveurs danser
autour des tables ;
– Tandis que, gais, joyeux,
heurtant les escabeaux,
Ils mêlent aux refrains leurs
amours peu farouches,
Les lettres des chansons qui
sortent de leurs bouches
Vont écrire autour d'eux
leurs noms sur leurs tombeaux.
– Mourir !
demandons-nous, à toute heure, en nous-même :
– Comment passerons-nous
le passage suprême ? –
Finir avec grandeur est un
illustre effort.
Le moment est lugubre et
l'âme est accablée ;
Quel pas que la sortie !
– Oh ! l'affreuse vallée
Que l'embuscade de la mort !
Quel frisson dans les os de
l'agonisant blême !
Autour de lui tout marche et
vit, tout rit, tout aime ;
La fleur luit, l'oiseau
chante en son palais d'été,
Tandis que le mourant, en qui
décroît la flamme,
Frémit sous ce grand ciel, précipice
de l'âme,
Abîme effrayant d'ombre et de
tranquillité !
Souvent, me rappelant le
front étrange et pâle
De tous ceux que j'ai vus à
cette heure fatale,
Êtres qui ne sont plus, frères,
amis, parents,
Aux instants où l'esprit à
rêver se hasarde,
Souvent je me suis dit :
Qu'est-ce donc qu'il regarde
Cet œil effaré des mourants ?
Que voit-il ?… – Ô terreur !
de ténébreuses routes,
Un chaos composé de spectres
et de doutes,
La terre vision, le ver
réalité,
Un jour oblique et noir qui, troublant
l'âme errante,
Mêle au dernier rayon de la
vie expirante
Ta première lueur, sinistre
éternité !
On croit sentir dans l'ombre
une horrible piqûre.
Tout ce qu'on fit s'en va
comme une fête obscure,
Et tout ce qui riait devient
peine ou remord.
Quel moment, même, hélas !
pour l'âme la plus haute,
Quand le vrai tout à coup
paraît, quand la vie ôte
Son masque, et dit :
« Je suis la mort ! »
Ah ! si tu fais trembler
même un cœur sans reproche,
Sépulcre ! le méchant
avec horreur t'approche.
Ton seuil profond lui semble
une rougeur de feu ;
Sur ton vide pour lui quand
ta pierre se lève,
Il s'y penche ; il y
voit, ainsi que dans un rêve,
La face vague et sombre et
l'œil fixe de Dieu.
XXVII.
J'aime l'araignée et j'aime
l'ortie,
Parce qu'on les hait ;
Et que rien n'exauce et que
tout châtie
Leur morne souhait ;
Parce qu'elles sont maudites,
chétives,
Noirs êtres rampants ;
Parce qu'elles sont les
tristes captives
De leur guet-apens ;
Parce qu'elles sont prises
dans leur œuvre ;
Ô sort ! fatals nœuds !
Parce que l'ortie est une
couleuvre,
L'araignée un gueux ;
Parce qu'elles ont l'ombre
des abîmes,
Parce qu'on les fuit,
Parce qu'elles sont toutes
deux victimes
De la sombre nuit.
Passants, faites grâce à la
plante obscure,
Au pauvre animal.
Plaignez la laideur, plaignez
la piqûre,
Oh ! plaignez le mal !
Il n'est rien qui n'ait sa
mélancolie ;
Tout veut un baiser.
Dans leur fauve horreur, pour
peu qu'on oublie
De les écraser,
Pour peu qu'on leur jette un
œil moins superbe,
Tout bas, loin du jour,
La vilaine bête et la
mauvaise herbe
Murmurent : Amour !
XXVIII.
Le poète
Shakspeare songe ; loin
du Versaille éclatant,
Des buis taillés, des ifs
peignés, où l'on entend
Gémir la tragédie éplorée et
prolixe,
Il contemple la foule avec
son regard fixe,
Et toute la forêt frissonne
devant lui.
Pâle, il marche, au dedans de
lui-même ébloui ;
Il va, farouche, fauve, et, comme
une crinière,
Secouant sur sa tête un
haillon de lumière.
Son crâne transparent est
plein d'âmes, de corps,
De rêves, dont on voit la
lueur du dehors ;
Le monde tout entier passe à
travers son crible ;
Il tient toute la vie en son
poignet terrible ;
Il fait sortir de l'homme un
sanglot surhumain.
Dans ce génie étrange où l'on
perd son chemin,
Comme dans une mer, notre
esprit parfois sombre,
Nous sentons, frémissants, dans
son théâtre sombre,
Passer sur nous le vent de sa
bouche soufflant,
Et ses doigts nous ouvrir et
nous fouiller le flanc.
Jamais il ne recule ; il
est géant ; il dompte
Richard-Trois, léopard, Caliban,
mastodonte ;
L'idéal est le vin que verse
ce Bacchus.
Les sujets monstrueux qu'il a
pris et vaincus
Râlent autour de lui, splendides
ou difformes ;
Il étreint Lear, Brutus, Hamlet,
êtres énormes,
Capulet, Montaigu, César, et,
tour à tour,
Les stryges dans le bois, le
spectre sur la tour ;
Et, même après Eschyle, effarant
Melpomène,
Sinistre, ayant aux mains des
lambeaux d'âme humaine,
De la chair d'Othello, des
restes de Macbeth,
Dans son œuvre, du drame
effrayant alphabet,
Il se repose ; ainsi le
noir lion des jongles
S'endort dans l'antre immense
avec du sang aux ongles.
XXIX.
La nature
La terre est de granit, les
ruisseaux sont de marbre ;
C'est l'hiver ; nous
avons bien froid. Veux-tu, bon arbre,
Être dans mon foyer la bûche
de Noël ?
– Bois, je viens de la
terre, et, feu, je monte au ciel.
Frappe, bon bûcheron. Père, aïeul,
homme, femme,
Chauffez au feu vos mains, chauffez
à Dieu votre âme.
Aimez, vivez. – Veux-tu, bon
arbre, être timon
De charrue ? – Oui, je
veux creuser le noir limon,
Et tirer l'épi d'or de la
terre profonde.
Quand le soc a passé, la
plaine devient blonde,
La paix aux doux yeux sort du
sillon entr'ouvert.
Et l'aube en pleurs sourit. –
Veux-tu, bel arbre vert.
Arbre du hallier sombre où le
chevreuil s'échappe,
De la maison de l'homme être
le pilier ? – Frappe.
Je puis porter les toits, ayant
porté les nids.
Ta demeure est sacrée, homme,
et je la bénis ;
Là, dans l'ombre et l'amour, pensif,
tu te recueilles ;
Et le bruit des enfants
ressemble au bruit des feuilles.
– Veux-tu, dis-moi, bon
arbre, être mât de vaisseau ?
– Frappe, bon
charpentier. Je veux bien être oiseau.
Le navire est pour moi, dans
l'immense mystère,
Ce qu'est pour vous la
tombe ; il m'arrache à la terre,
Et, frissonnant, m'emporte à
travers l'infini.
J'irai voir ces grands cieux
d'où l'hiver est banni,
Et dont plus d'un essaim me
parle à son passage.
Pas plus que le tombeau
n'épouvante le sage,
Le profond Océan, d'obscurité
vêtu,
Ne m'épouvante point :
oui, frappe. – Arbre, veux-tu
Être gibet ? – Silence, homme !
va-t'en, cognée !
J'appartiens à la vie, à la
vie indignée !
Va-t'en, bourreau !
va-t'en, juge ! fuyez, démons !
Je suis l'arbre des bois, je
suis l'arbre des monts ;
Je porte les fruits mûrs, j'abrite
les pervenches ;
Laissez-moi ma racine et
laissez-moi mes branches !
Arrière ! hommes, tuez !
ouvriers du trépas,
Soyez sanglants, mauvais, durs ;
mais ne venez pas,
Ne venez pas, traînant des
cordes et des chaînes,
Vous chercher un complice au
milieu des grands chênes !
Ne faites pas servir à vos
crimes, vivants,
L'arbre mystérieux à qui
parlent les vents !
Vos lois portent la nuit sur
leurs ailes funèbres.
Je suis fils du soleil, soyez
fils des ténèbres.
Allez-vous-en ! laissez
l'arbre dans ses déserts.
À vos plaisirs, aux jeux, aux
festins, aux concerts,
Accouplez l'échafaud et le
supplice : faites.
Soit. Vivez et tuez. Tuez, entre
deux fêtes,
Le malheureux, chargé de
fautes et de maux ;
Moi, je ne mêle pas de
spectre à mes rameaux !
XXX.
Magnitudo parvi
I
Le jour mourait ;
j'étais près des mers, sur la grève.
Je tenais par la main ma
fille, enfant qui rêve,
Jeune esprit qui se tait !
La terre, s'inclinant comme
un vaisseau qui sombre,
En tournant dans l'espace
allait plongeant dans l'ombre ;
La pâle nuit montait.
La pâle nuit levait son front
dans les nuées ;
Les choses s'effaçaient, blêmes,
diminuées,
Sans forme et sans
couleur ;
Quand il monte de l'ombre, il
tombe de la cendre ;
On sentait à la fois la
tristesse descendre
Et monter la douleur.
Ceux dont les yeux pensifs
contemplent la nature
Voyaient l'urne d'en haut, vague
rondeur obscure,
Se pencher dans les cieux,
Et verser sur les monts, sur
les campagnes blondes,
Et sur les flots confus
pleins de rumeurs profondes,
Le soir silencieux !
Les nuages rampaient le long
des promontoires ;
Mon âme, où se mêlaient ces
ombres et ces gloires,
Sentait confusément
De tout cet océan, de toute
cette terre,
Sortir sous l'œil de Dieu je
ne sais quoi d'austère,
D'auguste et de charmant !
J'avais à mes côtés ma fille
bien-aimée.
La nuit se répandait ainsi
qu'une fumée.
Rêveur, ô Jéhovah,
Je regardais en moi, les
paupières baissées,
Cette ombre qui se fait aussi
dans nos pensées
Quand ton soleil s'en va !
Soudain l'enfant bénie, ange
au regard de femme,
Dont je tenais la main et qui
tenait mon âme,
Me parla, douce voix !
Et, me montrant l'eau sombre
et la rive âpre et brune,
Et deux points lumineux qui
tremblaient sur la dune :
– Père, dit-elle, vois,
Vois donc, là-bas, où l'ombre
aux flancs des coteaux rampe,
Ces feux jumeaux briller
comme une double lampe
Qui remuerait au vent !
Quels sont ces deux foyers
qu'au loin la brume voile ?
– L'un est un feu de
pâtre et l'autre est une étoile ;
Deux mondes, mon enfant !
II
*
Deux mondes ! – l'un est dans l'espace,
Dans les ténèbres de l'azur,
Dans l'étendue où tout s'efface,
Radieux gouffre ! abîme obscur !
Enfant, comme deux hirondelles,
Oh ! si tous deux, âmes fidèles,
Nous pouvions fuir à tire-d'ailes,
Et plonger dans cette épaisseur
D'où la création découle,
Où flotte, vit, meurt, brille
et roule
L'astre imperceptible à la
foule,
Incommensurable au
penseur ;
Si nous pouvions franchir ces
solitudes mornes,
Si nous pouvions passer les
bleus septentrions,
Si nous pouvions atteindre au
fond des cieux sans bornes
Jusqu'à ce qu'à la fin, éperdus,
nous voyions,
Comme un navire en mer croît,
monte, et semble éclore,
Cette petite étoile, atome de
phosphore,
Devenir par degrés un monstre
de rayons ;
S'il nous était donné de
faire
Ce voyage démesuré,
Et de voler, de sphère en
sphère,
À ce grand soleil
ignoré ;
Si, par un archange qui
l'aime,
L'homme aveugle, frémissant, blême,
Dans les profondeurs du problème,
Vivant, pouvait être
introduit ;
Si nous pouvions fuir notre
centre,
Et, forçant l'ombre où Dieu
seul entre,
Aller voir de près dans leur
antre
Ces énormités de la
nuit ;
Ce qui t'apparaîtrait te
ferait trembler, ange !
Rien, pas de vision, pas de songe
insensé,
Qui ne fût dépassé par ce
spectacle étrange,
Monde informe, et d'un tel
mystère composé,
Que son rayon fondrait nos
chairs, cire vivante,
Et qu'il ne resterait de nous
dans l'épouvante
Qu'un regard ébloui sous un
front hérissé !
*
Ô contemplation splendide !
Oh ! de pôles, d'axes, de feux,
De la matière et du fluide,
Balancement prodigieux !
D'aimant qui lutte, d'air qui vibre,
De force esclave et d'éther libre,
Vaste et magnifique équilibre !
Monde rêve ! idéal réel !
Lueurs ! tonnerres !
jets de soufre !
Mystère qui chante et qui souffre !
Formule nouvelle du gouffre !
Mot nouveau du noir livre ciel !
Tu verrais ! – un
soleil ; autour de lui des mondes,
Centres eux-mêmes, ayant des
lunes autour d'eux ;
Là, des fourmillements de
sphères vagabondes ;
Là, des globes jumeaux qui
tournent deux à deux ;
Au milieu, cette étoile, effrayante,
agrandie ;
D'un coin de l'infini
formidable incendie,
Rayonnement sublime ou
flamboiement hideux !
Regardons, puisque nous y
sommes !
Figure-toi ! figure-toi !
Plus rien des choses que tu
nommes !
Un autre monde ! une
autre loi !
La terre a fui dans
l'étendue ;
Derrière nous elle est perdue !
Jour nouveau ! nuit
inattendue !
D'autres groupes d'astres au
ciel !
Une nature qu'on ignore,
Qui, s'ils voyaient sa fauve
aurore,
Ferait accourir Pythagore
Et reculer Ézéchiel !
Ce qu'on prend pour un mont
est une hydre ; ces arbres
Sont des bêtes ; ces
rocs hurlent avec fureur ;
Le feu chante ; le sang
coule aux veines des marbres.
Ce monde est-il le vrai ?
le nôtre est-il l'erreur ?
Ô possibles qui sont pour
nous les impossibles !
Réverbérations des chimères
visibles !
Le baiser de la vie ici nous
fait horreur.
Et, si nous pouvions voir les
hommes,
Les ébauches, les embryons,
Qui sont là ce qu'ailleurs
nous sommes,
Comme, eux et nous, nous
frémirions !
Rencontre inexprimable et
sombre !
Nous nous regarderions dans
l'ombre
De monstre à monstre, fils du
nombre
Et du temps qui
s'évanouit ;
Et, si nos langages funèbres
Pouvaient échanger leurs
algèbres,
Nous dirions :
« Qu'êtes-vous, ténèbres ? »
Ils diraient :
« D'où venez-vous, nuit ? »
*
Sont-ils aussi des cœurs, des
cerveaux, des entrailles ?
Cherchent-ils comme nous le
mot jamais trouvé ?
Ont-ils des Spinosa qui
frappent aux murailles,
Des Lucrèce niant tout ce
qu'on a rêvé,
Qui, du noir infini
feuilletant les registres,
Ont écrit : Rien, au bas
de ses pages sinistres ;
Et, penchés sur l'abîme, ont
dit : « L'œil est crevé ! »
Tous ces êtres, comme
nous-même,
S'en vont en pâles
tourbillons ;
La création mêle et sème
Leur cendre à de nouveaux
sillons ;
Un vient, un autre le
remplace,
Et passe sans laisser de
trace ;
Le souffle les crée et les
chasse ;
Le gouffre en proie aux
quatre vents,
Comme la mer aux vastes lames,
Mêle éternellement ses
flammes
À ce sombre écroulement
d'âmes,
De fantômes et de vivants !
L'abîme semble fou sous
l'ouragan de l'être.
Quelle tempête autour de
l'astre radieux !
Tout ne doit que surgir, flotter
et disparaître,
Jusqu'à ce que la nuit ferme
à son tour ses yeux ;
Car, un jour, il faudra que l'étoile
aussi tombe ;
L'étoile voit neiger les âmes
dans la tombe,
L'âme verra neiger les astres
dans les cieux !
*
Par instants, dans le vague
espace,
Regarde, enfant ! tu vas
la voir !
Une brusque planète
passe ;
C'est d'abord au loin un
point noir ;
Plus prompte que la trombe
folle,
Elle vient, court, approche, vole ;
À peine a lui son auréole,
Que déjà, remplissant le ciel,
Sa rondeur farouche commence
À cacher le gouffre en
démence,
Et semble ton couvercle
immense,
Ô puits du vertige éternel !
C'est elle ! éclair !
voilà sa livide surface
Avec tous les frissons de ses
océans verts !
Elle apparaît, s'en va, décroît,
pâlit, s'efface,
Et rentre, atome obscur, aux
cieux d'ombre couverts,
Et tout s'évanouit, vaste
aspect, bruit sublime… –
Quel est ce projectile inouï
de l'abîme ?
Ô boulets monstrueux qui sont
des univers !
Dans un éloignement nocturne,
Roule avec un râle effrayant
Quelque épouvantable Saturne
Tournant son anneau
flamboyant ;
La braise en pleut comme d'un
crible ;
Jean de Patmos, l'esprit terrible,
Vit en songe cet astre
horrible
Et tomba presque
évanoui ;
Car, rêvant sa noire épopée,
Il crut, d'éclairs enveloppée,
Voir fuir une roue, échappée
Au sombre char d'Adonaï !
Et, par instants encor, –
tout va-t-il se dissoudre ? –
Parmi ces mondes, fauve, accourant
à grand bruit,
Une comète aux crins de
flamme, aux yeux de foudre,
Surgit, et les regarde, et, blême,
approche et luit ;
Puis s'évade en hurlant, pâle
et surnaturelle,
Traînant sa chevelure éparse
derrière elle,
Comme une Canidie affreuse
qui s'enfuit.
Quelques-uns de ces globes
meurent ;
Dans le semoun et le mistral
Leurs mers sanglotent, leurs
flots pleurent ;
Leur flanc crache un brasier
central.
Sphères par la neige
engourdies,
Ils ont d'étranges maladies,
Pestes, déluges, incendies,
Tremblements profonds et
fréquents ;
Leur propre abîme les
consume ;
Leur haleine flamboie et
fume ;
On entend de loin dans leur
brume
La toux lugubre des volcans.
*
Ils sont ! ils vont !
ceux-ci brillants, ceux-là difformes,
Tous portant des vivants et
des créations !
Ils jettent dans l'azur des
cônes d'ombre énormes,
Ténèbres qui des cieux
traversent les rayons,
Où le regard, ainsi que des
flambeaux farouches
L'un après l'autre éteints
par d'invisibles bouches,
Voit plonger tour à tour les
constellations !
Quel Zorobabel formidable,
Quel Dédale vertigineux,
Cieux ! a bâti dans
l'insondable
Tout ce noir chaos lumineux ?
Soleils, astres aux larges
queues,
Gouffres ! ô millions de
lieues !
Sombres architectures bleues !
Quel bras a fait, créé, produit
Ces tours d'or que nuls yeux
ne comptent,
Ces firmaments qui se
confrontent,
Ces Babels d'étoiles qui
montent
Dans ces Babylones de nuit ?
Qui, dans l'ombre vivante et
l'aube sépulcrale,
Qui, dans l'horreur fatale et
dans l'amour profond,
A tordu ta splendide et
sinistre spirale,
Ciel, où les univers se font
et se défont ?
Un double précipice à la fois
les réclame.
« Immensité ! »
dit l'être. « Éternité ! » dit l'âme.
À jamais ! le sans fin
roule dans le sans fond.
*
L'Inconnu, celui dont maint
sage
Dans la brume obscure a douté,
L'immobile et muet visage,
Le voile de l'éternité,
A, pour montrer son ombre au
crime,
Sa flamme au juste magnanime,
Jeté pêle-mêle à l'abîme
Tous ses masques, noirs ou
vermeils ;
Dans les éthers inaccessibles,
Ils flottent, cachés ou
visibles ;
Et ce sont ces masques
terribles
Que nous appelons les soleils !
Et les peuples ont vu passer
dans les ténèbres
Ces spectres de la nuit que
nul ne pénétra ;
Et flamines, santons, brahmanes,
mages, guèbres,
Ont crié : Jupiter !
Allah ! Vishnou ! Mithra !
Un jour, dans les lieux bas, sur
les hauteurs suprêmes,
Tous ces masques hagards
s'effaceront d'eux-mêmes ;
Alors, la face immense et
calme apparaîtra !
III
*
Enfant ! l'autre de ces
deux mondes,
C'est le cœur d'un homme !
– parfois,
Comme une perle au fond des ondes,
Dieu cache une âme au fond
des bois.
Dieu cache un homme sous les
chênes ;
Et le sacre en d'austères
lieux
Avec le silence des plaines,
L'ombre des monts, l'azur des
cieux !
Ô ma fille ! avec son
mystère
Le soir envahit pas à pas
L'esprit d'un prêtre
involontaire,
Près de ce feu qui luit
là-bas !
Cet homme, dans quelque ruine,
Avec la ronce et le lézard,
Vit sous la brume et la
bruine,
Fruit tombé de l'arbre hasard !
Il est devenu presque
fauve ;
Son bâton est son seul appui.
En le voyant, l'homme se
sauve ;
La bête seule vient à lui.
Il est l'être crépusculaire.
On a peur de
l'apercevoir ;
Pâtre tant que le jour
l'éclaire,
Fantôme dès que vient le
soir.
La faneuse dans la clairière
Le voit quand il fait, par
moment,
Comme une ombre hors de sa
bière,
Un pas hors de l'isolement.
Son vêtement dans ces
décombres,
C'est un sac de cendre et de
deuil,
Linceul troué par les clous
sombres
De la misère, ce cercueil.
Le pommier lui jette ses
pommes ;
Il vit dans l'ombre
enseveli ;
C'est un pauvre homme loin
des hommes,
C'est un habitant de
l'oubli ;
C'est un indigent sous la
bure,
Un vieux front de la pauvreté,
Un haillon dans une masure,
Un esprit dans l'immensité !
*
Dans la nature transparente,
C'est l'œil des regards
ingénus,
Un penseur à l'âme ignorante,
Un grave marcheur aux pieds
nus !
Oui, c'est un cœur, une
prunelle,
C'est un souffrant, c'est un
songeur,
Sur qui la lueur éternelle
Fait trembler sa vague
rougeur.
Il est là, l'âme aux cieux
ravie,
Et, près d'un branchage enflammé,
Pense, lui-même par la vie
Tison à demi consumé.
Il est calme en cette ombre
épaisse ;
Il aura bien toujours un peu
D'herbe pour que son bétail
paisse,
De bois pour attiser son feu.
Nos luttes, nos chocs, nos
désastres,
Il les ignore ; il ne veut
rien
Que, la nuit, le regard des
astres,
Le jour, le regard de son
chien.
Son troupeau gît sur l'herbe
unie ;
Il est là, lui, pasteur, ami,
Seul éveillé, comme un génie
À côté d'un peuple endormi.
Ses brebis, d'un rien remuées,
Ouvrant l'œil près du feu qui
luit,
Aperçoivent sous les nuées
Sa forme droite dans la
nuit ;
Et, bouc qui bêle, agneau qui
danse,
Dorment dans les bois
hasardeux
Sous ce grand spectre
Providence
Qu'ils sentent debout auprès
d'eux.
*
Le pâtre songe, solitaire,
Pauvre et nu, mangeant son
pain bis ;
Il ne connaît rien de la
terre
Que ce que broute la brebis.
Pourtant, il sait que l'homme
souffre ;
Mais il sonde l'éther
profond.
Toute solitude est un gouffre,
Toute solitude est un mont.
Dès qu'il est debout sur ce
faîte,
Le ciel reprend cet
étranger ;
La Judée avait le prophète,
La Chaldée avait le berger.
Ils tâtaient le ciel l'un et
l'autre ;
Et, plus tard, sous le feu
divin,
Du prophète naquit l'apôtre,
Du pâtre naquit le devin.
La foule raillait leur
démence ;
Et l'homme dut, aux jours
passés,
À ces ignorants la science,
La sagesse à ces insensés.
La nuit voyait, témoin
austère,
Se rencontrer sur les
hauteurs,
Face à face dans le mystère,
Les prophètes et les
pasteurs.
– Où marchez-vous, tremblants
prophètes ?
– Où courez-vous, pâtres
troublés ?
Ainsi parlaient ces sombres
têtes,
Et l'ombre leur criait :
Allez !
Aujourd'hui, l'on ne sait
plus même
Qui monta le plus de degrés
Des Zoroastres au front blême
Ou des Abrahams effarés.
Et, quand nos yeux, qui les
admirent,
Veulent mesurer leur chemin,
Et savoir quels sont ceux qui
mirent
Le plus de jour dans l'œil
humain,
Du noir passé perçant les
voiles,
Notre esprit flotte sans
repos
Entre tous ces compteurs
d'étoiles
Et tous ces compteurs de
troupeaux.
*
Dans nos temps, où l'aube
enfin dore
Les bords du terrestre ravin,
Le rêve humain s'approche
encore
Plus près de l'idéal divin.
L'homme que la brume
enveloppe,
Dans le ciel que Jésus ouvrit,
Comme à travers un télescope
Regarde à travers son esprit.
L'âme humaine, après le
Calvaire,
A plus d'ampleur et de
rayon ;
Le grossissement de ce verre
Grandit encor la vision.
La solitude vénérable
Mène aujourd'hui l'homme
sacré
Plus avant dans
l'impénétrable,
Plus loin dans le démesuré.
Oui, si dans l'homme, que le
nombre
Et le temps trompent tour à
tour,
La foule dégorge de l'ombre,
La solitude fait le jour.
Le désert au ciel nous
convie.
Ô seuil de l'azur !
l'homme seul,
Vivant qui voit hors de la
vie,
Lève d'avance son linceul.
Il parle aux voix que Dieu
fit taire,
Mêlant sur son front pastoral
Aux lueurs troubles de la
terre
Le serein rayon sépulcral.
Dans le désert, l'esprit qui
pense
Subit par degrés sous les
cieux
La dilatation immense
De l'infini mystérieux.
Il plonge au fond. Calme, il
savoure
Le réel, le vrai, l'élément.
Toute la grandeur qui
l'entoure
Le pénètre confusément.
Sans qu'il s'en doute, il va,
se dompte,
Marche, et, grandissant en
raison,
Croît comme l'herbe aux
champs, et monte
Comme l'aurore à l'horizon.
Il voit, il adore, il
s'effare ;
Il entend le clairon du ciel,
Et l'universelle fanfare
Dans le silence universel.
Avec ses fleurs au pur calice,
Avec sa mer pleine de deuil,
Qui donne un baiser de
complice
À l'âpre bouche de l'écueil,
Avec sa plaine, vaste bible,
Son mont noir, son brouillard
fuyant,
Regards du visage invisible,
Syllabes du mot
flamboyant ;
Avec sa paix, avec son
trouble,
Son bois voilé, son rocher nu,
Avec son écho qui redouble
Toutes les voix de l'inconnu,
La solitude éclaire, enflamme,
Attire l'homme aux grands
aimants,
Et lentement compose une âme
De tous les éblouissements !
L'homme en son sein palpite
et vibre,
Ouvrant son aile, ouvrant ses
yeux,
Étrange oiseau d'autant plus
libre
Que le mystère le tient
mieux.
Il sent croître en lui, d'heure
en heure,
L'humble foi, l'amour recueilli,
Et la mémoire antérieure
Qui le remplit d'un vaste
oubli.
Il a des soifs
inassouvies ;
Dans son passé vertigineux,
Il sent revivre d'autres
vies ;
De son âme il compte les
nœuds.
Il cherche au fond des
sombres dômes
Sous quelles formes il a
lui ;
Il entend ses propres
fantômes
Qui lui parlent derrière lui.
Il sent que l'humaine
aventure
N'est rien qu'une
apparition ;
Il se dit : – Chaque
créature
Est toute la création.
Il se dit : – Mourir, c'est
connaître ;
Nous cherchons l'issue à
tâtons.
J'étais, je suis, et je dois
être.
L'ombre est une échelle.
Montons. –
Il se dit : – Le vrai, c'est
le centre.
Le reste est apparence ou
bruit.
Cherchons le lion, et non
l'antre ;
Allons où l'œil fixe reluit.
–
Il sent plus que l'homme en
lui naître ;
Il sent, jusque dans ses
sommeils,
Lueur à lueur, dans son être,
L'infiltration des soleils.
Ils cessent d'être son
problème ;
Un astre est un voile. Il
veut mieux ;
Il reçoit de leur rayon même
Le regard qui va plus loin
qu'eux.
*
Pendant que, nous, hommes des
villes,
Nous croyons prendre un vaste
essor
Lorsqu'entre en nos prunelles
viles
Le spectre d'une étoile
d'or ;
Que, savants dont la vue est
basse,
Nous nous ruons et nous
brûlons
Dans le premier astre qui
passe,
Comme aux lampes les
papillons,
Et qu'oubliant le nécessaire,
Nous contentant de
l'incomplet,
Croyant éclairés, ô misère !
Ceux qu'éclaire le feu follet,
Prenant pour l'être et pour
l'essence
Les fantômes du ciel profond,
Voulant nous faire une
science
Avec des formes qui s'en vont,
Ne comprenant, pour nous
distraire
De la terre, où l'homme est
damné,
Qu'un autre monde, sombre
frère
De notre globe infortuné,
Comme l'oiseau né dans la
cage,
Qui, s'il fuit, n'a qu'un vol
étroit,
Ne sait pas trouver le bocage,
Et va d'un toit à l'autre
toit ;
Chercheurs que le néant
captive,
Qui, dans l'ombre, avons en
passant
La curiosité chétive
Du ciron pour le ver luisant,
Poussière admirant la
poussière,
Nous poursuivons obstinément,
Grains de cendre, un grain de
lumière
En fuite dans le firmament !
Pendant que notre âme humble
et lasse
S'arrête au seuil du ciel
béni,
Et va becqueter dans l'espace
Une miette de l'infini,
Lui, ce berger, ce passant
frêle,
Ce pauvre gardeur de bétail
Que la cathédrale éternelle
Abrite sous son noir portail,
Cet homme qui ne sait pas
lire,
Cet hôte des arbres mouvants,
Qui ne connaît pas d'autre
lyre
Que les grands bois et les
grands vents,
Lui, dont l'âme semble
étouffée,
Il s'envole, et, touchant le
but,
Boit avec la coupe d'Orphée
À la source où Moïse but !
Lui, ce pâtre, en sa Thébaïde,
Cet ignorant, cet indigent,
Sans docteur, sans maître, sans
guide,
Fouillant, scrutant, interrogeant
De sa roche où la paix
séjourne,
Les cieux noirs, les bleus
horizons,
Double ornière où sans cesse
tourne
La roue énorme des
saisons ;
Seul, quand mai vide sa
corbeille,
Quand octobre emplit son
panier ;
Seul, quand l'hiver à notre
oreille
Vient siffler, gronder, et
nier ;
Quand sur notre terre, où se
joue
Le blanc flocon flottant sans
bruit,
La mort, spectre vierge, secoue,
Ses ailes pâles dans la
nuit ;
Quand, nous glaçant jusqu'aux
vertèbres,
Nous jetant la neige en
rêvant,
Ce sombre cygne des ténèbres
Laisse tomber sa plume au
vent ;
Quand la mer tourmente la
barque ;
Quand la plaine est là, ressemblant
À la morte dont un drap marque
L'obscur profil sinistre et
blanc ;
Seul sur cet âpre monticule,
À l'heure où, sous le ciel
dormant,
Les méduses du crépuscule
Montrent leur face
vaguement ;
Seul la nuit, quand dorment
ses chèvres,
Quand la terre et l'immensité
Se referment comme deux
lèvres
Après que le psaume est
chanté ;
Seul, quand renaît le jour
sonore,
À l'heure où sur le mont
lointain
Flamboie et frissonne
l'aurore,
Crête rouge du coq
matin ;
Seul, toujours seul, l'été, l'automne ;
Front sans remords et sans
effroi
À qui le nuage qui tonne
Dit tout bas : Ce n'est
pas pour toi !
Oubliant dans ces grandes
choses
Les trous de ses pauvres
habits,
Comparant la douceur des
roses
À la douceur de la brebis,
Sondant l'être, la loi
fatale ;
L'amour, la mort, la fleur, le
fruit ;
Voyant l'auréole idéale
Sortir de toute cette nuit,
Il sent, faisant passer le
monde
Par sa pensée à chaque
instant,
Dans cette obscurité profonde
Son œil devenir
éclatant ;
Et, dépassant la créature,
Montant toujours, toujours
accru,
Il regarde tant la nature,
Que la nature a disparu !
Car, des effets allant aux
causes,
L'œil perce et franchit le
miroir,
Enfant ; et contempler
les choses,
C'est finir par ne plus les
voir.
La matière tombe détruite
Devant l'esprit aux yeux de
lynx ;
Voir, c'est rejeter ; la
poursuite
De l'énigme est l'oubli du
sphynx.
Il ne voit plus le ver qui
rampe,
La feuille morte émue au vent,
Le pré, la source où l'oiseau
trempe
Son petit pied rose en
buvant ;
Ni l'araignée, hydre étoilée,
Au centre du mal se tenant,
Ni l'abeille, lumière ailée,
Ni la fleur, parfum
rayonnant ;
Ni l'arbre où sur l'écorce
dure
L'amant grave un chiffre d'un
jour,
Que les ans font croître à
mesure
Qu'ils font décroître son
amour.
Il ne voit plus la vigne mûre,
La ville, large toit fumant,
Ni la campagne, ce murmure,
Ni la mer, ce
rugissement ;
Ni l'aube dorant les prairies,
Ni le couchant aux longs
rayons,
Ni tous ces tas de pierreries
Qu'on nomme constellations,
Que l'éther de son ombre
couvre,
Et qu'entrevoit notre œil
terni
Quand la nuit curieuse entr'ouvre
Le sombre écrin de
l'infini ;
Il ne voit plus Saturne pâle,
Mars écarlate, Arcturus bleu,
Sirius, couronne d'opale,
Aldebaran, turban de
feu ;
Ni les mondes, esquifs sans
voiles,
Ni, dans le grand ciel sans
milieu,
Toute cette cendre
d'étoiles ;
Il voit l'astre unique ;
il voit Dieu !
*
Il le regarde, il le
contemple ;
Vision que rien n'interrompt !
Il devient tombe, il devient
temple,
Le mystère flambe à son
front.
Œil serein dans l'ombre
ondoyante,
Il a conquis, il a compris,
Il aime ; il est l'âme
voyante
Parmi nos ténébreux esprits.
Il marche, heureux et plein
d'aurore,
De plain-pied avec
l'élément ;
Il croit, il accepte. Il
ignore
Le doute, notre
escarpement ;
Le doute, qu'entourent les
vides,
Bord que nul ne peut enjamber,
Où nous nous arrêtons
stupides,
Disant : Avancer, c'est
tomber !
Le doute, roche où nos
pensées
Errent loin du pré qui
fleurit,
Où vont et viennent, dispersées,
Toutes ces chèvres de
l'esprit !
Quand Hobbes dit :
« Quelle est la base ? »
Quand Locke dit :
« Quelle est la loi ? »
Que font à sa splendide
extase
Ces dialogues de l'effroi ?
Qu'importe à cet anachorète
De la caverne Vérité,
L'homme qui dans l'homme
s'arrête,
La nuit qui croit à sa clarté ?
Que lui fait la philosophie,
Calcul, algèbre, orgueil puni,
Que sur les cimes pétrifie
L'effarement de l'infini !
Lueurs que couvre la fumée !
Sciences disant : Que
sait-on ?
Qui, de l'aveugle Ptolémée,
Montent au myope Newton !
Que lui font les choses
bornées,
Grands, petits, couronnes, carcans ?
L'ombre qui sort des cheminées
Vaut l'ombre qui sort des
volcans.
Que lui font la larve et la
cendre,
Et, dans les tourbillons
mouvants,
Toutes les formes que peut
prendre
L'obscur nuage des vivants ?
Que lui fait l'assurance
triste
Des créatures dans leurs
nuits ?
La terre s'écriant :
J'existe !
Le soleil répliquant :
Je suis !
Quand le spectre, dans le
mystère,
S'affirme à l'apparition,
Qu'importe à cet œil
solitaire
Qui s'éblouit du seul rayon ?
Que lui fait l'astre, autel
et prêtre
De sa propre religion,
Qui dit : Rien hors de
moi ! – quand l'être
Se nomme Gouffre et Légion !
Que lui font, sur son sacré
faîte,
Les démentis audacieux
Que donne aux soleils la
comète,
Cette hérésiarque des cieux ?
Que lui fait le temps, cette
brume ?
L'espace, cette illusion ?
Que lui fait l'éternelle
écume
De l'océan Création ?
Il boit, hors de
l'inabordable,
Du surhumain, du sidéral,
Les délices du formidable,
L'âpre ivresse de
l'idéal ;
Son être, dont rien ne
surnage,
S'engloutit dans le gouffre
bleu ;
Il fait ce sublime
naufrage ;
Et, murmurant sans
cesse : – Dieu, –
Parmi les feuillages
farouches,
Il songe, l'âme et l'œil
là-haut,
À l'imbécillité des bouches
Qui prononcent un autre mot !
*
Il le voit, ce soleil unique,
Fécondant, travaillant, créant,
Par le rayon qu'il communique
Égalant l'atome au géant,
Semant de feux, de souffles, d'ondes,
Les tourbillons d'obscurité,
Emplissant d'étincelles
mondes
L'épouvantable
immensité ;
Remuant, dans l'ombre et les
brumes,
De sombres forces dans les
cieux
Qui font comme des bruits
d'enclumes
Sous des marteaux mystérieux,
Doux pour le nid du
rouge-gorge,
Terrible aux satans qu'il
détruit ;
Et, comme aux lueurs d'une
forge,
Un mur s'éclaire dans la nuit,
On distingue en l'ombre où
nous sommes,
On reconnaît dans ce bas lieu,
À sa clarté parmi les hommes,
L'âme qui réverbère Dieu !
Et ce pâtre devient
auguste ;
Jusqu'à l'auréole monté,
Étant le sage, il est le
juste ;
Ô ma fille, cette clarté
Sœur du grand flambeau des
génies,
Faite de tous les rayons purs
Et de toutes les harmonies
Qui flottent dans tous les
azurs,
Plus belle dans une chaumière,
Éclairant hier par demain,
Cette éblouissante lumière,
Cette blancheur du cœur
humain
S'appelle en ce monde, où
l'honnête
Et le vrai des vents est
battu,
Innocence avant la tempête,
Après la tempête vertu !
*
Voilà donc ce que fait la
solitude à l'homme ;
Elle lui montre Dieu, le
dévoile et le nomme ;
Sacre l'obscurité,
Pénètre de splendeur le pâtre
qui s'y plonge,
Et, dans les profondeurs de
son immense songe.
T'allume, ô vérité !
Elle emplit l'ignorant de la
science énorme ;
Ce que le cèdre voit, ce que
devine l'orme,
Ce que le chêne sent,
Dieu, l'être, l'infini, l'éternité,
l'abîme,
Dans l'ombre elle le mêle à
la candeur sublime
D'un pâtre frémissant.
L'homme n'est qu'une lampe, elle
en fait une étoile.
Et ce pâtre devient, sous son
haillon de toile,
Un mage ; et, par
moments,
Aux fleurs, parfums du temple,
aux arbres, noirs pilastres,
Apparaît couronné d'une tiare
d'astres,
Vêtu de flamboiements !
Il ne se doute pas de cette
grandeur sombre :
Assis près de son feu que la
broussaille encombre,
Devant l'être béant,
Humble, il pense ; et, chétif,
sans orgueil, sans envie,
Il se courbe, et sent mieux, près
du gouffre de vie,
Son gouffre de néant.
Quand il sort de son rêve, il
revoit la nature.
Il parle à la nuée, errant à
l'aventure,
Dans l'azur émigrant ;
Il dit : « Que ton
encens est chaste, ô clématite ! »
Il dit au doux oiseau :
« Que ton aile est petite,
« Mais que ton vol est
grand ! »
Le soir, quand il voit
l'homme aller vers les villages,
Glaneuses, bûcherons qui
traînent des feuillages,
Et les pauvres chevaux
Que le laboureur bat et
fouette avec colère,
Sans songer que le vent va le
rendre à son frère
Le marin sur les flots ;
Quand il voit les forçats
passer, portant leur charge,
Les soldats, les pêcheurs
pris par la nuit, au large,
Et hâtant leur retour,
Il leur envoie à tous, du
haut du mont nocturne,
La bénédiction qu'il a puisée
à l'urne
De l'insondable amour !
Et, tandis qu'il est là, vivant
sur sa colline,
Content, se prosternant dans
tout ce qui s'incline,
Doux rêveur bienfaisant,
Emplissant le vallon, le
champ, le toit de mousse,
Et l'herbe et le rocher de la
majesté douce
De son cœur innocent,
S'il passe par hasard, près
de sa paix féconde,
Un de ces grands esprits en
butte aux flots du monde
Révolté devant eux,
Qui craignent à la fois, sur
ces vagues funèbres,
La terre de granit et le ciel
de ténèbres,
L'homme ingrat, Dieu
douteux ;
Peut-être, à son insu, que ce
pasteur paisible,
Et dont l'obscurité rend la
lueur visible,
Homme heureux sans effort,
Entrevu par cette âme en
proie au choc de l'onde,
Va lui jeter soudain quelque
clarté profonde
Qui lui montre le port !
Ainsi ce feu peut-être, aux
flancs du rocher sombre,
Là-bas est aperçu par quelque
nef qui sombre
Entre le ciel et l'eau ;
Humble, il la guide au loin
de son reflet rougeâtre,
Et du même rayon dont il
réchauffe un pâtre,
Il sauve un grand vaisseau !
IV
Et je repris, montrant à
l'enfant adorée
L'obscur feu du pasteur et
l'étoile sacrée :
De ces deux feux, perçant le
soir qui s'assombrit,
L'un révèle un soleil, l'autre
annonce un esprit.
C'est l'infini que notre œil
sonde ;
Mesurons tout à Dieu, qui
seul crée et conçoit !
C'est l'astre qui le prouve
et l'esprit qui le voit ;
Une âme est plus grande qu'un
monde.
Enfant, ce feu de pâtre à
cette âme mêlé,
Et cet astre, splendeur du
plafond constellé
Que l'éclair et la foudre
gardent,
Ces deux phares du gouffre où
l'être flotte et fuit,
Ces deux clartés du deuil, ces
deux yeux de la nuit,
Dans l'immensité se
regardent.
Ils se connaissent ;
l'astre envoie au feu des bois
Toute l'énormité de l'abîme à
la fois,
Les baisers de l'azur superbe,
Et l'éblouissement des
visions d'Endor ;
Et le doux feu de pâtre
envoie à l'astre d'or
Le frémissement du brin
d'herbe.
Le feu de pâtre dit : –
La mère pleure, hélas !
L'enfant a froid, le père a
faim, l'aïeul est las ;
Tout est noir ; la
montée est rude ;
Le pas tremble, éclairé par
un tremblant flambeau ;
L'homme au berceau chancelle
et trébuche au tombeau.
L'étoile répond : –
Certitude !
De chacun d'eux s'envole un
rayon fraternel,
L'un plein d'humanité, l'autre
rempli de ciel ;
Dieu les prend, et joint leur
lumière,
Et sa main, sous qui l'âme, aigle
de flamme, éclôt,
Fait du rayon d'en bas et du
rayon d'en haut
Les deux ailes de la prière.
TOME II
AUJOURD'HUI
1843-1856
LIVRE QUATRIÈME
PAUCA MEÆ
I.
Pure Innocence ! Vertu sainte !
Ô les deux sommets d'ici-bas !
Où croissent, sans ombre et
sans crainte,
Les deux palmes des deux
combats !
Palme du combat Ignorance !
Palme du combat Vérité !
L'âme, à travers sa
transparence,
Voit trembler leur double
clarté.
Innocence ! Vertu !
sublimes
Même pour l'œil mort du
méchant !
On voit dans l'azur ces deux
cimes,
L'une au levant, l'autre au
couchant.
Elles guident la nef qui
sombre ;
L'une est phare, et l'autre
est flambeau ;
L'une a le berceau dans son
ombre,
L'autre en son ombre a le
tombeau.
C'est sous la terre
infortunée
Que commence, obscure à nos
yeux,
La ligne de la
destinée ;
Elles l'achèvent dans les
cieux.
Elles montrent, malgré les
voiles
Et l'ombre du fatal milieu,
Nos âmes touchant les étoiles
Et la candeur mêlée au bleu.
Elles éclairent les
problèmes ;
Elles disent le
lendemain ;
Elles sont les blancheurs
suprêmes
De tout le sombre gouffre
humain.
L'archange effleure de son
aile
Ce faîte où Jéhovah
s'assied ;
Et sur cette neige éternelle
On voit l'empreinte d'un seul
pied.
Cette trace qui nous enseigne,
Ce pied blanc, ce pied fait
de jour,
Ce pied rose, hélas !
car il saigne,
Ce pied nu, c'est le tien, amour !
II.
15 février 1843
Aime celui qui t'aime, et
sois heureuse en lui.
– Adieu ! – sois
son trésor, ô toi qui fus le nôtre !
Va, mon enfant béni, d'une
famille à l'autre.
Emporte le bonheur et
laisse-nous l'ennui !
Ici, l'on te retient ;
là-bas, on te désire.
Fille, épouse, ange, enfant, fais
ton double devoir.
Donne-nous un regret, donne-leur
un espoir,
Sors avec une larme !
entre avec un sourire !
III. Trois ans après
Il est temps que je me
repose ;
Je suis terrassé par le sort.
Ne me parlez pas d'autre
chose
Que des ténèbres où l'on dort !
Que veut-on que je recommence ?
Je ne demande désormais
À la création immense
Qu'un peu de silence et de paix !
Pourquoi m'appelez-vous
encore ?
J'ai fait ma tâche et mon
devoir.
Qui travaillait avant
l'aurore,
Peut s'en aller avant le
soir.
À vingt ans, deuil et
solitude !
Mes yeux, baissés vers le
gazon,
Perdirent la douce habitude
De voir ma mère à la maison.
Elle nous quitta pour la
tombe ;
Et vous savez bien
qu'aujourd'hui
Je cherche, en cette nuit qui
tombe,
Un autre ange qui s'est enfui !
Vous savez que je désespère,
Que ma force en vain se
défend,
Et que je souffre comme père,
Moi qui souffris tant comme
enfant !
Mon œuvre n'est pas terminée,
Dites-vous. Comme Adam banni,
Je regarde ma destinée,
Et je vois bien que j'ai
fini.
L'humble enfant que Dieu m'a
ravie
Rien qu'en m'aimant savait
m'aider ;
C'était le bonheur de ma vie
De voir ses yeux me regarder.
Si ce Dieu n'a pas voulu
clore
L'œuvre qu'il me fit
commencer,
S'il veut que je travaille
encore,
Il n'avait qu'à me la laisser !
Il n'avait qu'à me laisser
vivre
Avec ma fille à mes côtés,
Dans cette extase où je
m'enivre
De mystérieuses clartés !
Ces clartés, jour d'une autre
sphère,
Ô Dieu jaloux, tu nous les
vends !
Pourquoi m'as-tu pris la
lumière
Que j'avais parmi les vivants ?
As-tu donc pensé, fatal
maître,
Qu'à force de te contempler,
Je ne voyais plus ce doux
être,
Et qu'il pouvait bien s'en
aller !
T'es-tu dit que l'homme, vaine
ombre,
Hélas ! perd son
humanité
À trop voir cette splendeur
sombre
Qu'on appelle la vérité ?
Qu'on peut le frapper sans
qu'il souffre,
Que son cœur est mort dans
l'ennui,
Et qu'à force de voir le
gouffre,
Il n'a plus qu'un abîme en
lui ?
Qu'il va, stoïque, où tu
l'envoies,
Et que désormais, endurci,
N'ayant plus ici-bas de joies,
Il n'a plus de douleurs aussi ?
As-tu pensé qu'une âme tendre
S'ouvre à toi pour se mieux
fermer,
Et que ceux qui veulent
comprendre
Finissent par ne plus aimer ?
Ô Dieu ! vraiment, as-tu
pu croire
Que je préférais, sous les
cieux,
L'effrayant rayon de ta
gloire
Aux douces lueurs de ses yeux !
Si j'avais su tes lois
moroses,
Et qu'au même esprit enchanté
Tu ne donnes point ces deux choses,
Le bonheur et la vérité,
Plutôt que de lever tes
voiles,
Et de chercher, cœur triste
et pur,
À te voir au fond des étoiles,
Ô Dieu sombre d'un monde
obscur,
J'eusse aimé mieux, loin de
ta face,
Suivre, heureux, un étroit
chemin,
Et n'être qu'un homme qui
passe
Tenant son enfant par la main !
Maintenant, je veux qu'on me
laisse !
J'ai fini ! le sort est
vainqueur.
Que vient-on rallumer sans
cesse
Dans l'ombre qui m'emplit le
cœur ?
Vous qui me parlez, vous me
dites
Qu'il faut, rappelant ma
raison,
Guider les foules décrépites
Vers les lueurs de
l'horizon ;
Qu'à l'heure où les peuples
se lèvent,
Tout penseur suit un but
profond ;
Qu'il se doit à tous ceux qui
rêvent,
Qu'il se doit à tous ceux qui
vont !
Qu'une âme, qu'un feu pur
anime,
Doit hâter, avec sa clarté,
L'épanouissement sublime
De la future humanité ;
Qu'il faut prendre part, cœurs
fidèles,
Sans redouter les océans,
Aux fêtes des choses
nouvelles,
Aux combats des esprits
géants !
Vous voyez des pleurs sur ma
joue,
Et vous m'abordez mécontents,
Comme par le bras on secoue
Un homme qui dort trop
longtemps.
Mais songez à ce que vous
faites !
Hélas ! cet ange au
front si beau,
Quand vous m'appelez à vos
fêtes,
Peut-être a froid dans son
tombeau.
Peut-être, livide et pâlie,
Dit-elle dans son lit
étroit :
« Est-ce que mon père
m'oublie
Et n'est plus là, que j'ai si
froid ? »
Quoi ! lorsqu'à peine je
résiste
Aux choses dont je me
souviens,
Quand je suis brisé, las et
triste,
Quand je l'entends qui me
dit : « Viens ! »
Quoi ! vous voulez que
je souhaite,
Moi, plié par un coup soudain,
La rumeur qui suit le poète,
Le bruit que fait le paladin !
Vous voulez que j'aspire
encore
Aux triomphes doux et dorés !
Que j'annonce aux dormeurs
l'aurore !
Que je crie :
« Allez ! espérez ! »
Vous voulez que, dans la
mêlée,
Je rentre ardent parmi les
forts,
Les yeux à la voûte étoilée…
–
Oh ! l'herbe épaisse où
sont les morts !
IV.
Oh ! je fus comme fou
dans le premier moment,
Hélas ! et je pleurai
trois jours amèrement.
Vous tous à qui Dieu prit
votre chère espérance,
Pères, mères, dont l'âme a
souffert ma souffrance,
Tout ce que j'éprouvais, l'avez-vous
éprouvé ?
Je voulais me briser le front
sur le pavé ;
Puis je me révoltais, et, par
moments, terrible,
Je fixais mes regards sur
cette chose horrible,
Et je n'y croyais pas, et je
m'écriais : Non !
– Est-ce que Dieu permet
de ces malheurs sans nom
Qui font que dans le cœur le
désespoir se lève ? –
Il me semblait que tout
n'était qu'un affreux rêve,
Qu'elle ne pouvait pas
m'avoir ainsi quitté,
Que je l'entendais rire en la
chambre à côté,
Que c'était impossible enfin
qu'elle fût morte,
Et que j'allais la voir
entrer par cette porte !
Oh ! que de fois j'ai
dit : Silence ! elle a parlé !
Tenez ! voici le bruit
de sa main sur la clé !
Attendez ! elle vient !
laissez-moi, que j'écoute !
Car elle est quelque part
dans la maison sans doute !
V.
Elle avait pris ce pli dans
son âge enfantin
De venir dans ma chambre un
peu chaque matin ;
Je l'attendais ainsi qu'un
rayon qu'on espère ;
Elle entrait et disait :
« Bonjour, mon petit père « ;
Prenait ma plume, ouvrait mes
livres, s'asseyait
Sur mon lit, dérangeait mes
papiers, et riait,
Puis soudain s'en allait
comme un oiseau qui passe.
Alors, je reprenais, la tête
un peu moins lasse,
Mon œuvre interrompue, et, tout
en écrivant,
Parmi mes manuscrits je
rencontrais souvent
Quelque arabesque folle et
qu'elle avait tracée,
Et mainte page blanche entre
ses mains froissée
Où, je ne sais comment, venaient
mes plus doux vers.
Elle aimait Dieu, les fleurs,
les astres, les prés verts,
Et c'était un esprit avant
d'être une femme.
Son regard reflétait la
clarté de son âme.
Elle me consultait sur tout à
tous moments.
Oh ! que de soirs
d'hiver radieux et charmants,
Passés à raisonner langue, histoire
et grammaire,
Mes quatre enfants groupés
sur mes genoux, leur mère
Tout près, quelques amis
causant au coin du feu !
J'appelais cette vie être
content de peu !
Et dire qu'elle est morte !
hélas ! que Dieu m'assiste !
Je n'étais jamais gai quand
je la sentais triste ;
J'étais morne au milieu du
bal le plus joyeux
Si j'avais, en partant, vu
quelque ombre en ses yeux.
VI.
Quand nous habitions tous
ensemble
Sur nos collines d'autrefois,
Où l'eau court, où le buisson
tremble,
Dans la maison qui touche aux
bois,
Elle avait dix ans, et moi
trente ;
J'étais pour elle l'univers.
Oh ! comme l'herbe est
odorante
Sous les arbres profonds et
verts !
Elle faisait mon sort
prospère,
Mon travail léger, mon ciel bleu.
Lorsqu'elle me disait :
Mon père,
Tout mon cœur
s'écriait : Mon Dieu !
À travers mes songes sans
nombre,
J'écoutais son parler joyeux,
Et mon front s'éclairait dans
l'ombre
À la lumière de ses yeux.
Elle avait l'air d'une
princesse
Quand je la tenais par la
main ;
Elle cherchait des fleurs
sans cesse
Et des pauvres dans le
chemin.
Elle donnait comme on dérobe,
En se cachant aux yeux de
tous.
Oh ! la belle petite
robe
Qu'elle avait, vous
rappelez-vous ?
Le soir, auprès de ma bougie,
Elle jasait à petit bruit,
Tandis qu'à la vitre rougie
Heurtaient les papillons de
nuit.
Les anges se miraient en
elle.
Que son bonjour était
charmant !
Le ciel mettait dans sa
prunelle
Ce regard qui jamais ne ment.
Oh ! je l'avais, si
jeune encore,
Vue apparaître en mon destin !
C'était l'enfant de mon
aurore,
Et mon étoile du matin !
Quand la lune claire et
sereine
Brillait aux cieux, dans ces
beaux mois,
Comme nous allions dans la
plaine !
Comme nous courions dans les
bois !
Puis, vers la lumière isolée
Étoilant le logis obscur,
Nous revenions par la vallée
En tournant le coin du vieux
mur ;
Nous revenions, cœurs pleins
de flamme,
En parlant des splendeurs du
ciel.
Je composais cette jeune âme
Comme l'abeille fait son
miel.
Doux ange aux candides
pensées,
Elle était gaie en arrivant…
–
Toutes ces choses sont
passées
Comme l'ombre et comme le
vent !
VII.
Elle était pâle, et pourtant
rose,
Petite avec de grands
cheveux.
Elle disait souvent : Je
n'ose,
Et ne disait jamais : Je
veux.
Le soir, elle prenait ma
Bible
Pour y faire épeler sa sœur,
Et, comme une lampe paisible,
Elle éclairait ce jeune cœur.
Sur le saint livre que
j'admire,
Leurs yeux purs venaient se
fixer ;
Livre où l'une apprenait à
lire,
Où l'autre apprenait à penser !
Sur l'enfant, qui n'eût pas
lu seule,
Elle penchait son front
charmant,
Et l'on aurait dit une aïeule
Tant elle parlait doucement !
Elle lui disait :
« Sois bien sage ! »
Sans jamais nommer le
démon ;
Leurs mains erraient de page
en page
Sur Moïse et sur Salomon,
Sur Cyrus qui vint de la
Perse,
Sur Moloch et Léviathan,
Sur l'enfer que Jésus
traverse,
Sur l'éden où rampe Satan !
Moi, j'écoutais… – Ô joie
immense
De voir la sœur près de la
sœur !
Mes yeux s'enivraient en
silence
De cette ineffable douceur.
Et, dans la chambre humble et
déserte
Où nous sentions, cachés tous
trois,
Entrer par la fenêtre ouverte
Les souffles des nuits et des
bois,
Tandis que, dans le texte
auguste,
Leurs cœurs, lisant avec
ferveur,
Puisaient le beau, le vrai, le
juste,
Il me semblait, à moi, rêveur,
Entendre chanter des louanges
Autour de nous, comme au
saint lieu,
Et voir sous les doigts de
ces anges
Tressaillir le livre de Dieu !
VIII.
À qui donc sommes-nous ?
Qui nous a ? qui nous mène ?
Vautour fatalité, tiens-tu la
race humaine ?
Oh ! parlez, cieux
vermeils,
L'âme sans fond tient-elle
aux étoiles sans nombre ?
Chaque rayon d'en haut est-il
un fil de l'ombre
Liant l'homme aux soleils ?
Est-ce qu'en nos esprits, que
l'ombre a pour repaires,
Nous allons voir rentrer les
songes de nos pères ?
Destin, lugubre assaut !
Ô vivants, serions-nous
l'objet d'une dispute ?
L'un veut-il notre gloire, et
l'autre notre chute ?
Combien sont-ils là-haut ?
Jadis, au fond du ciel, aux
yeux du mage sombre,
Deux joueurs effrayants
apparaissaient dans l'ombre.
Qui craindre ? qui prier ?
Les Manès frissonnants, les
pâles Zoroastres
Voyaient deux grandes mains
qui déplaçaient les astres
Sur le noir échiquier.
Songe horrible ! le bien,
le mal, de cette voûte
Pendent-ils sur nos fronts ?
Dieu, tire-moi du doute !
Ô sphinx, dis-moi le mot !
Cet affreux rêve pèse à nos
yeux qui sommeillent,
Noirs vivants ! heureux
ceux qui tout à coup s'éveillent
Et meurent en sursaut !
IX.
Ô souvenirs ! printemps !
aurore !
Doux rayon triste et
réchauffant !
– Lorsqu'elle était
petite encore,
Que sa sœur était tout
enfant… –
Connaissez-vous sur la
colline
Qui joint Montlignon à
Saint-Leu,
Une terrasse qui s'incline
Entre un bois sombre et le
ciel bleu ?
– C'est là que nous
vivions. – Pénètre,
Mon cœur, dans ce passé
charmant ! –
Je l'entendais sous ma
fenêtre
Jouer le matin doucement.
Elle courait dans la rosée,
Sans bruit, de peur de
m'éveiller ;
Moi, je n'ouvrais pas ma
croisée,
De peur de la faire envoler.
Ses frères riaient… – Aube
pure !
Tout chantait sous ces frais
berceaux,
Ma famille avec la nature,
Mes enfants avec les oiseaux !
–
Je toussais, on devenait
brave ;
Elle montait à petits pas,
Et me disait d'un air très
grave :
« J'ai laissé les
enfants en bas. »
Qu'elle fût bien ou mal
coiffée,
Que mon cœur fût triste ou
joyeux,
Je l'admirais. C'était ma fée,
Et le doux astre de mes yeux !
Nous jouions toute la
journée.
Ô jeux charmants ! chers
entretiens !
Le soir, comme elle était
l'aînée,
Elle me disait : « Père,
viens !
Nous allons t'apporter ta
chaise,
Conte-nous une histoire, dis ! »
–
Et je voyais rayonner d'aise
Tous ces regards du paradis.
Alors, prodiguant les
carnages,
J'inventais un conte profond
Dont je trouvais les
personnages
Parmi les ombres du plafond.
Toujours, ces quatre douces
têtes
Riaient, comme à cet âge on
rit,
De voir d'affreux géants très
bêtes
Vaincus par des nains pleins
d'esprit.
J'étais l'Arioste et l'Homère
D'un poëme éclos d'un seul
jet ;
Pendant que je parlais, leur
mère
Les regardait rire, et
songeait.
Leur aïeul, qui lisait dans
l'ombre,
Sur eux parfois levait les
yeux,
Et, moi, par la fenêtre
sombre
J'entrevoyais un coin des
cieux !
X.
Pendant que le marin, qui
calcule et qui doute,
Demande son chemin aux
constellations ;
Pendant que le berger, l'œil
plein de visions,
Cherche au milieu des bois
son étoile et sa route ;
Pendant que l'astronome, inondé
de rayons,
Pèse un globe à travers des
millions de lieues,
Moi, je cherche autre chose
en ce ciel vaste et pur.
Mais que ce saphir sombre est
un abîme obscur !
On ne peut distinguer, la
nuit, les robes bleues
Des anges frissonnants qui
glissent dans l'azur.
XI.
On vit, on parle, on a le
ciel et les nuages
Sur la tête ; on se plaît
aux livres des vieux sages ;
On lit Virgile et
Dante ; on va joyeusement
En voiture publique à quelque
endroit charmant,
En riant aux éclats de
l'auberge et du gîte ;
Le regard d'une femme en
passant vous agite ;
On aime, on est aimé, bonheur
qui manque aux rois !
On écoute le chant des
oiseaux dans les bois ;
Le matin, on s'éveille, et
toute une famille
Vous embrasse, une mère, une
sœur, une fille !
On déjeune en lisant son
journal. Tout le jour
On mêle à sa pensée espoir, travail,
amour ;
La vie arrive avec ses
passions troublées ;
On jette sa parole aux
sombres assemblées ;
Devant le but qu'on veut et
le sort qui vous prend,
On se sent faible et fort, on
est petit et grand ;
On est flot dans la foule, âme
dans la tempête ;
Tout vient et passe ; on
est en deuil, on est en fête ;
On arrive, on recule, on
lutte avec effort… –
Puis, le vaste et profond
silence de la mort !
XII.
À quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt
La nuit était fort noire et
la forêt très sombre.
Hermann à mes côtés me
paraissait une ombre.
Nos chevaux galopaient. À la
garde de Dieu !
Les nuages du ciel
ressemblaient à des marbres.
Les étoiles volaient dans les
branches des arbres
Comme un essaim d'oiseaux de
feu.
Je suis plein de regrets.
Brisé par la souffrance,
L'esprit profond d'Hermann
est vide d'espérance.
Je suis plein de regrets. Ô
mes amours, dormez !
Or, tout en traversant ces
solitudes vertes,
Hermann me dit :
« Je songe aux tombes entr'ouvertes. »
Et je lui dis :
« Je pense aux tombeaux refermés ! »
Lui regarde en avant :
je regarde en arrière.
Nos chevaux galopaient à
travers la clairière ;
Le vent nous apportait de
lointains angelus ;
Il dit : « Je songe
à ceux que l'existence afflige,
À ceux qui sont, à ceux qui
vivent. – Moi », lui dis-je,
« Je pense à ceux qui ne
sont plus ! »
Les fontaines chantaient. Que
disaient les fontaines ?
Les chênes murmuraient. Que
murmuraient les chênes ?
Les buissons chuchotaient
comme d'anciens amis.
Hermann me dit :
« Jamais les vivants ne sommeillent.
En ce moment, des yeux
pleurent, d'autres yeux veillent. »
Et je lui dis :
« Hélas ! d'autres sont endormis ! »
Hermann reprit alors :
« Le malheur, c'est la vie.
Les morts ne souffrent plus.
Ils sont heureux ! j'envie
Leur fosse où l'herbe pousse,
où s'effeuillent les bois.
Car la nuit les caresse avec
ses douces flammes ;
Car le ciel rayonnant calme
toutes les âmes
Dans tous les tombeaux à la
fois ! »
Et je lui dis :
« Tais-toi ! respect au noir mystère !
Les morts gisent couchés sous
nos pieds dans la terre.
Les morts, ce sont les cœurs
qui t'aimaient autrefois !
C'est ton ange expiré !
c'est ton père et ta mère !
Ne les attristons point par
l'ironie amère.
Comme à travers un rêve ils
entendent nos voix ! »
XIII.
Veni, vidi, vixi
J'ai bien assez vécu, puisque
dans mes douleurs
Je marche, sans trouver de
bras qui me secourent,
Puisque je ris à peine aux
enfants qui m'entourent,
Puisque je ne suis plus
réjoui par les fleurs ;
Puisqu'au printemps, quand
Dieu met la nature en fête,
J'assiste, esprit sans joie, à
ce splendide amour ;
Puisque je suis à l'heure où
l'homme fuit le jour,
Hélas ! et sent de tout
la tristesse secrète ;
Puisque l'espoir serein dans
mon âme est vaincu ;
Puisqu'en cette saison des
parfums et des roses,
Ô ma fille ! j'aspire à
l'ombre où tu reposes,
Puisque mon cœur est mort, j'ai
bien assez vécu.
Je n'ai pas refusé ma tâche
sur la terre.
Mon sillon ? Le voilà.
Ma gerbe ? La voici.
J'ai vécu souriant, toujours
plus adouci,
Debout, mais incliné du côté
du mystère.
J'ai fait ce que j'ai
pu ; j'ai servi, j'ai veillé,
Et j'ai vu bien souvent qu'on
riait de ma peine.
Je me suis étonné d'être un
objet de haine,
Ayant beaucoup souffert et
beaucoup travaillé.
Dans ce bagne terrestre où ne
s'ouvre aucune aile,
Sans me plaindre, saignant, et
tombant sur les mains,
Morne, épuisé, raillé par les
forçats humains,
J'ai porté mon chaînon de la
chaîne éternelle.
Maintenant, mon regard ne
s'ouvre qu'à demi ;
Je ne me tourne plus même
quand on me nomme ;
Je suis plein de stupeur et
d'ennui, comme un homme
Qui se lève avant l'aube et
qui n'a pas dormi.
Je ne daigne plus même, en ma
sombre paresse,
Répondre à l'envieux dont la
bouche me nuit.
Ô Seigneur ! ouvrez-moi
les portes de la nuit,
Afin que je m'en aille et que
je disparaisse !
XIV.
Demain, dès l'aube, à l'heure
où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais
que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai
par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de
toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés
sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans
entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé,
les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi
sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l'or du
soir qui tombe,
Ni les voiles au loin
descendant vers Harfleur,
Et, quand j'arriverai, je
mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de
bruyère en fleur.
XV.
À Villequier
Maintenant que Paris, ses
pavés et ses marbres,
Et sa brume et ses toits sont
bien loin de mes yeux ;
Maintenant que je suis sous
les branches des arbres,
Et que je puis songer à la
beauté des cieux ;
Maintenant que du deuil qui
m'a fait l'âme obscure
Je sors, pâle et vainqueur,
Et que je sens la paix de la
grande nature
Qui m'entre dans le
cœur ;
Maintenant que je puis, assis
au bord des ondes,
HEmu par ce superbe et
tranquille horizon,
Examiner en moi les vérités
profondes
Et regarder les fleurs qui
sont dans le gazon ;
Maintenant, ô mon Dieu !
que j'ai ce calme sombre
De pouvoir désormais
Voir de mes yeux la pierre où
je sais que dans l'ombre
Elle dort pour jamais ;
Maintenant qu'attendri par
ces divins spectacles,
Plaines, forêts, rochers, vallons,
fleuve argenté,
Voyant ma petitesse et voyant
vos miracles,
Je reprends ma raison devant
l'immensité ;
Je viens à vous, Seigneur, père
auquel il faut croire ;
Je vous porte, apaisé,
Les morceaux de ce cœur tout
plein de votre gloire
Que vous avez brisé ;
Je viens à vous, Seigneur !
confessant que vous êtes
Bon, clément, indulgent et
doux, ô Dieu vivant !
Je conviens que vous seul
savez ce que vous faites,
Et que l'homme n'est rien
qu'un jonc qui tremble au vent ;
Je dis que le tombeau qui sur
les morts se ferme
Ouvre le firmament ;
Et que ce qu'ici-bas nous
prenons pour le terme
Est le commencement ;
Je conviens à genoux que vous
seul, père auguste,
Possédez l'infini, le réel, l'absolu ;
Je conviens qu'il est bon, je
conviens qu'il est juste
Que mon cœur ait saigné, puisque
Dieu l'a voulu !
Je ne résiste plus à tout ce
qui m'arrive
Par votre volonté.
L'âme de deuils en deuils, l'homme
de rive en rive,
Roule à l'éternité.
Nous ne voyons jamais qu'un
seul côté des choses ;
L'autre plonge en la nuit
d'un mystère effrayant.
L'homme subit le joug sans
connaître les causes.
Tout ce qu'il voit est court,
inutile et fuyant.
Vous faites revenir toujours
la solitude
Autour de tous ses pas.
Vous n'avez pas voulu qu'il
eût la certitude
Ni la joie ici-bas !
Dès qu'il possède un bien, le
sort le lui retire.
Rien ne lui fut donné, dans
ses rapides jours,
Pour qu'il s'en puisse faire
une demeure, et dire :
C'est ici ma maison, mon
champ et mes amours !
Il doit voir peu de temps
tout ce que ses yeux voient ;
Il vieillit sans soutiens.
Puisque ces choses sont, c'est
qu'il faut qu'elles soient ;
J'en conviens, j'en conviens !
Le monde est sombre, ô Dieu !
l'immuable harmonie
Se compose des pleurs aussi
bien que des chants ;
L'homme n'est qu'un atome en
cette ombre infinie,
Nuit où montent les bons, où
tombent les méchants.
Je sais que vous avez bien
autre chose à faire
Que de nous plaindre tous,
Et qu'un enfant qui meurt, désespoir
de sa mère,
Ne vous fait rien, à vous !
Je sais que le fruit tombe au
vent qui le secoue ;
Que l'oiseau perd sa plume et
la fleur son parfum ;
Que la création est une
grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans
écraser quelqu'un ;
Les mois, les jours, les
flots des mers, les yeux qui pleurent,
Passent sous le ciel
bleu ;
Il faut que l'herbe pousse et
que les enfants meurent ;
Je le sais, ô mon Dieu !
Dans vos cieux, au delà de la
sphère des nues,
Au fond de cet azur immobile
et dormant,
Peut-être faites-vous des
choses inconnues
Où la douleur de l'homme
entre comme élément.
Peut-être est-il utile à vos
desseins sans nombre
Que des êtres charmants
S'en aillent, emportés par le
tourbillon sombre
Des noirs événements.
Nos destins ténébreux vont
sous des lois immenses
Que rien ne déconcerte et que
rien n'attendrit.
Vous ne pouvez avoir de
subites clémences
Qui dérangent le monde, ô
Dieu, tranquille esprit !
Je vous supplie, ô Dieu !
de regarder mon âme,
Et de considérer
Qu'humble comme un enfant et
doux comme une femme,
Je viens vous adorer !
Considérez encor que j'avais,
dès l'aurore,
Travaillé, combattu, pensé, marché,
lutté,
Expliquant la nature à
l'homme qui l'ignore,
Éclairant toute chose avec
votre clarté ;
Que j'avais, affrontant la
haine et la colère,
Fait ma tâche ici-bas,
Que je ne pouvais pas
m'attendre à ce salaire,
Que je ne pouvais pas
Prévoir que, vous aussi, sur
ma tête qui ploie,
Vous appesantiriez votre bras
triomphant,
Et que, vous qui voyiez comme
j'ai peu de joie,
Vous me reprendriez si vite
mon enfant !
Qu'une âme ainsi frappée à se
plaindre est sujette,
Que j'ai pu blasphémer,
Et vous jeter mes cris comme
un enfant qui jette
Une pierre à la mer !
Considérez qu'on doute, ô mon
Dieu ! quand on souffre,
Que l'œil qui pleure trop
finit par s'aveugler,
Qu'un être que son deuil
plonge au plus noir du gouffre,
Quand il ne vous voit plus, ne
peut vous contempler,
Et qu'il ne se peut pas que
l'homme, lorsqu'il sombre
Dans les afflictions,
Ait présente à l'esprit la
sérénité sombre
Des constellations !
Aujourd'hui, moi qui fus
faible comme une mère,
Je me courbe à vos pieds
devant vos cieux ouverts.
Je me sens éclairé dans ma
douleur amère
Par un meilleur regard jeté
sur l'univers.
Seigneur, je reconnais que
l'homme est en délire,
S'il ose murmurer ;
Je cesse d'accuser, je cesse
de maudire,
Mais laissez-moi pleurer !
Hélas ! laissez les
pleurs couler de ma paupière,
Puisque vous avez fait les
hommes pour cela !
Laissez-moi me pencher sur
cette froide pierre
Et dire à mon enfant :
Sens-tu que je suis là ?
Laissez-moi lui parler, incliné
sur ses restes,
Le soir, quand tout se tait,
Comme si, dans sa nuit
rouvrant ses yeux célestes,
Cet ange m'écoutait !
Hélas ! vers le passé
tournant un œil d'envie,
Sans que rien ici-bas puisse
m'en consoler,
Je regarde toujours ce moment
de ma vie
Où je l'ai vue ouvrir son
aile et s'envoler !
Je verrai cet instant jusqu'à
ce que je meure,
L'instant, pleurs superflus !
Où je criai : L'enfant
que j'avais tout à l'heure,
Quoi donc ! je ne l'ai
plus !
Ne vous irritez pas que je
sois de la sorte,
Ô mon Dieu ! cette plaie
a si longtemps saigné !
L'angoisse dans mon âme est
toujours la plus forte,
Et mon cœur est soumis, mais
n'est pas résigné.
Ne vous irritez pas !
fronts que le deuil réclame,
Mortels sujets aux pleurs,
Il nous est malaisé de
retirer notre âme
De ces grandes douleurs.
Voyez-vous, nos enfants nous
sont bien nécessaires,
Seigneur ; quand on a vu
dans sa vie, un matin,
Au milieu des ennuis, des
peines, des misères,
Et de l'ombre que fait sur
nous notre destin,
Apparaître un enfant, tête
chère et sacrée,
Petit être joyeux,
Si beau, qu'on a cru voir
s'ouvrir à son entrée
Une porte des cieux ;
Quand on a vu, seize ans, de
cet autre soi-même
Croître la grâce aimable et
la douce raison,
Lorsqu'on a reconnu que cet
enfant qu'on aime
Fait le jour dans notre âme
et dans notre maison,
Que c'est la seule joie
ici-bas qui persiste
De tout ce qu'on rêva,
Considérez que c'est une
chose bien triste
De le voir qui s'en va !
XVI.
Mors
Je vis cette faucheuse. Elle
était dans son champ.
Elle allait à grands pas
moissonnant et fauchant,
Noir squelette laissant
passer le crépuscule.
Dans l'ombre où l'on dirait
que tout tremble et recule,
L'homme suivait des yeux les
lueurs de la faulx.
Et les triomphateurs sous les
arcs triomphaux
Tombaient ; elle
changeait en désert Babylone,
Le trône en échafaud et
l'échafaud en trône,
Les roses en fumier, les
enfants en oiseaux,
L'or en cendre, et les yeux
des mères en ruisseaux.
Et les femmes criaient :
– Rends-nous ce petit être.
Pour le faire mourir, pourquoi
l'avoir fait naître ? –
Ce n'était qu'un sanglot sur
terre, en haut, en bas ;
Des mains aux doigts osseux
sortaient des noirs grabats ;
Un vent froid bruissait dans
les linceuls sans nombre ;
Les peuples éperdus
semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui
dans l'ombre s'enfuit ;
Tout était sous ses pieds
deuil, épouvante et nuit.
Derrière elle, le front
baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la
gerbe d'âmes.
XVII.
Charles Vacquerie
Il ne sera pas dit que ce
jeune homme, ô deuil !
Se sera de ses mains ouvert
l'affreux cercueil
Où séjourne l'ombre abhorrée,
Hélas ! et qu'il aura
lui-même dans la mort
De ses jours généreux, encor
pleins jusqu'au bord,
Renversé la coupe dorée,
Et que sa mère, pâle et
perdant la raison,
Aura vu rapporter au seuil de
sa maison,
Sous un suaire aux plis
funèbres,
Ce fils, naguère encor pareil
au jour qui naît,
Maintenant blême et froid, tel
que la mort venait
De le faire pour les
ténèbres ;
Il ne sera pas dit qu'il sera
mort ainsi,
Qu'il aura, cœur profond et
par l'amour saisi,
Donné sa vie à ma colombe,
Et qu'il l'aura suivie au
lieu morne et voilé,
Sans que la voix du père à genoux
ait parlé
À cette âme dans cette tombe !
En présence de tant d'amour
et de vertu,
Il ne sera pas dit que je me
serai tu,
Moi qu'attendent les maux
sans nombre !
Que je n'aurai point mis sur
sa bière un flambeau,
Et que je n'aurai pas devant
son noir tombeau
Fait asseoir une strophe
sombre !
N'ayant pu la sauver, il a
voulu mourir.
Sois béni, toi qui, jeune, à
l'âge où vient s'offrir
L'espérance joyeuse encore,
Pouvant rester, survivre, épuiser
tes printemps,
Ayant devant les yeux l'azur
de tes vingt ans
Et le sourire de l'aurore,
À tout ce que promet la
jeunesse, aux plaisirs,
Aux nouvelles amours, aux
oublieux désirs
Par qui toute peine est
bannie,
À l'avenir, trésor des jours
à peine éclos,
À la vie, au soleil, préféras
sous les flots
L'étreinte de cette agonie !
Oh ! quelle sombre joie
à cet être charmant
De se voir embrassée au
suprême moment,
Par ton doux désespoir fidèle !
La pauvre âme a souri dans
l'angoisse, en sentant
À travers l'eau sinistre et
l'effroyable instant
Que tu t'en venais avec elle !
Leurs âmes se parlaient sous
les vagues rumeurs.
– Que fais-tu ?
disait-elle. – Et lui, disait : – Tu meurs ;
Il faut bien aussi que je
meure ! –
Et, les bras enlacés, doux
couple frissonnant,
Ils se sont en allés dans
l'ombre ; et, maintenant,
On entend le fleuve qui
pleure.
Puisque tu fus si grand, puisque
tu fus si doux
Que de vouloir mourir, jeune
homme, amant, époux,
Qu'à jamais l'aube en ta nuit
brille !
Aie à jamais sur toi l'ombre
de Dieu penché !
Sois béni sous la pierre où
te voilà couché !
Dors, mon fils, auprès de ma
fille !
Sois béni ! que la brise
et que l'oiseau des bois,
Passants mystérieux, de leur
plus douce voix
Te parlent dans ta maison
sombre !
Que la source te pleure avec
sa goutte d'eau !
Que le frais liseron se
glisse en ton tombeau
Comme une caresse de l'ombre !
Oh ! s'immoler, sortir
avec l'ange qui sort,
Suivre ce qu'on aima dans
l'horreur de la mort,
Dans le sépulcre ou sur les
claies,
Donner ses jours, son sang et
ses illusions !… –
Jésus baise en pleurant ces
saintes actions
Avec les lèvres de ses
plaies.
Rien n'égale ici-bas, rien
n'atteint sous les cieux
Ces héros, doucement
saignants et radieux,
Amour, qui n'ont que toi pour
règle ;
Le génie à l'œil fixe, au
vaste élan vainqueur,
Lui-même est dépassé par ces
essors du cœur ;
L'ange vole plus haut que
l'aigle.
Dors ! – Ô mes
douloureux et sombres bien-aimés !
Dormez le chaste hymen du
sépulcre ! dormez !
Dormez au bruit du flot qui
gronde,
Tandis que l'homme souffre, et
que le vent lointain
Chasse les noirs vivants à
travers le destin,
Et les marins à travers
l'onde !
Ou plutôt, car la mort n'est
pas un lourd sommeil,
Envolez-vous tous deux dans
l'abîme vermeil,
Dans les profonds gouffres de
joie,
Où le juste qui meurt semble
un soleil levant,
Où la morte au front pâle est
comme un lys vivant,
Où l'ange frissonnant
flamboie !
Fuyez, mes doux oiseaux !
évadez-vous tous deux
Loin de notre nuit froide et
loin du mal hideux !
Franchissez l'éther d'un coup
d'aile !
Volez loin de ce monde, âpre
hiver sans clarté,
Vers cette radieuse et bleue
éternité,
Dont l'âme humaine est
l'hirondelle !
Ô chers êtres absents, on ne
vous verra plus
Marcher au vert penchant des
coteaux chevelus,
Disant tout bas de douces
choses !
Dans le mois des chansons, des
nids et des lilas,
Vous n'irez plus semant des
sourires, hélas !
Vous n'irez plus cueillant
des roses !
On ne vous verra plus, dans
ces sentiers joyeux,
Errer, et, comme si vous
évitiez les yeux
De l'horizon vaste et superbe,
Chercher l'obscur asile et le
taillis profond
Où passent des rayons qui
tremblent et qui font
Des taches de soleil sur
l'herbe !
Villequier, Caudebec, et tous
ces frais vallons,
Ne vous entendront plus vous
écrier : « Allons,
Le vent est bon, la Seine est
belle ! »
Comme ces lieux charmants
vont être pleins d'ennui !
Les hardis goélands ne diront
plus : C'est lui !
Les fleurs ne diront
plus : C'est elle !
Dieu, qui ferme la vie et
rouvre l'idéal,
Fait flotter à jamais votre
lit nuptial
Sous le grand dôme aux clairs
pilastres ;
En vous prenant la terre, il
vous prit les douleurs ;
Ce père souriant, pour les
champs pleins de fleurs,
Vous donne les cieux remplis
d'astres !
Allez des esprits purs
accroître la tribu.
De cette coupe amère où vous
n'avez pas bu,
Hélas ! nous viderons le
reste.
Pendant que nous pleurons, de
sanglots abreuvés,
Vous, heureux, enivrés de
vous-mêmes, vivez
Dans l'éblouissement céleste !
Vivez ! aimez !
ayez les bonheurs infinis.
Oh ! les anges pensifs, bénissant
et bénis,
Savent seuls, sous les sacrés
voiles,
Ce qu'il entre d'extase, et d'ombre,
et de ciel bleu,
Dans l'éternel baiser de deux
âmes que Dieu
Tout à coup change en deux
étoiles !
LIVRE CINQUIÈME
EN MARCHEI.
À Aug. V.
Et toi, son frère, sois le
frère de mes fils.
Cœur fier, qui du destin
relèves les défis,
Suis à côté de moi la voie
inexorable.
Que ta mère au front gris
soit ma sœur vénérable !
Ton frère dort couché dans le
sépulcre noir ;
Nous, dans la nuit du sort, dans
l'ombre du devoir,
Marchons à la clarté qui sort
de cette pierre.
Qu'il dorme, voyant l'aube à
travers sa paupière !
Un jour, quand on lira nos
temps mystérieux,
Les songeurs attendris
promèneront leurs yeux
De toi, le dévouement, à lui,
le sacrifice.
Nous habitons du sphinx le
lugubre édifice ;
Nous sommes, cœurs liés au
morne piédestal,
Tous la fatale énigme et tous
le mot fatal.
Ah ! famille ! ah !
douleur ! ô sœur ! ô mère ! ô veuve !
Ô sombres lieux, qu'emplit le
murmure du fleuve !
Chaste tombe jumelle au pied
du coteau vert !
poète, quand mon sort s'est
brusquement ouvert,
Tu n'as pas reculé devant les
noires portes,
Et, sans pâlir, avec le
flambeau que tu portes,
Tes chants, ton avenir que
l'absence interrompt,
Et le frémissement lumineux
de ton front,
Trouvant la chute belle et le
malheur propice,
Calme, tu t'es jeté dans le
grand précipice !
Hélas ! c'est par les
deuils que nous nous enchaînons.
Ô frères, que vos noms soient
mêlés à nos noms !
Dieu vous fait des rayons de
toutes nos ténèbres.
Car vous êtes entrés sous nos
voûtes funèbres ;
Car vous avez été tous deux
vaillants et doux ;
Car vous avez tous deux, vous
rapprochant de nous
À l'heure où vers nos fronts
roulait le gouffre d'ombre,
Accepté notre sort dans ce
qu'il a de sombre,
Et suivi, dédaignant l'abîme
et le péril,
Lui, la fille au tombeau, toi,
le père à l'exil !
II.
Au fils d'un poète
Enfant, laisse aux mers
inquiètes
Le naufragé, tribun ou
roi ;
Laisse s'en aller les poètes !
La poésie est près de toi.
Elle t'échauffe, elle
t'inspire,
Ô cher enfant, doux alcyon,
Car ta mère en est le sourire,
Et ton père en est le rayon.
Les yeux en pleurs, tu me
demandes
Où je vais, et pourquoi je
pars.
Je n'en sais rien ; les
mers sont grandes ;
L'exil s'ouvre de toutes
parts.
Ce que Dieu nous donne, il
nous l'ôte.
Adieu, patrie ! adieu, Sion !
Le proscrit n'est pas même un
hôte,
Enfant, c'est une vision.
Il entre, il s'assied, puis
se lève,
Reprend son bâton et s'en va.
Sa vie erre de grève en grève
Sous le souffle de Jéhovah.
Il fuit sur les vagues
profondes,
Sans repos, toujours en
avant.
Qu'importe ce qu'en font les
ondes !
Qu'importe ce qu'en fait le
vent !
Garde, enfant, dans ta jeune
tête
Ce souvenir mystérieux,
Tu l'as vu dans une tempête
Passer comme l'éclair des
cieux.
Son âme aux chocs habituée
Traversait l'orage et le
bruit.
D'où sortait-il ? De la
nuée.
Où s'enfonçait-il ? Dans
la nuit.
III.
Écrit en 1846
« … Je vous ai vu enfant,
monsieur, chez votre respectable mère, et nous sommes même un peu parents, je
crois. J'ai applaudi à vos premières odes, la Vendée, Louis XVII… Dès
1827, dans votre ode dite À la colonne, vous désertiez les saines doctrines,
vous abjuriez la légitimité ; la faction libérale battait des mains à
votre apostasie. J'en gémissais… Vous êtes aujourd'hui, monsieur, en démagogie
pure, en plein jacobinisme. Votre discours d'anarchiste sur les affaires de
Galicie est plus digne du tréteau d'une Convention que de la tribune d'une
chambre des pairs. Vous en êtes à la carmagnole… Vous vous perdez, je vous le
dis. Quelle est donc votre ambition ? Depuis ces beaux jours de votre
adolescence monarchique, qu'avez-vous fait ? où allez-vous ?… »
I
Marquis, je m'en souviens, vous
veniez chez ma mère.
Vous me faisiez parfois
réciter ma grammaire ;
Vous m'apportiez toujours
quelque bonbon exquis ;
Et nous étions cousins quand
on était marquis.
Vous étiez vieux, j'étais
enfant ; contre vos jambes
Vous me preniez, et puis, entre
deux dithyrambes
En l'honneur de Coblentz et
des rois, vous contiez
Quelque histoire de loups, de
peuples châtiés,
D'ogres, de jacobins, authentique
et formelle,
Que j'avalais avec vos
bonbons, pêle-mêle,
Et que je dévorais de fort
bon appétit
Quand j'étais royaliste et
quand j'étais petit.
J'étais un doux enfant, le
grain d'honnête homme.
Quand, plein d'illusions, crédule,
simple, en somme,
Droit et pur, mes deux yeux
sur l'idéal ouverts,
Je bégayais, songeur naïf, mes
premiers vers,
Marquis, vous leur trouviez
un arrière-goût fauve,
Les Grâces vous ayant nourri
dans leur alcôve ;
Mais vous disiez :
« Pas mal ! bien ! c'est quelqu'un qui naît ! »
Et, souvenir sacré ! ma
mère rayonnait.
Je me rappelle encor de quel
accent ma mère
Vous disait :
« Bonjour. » Aube ! avril ! joie éphémère !
Où donc est ce sourire ?
où donc est cette voix ?
Vous fuyez donc ainsi que les
feuilles des bois,
Ô baisers d'une mère !
aujourd'hui, mon front sombre,
Le même front, est là, pensif,
avec de l'ombre,
Et les baisers de moins et
les rides de plus !
Vous aviez de l'esprit, marquis.
Flux et reflux,
Heur, malheur, vous avaient
laissé l'âme assez nette ;
Riche, pauvre, écuyer de
Marie-Antoinette,
Émigré, vous aviez, dans ce
temps incertain,
Bien supporté le chaud et le
froid du destin.
Vous haïssiez Rousseau, mais
vous aimiez Voltaire.
Pigault-Lebrun allait à votre
goût austère,
Mais Diderot était digne du
pilori.
Vous détestiez, c'est vrai, madame
Dubarry,
Tout en divinisant Gabrielle
d'Estrée.
Pas plus que Sévigné, la
marquise lettrée,
Ne s'étonnait de voir, douce
femme rêvant,
Blêmir au clair de lune et
trembler dans le vent,
Aux arbres du chemin, parmi
les feuilles jaunes,
Les paysans pendus par ce bon
duc de Chaulnes,
Vous ne preniez souci des
manants qu'on abat
Par la force, et du pauvre
écrasé sous le bât.
Avant quatre-vingt-neuf, galant
incendiaire,
Vous portiez votre épée en
quart de civadière ;
La poudre blanchissait votre
dos de velours ;
Vous marchiez sur le peuple à
pas légers – et lourds.
Quoique les vieux abus
n'eussent rien qui vous blesse,
Jeune, vous aviez eu, vous, toute
la noblesse,
Montmorency, Choiseul, Noaille,
esprits charmants,
Avec la royauté des querelles
d'amants ;
Brouilles, roucoulements ;
Bérénice avec Tite.
La Révolution vous plut toute
petite ;
Vous emboîtiez le pas
derrière Talleyrand ;
Le monstre vous sembla
d'abord fort transparent,
Et vous l'aviez tenu sur les
fonts de baptême.
Joyeux, vous aviez dit au
nouveau-né : Je t'aime !
Ligue ou Fronde, remède au
déficit, protêt,
Vous ne saviez pas trop au
fond ce que c'était ;
Mais vous battiez des mains
gaîment, quand Lafayette
Fit à Léviathan sa première
layette.
Plus tard, la peur vous prit
quand surgit le flambeau.
Vous vîtes la beauté du tigre
Mirabeau.
Vous nous disiez, le soir, près
du feu qui pétille,
Paris de sa poitrine
arrachant la Bastille,
Le faubourg Saint-Antoine
accourant en sabots,
Et ce grand peuple, ainsi
qu'un spectre des tombeaux,
Sortant, tout effaré, de son
antique opprobre,
Et le vingt juin, le dix août,
le six octobre,
Et vous nous récitiez les
quatrains que Boufflers
Mêlait en souriant à ces
blêmes éclairs.
Car vous étiez de ceux qui, d'abord,
ne comprirent
Ni le flot, ni la nuit, ni la
France, et qui rirent ;
Qui prenaient tout cela pour
des jeux innocents ;
Qui, dans l'amas plaintif des
siècles rugissants
Et des hommes hagards, ne
voyaient qu'une meute ;
Qui, légers, à la foule, à la
faim, à l'émeute,
Donnaient à deviner l'énigme
du salon ;
Et qui, quand le ciel noir
s'emplissait d'aquilon,
Quand, accroupie au seuil du
mystère insondable,
La Révolution se dressait
formidable,
Sceptiques, sans voir l'ongle
et l'œil fauve qui luit,
Distinguant mal sa face
étrange dans la nuit,
Presque prêts à railler
l'obscurité difforme,
Jouaient à la charade avec le
sphinx énorme.
Vous nous disiez :
« Quel deuil ! les gueux, les mécontents,
« Ont fait rage ;
on n'a pas su s'arrêter à temps.
« Une transaction eût
tout sauvé peut-être.
« Ne peut-on être libre
et le roi rester maître ?
« Le peuple conservant
le trône eût été grand. »
Puis vous deveniez triste et
morne ; et, murmurant :
« Les plus sages n'ont
pu sauver ce bon vieux trône.
« Tout est mort ;
ces grands rois, ce Paris Babylone,
« Montespan et Marly, Maintenon
et Saint-Cyr ! »
Vous pleuriez. – Et, grand
Dieu ! pouvaient-ils réussir,
Ces hommes qui voulaient, combinant
vingt régimes,
La loi qui nous froissa, l'abus
dont nous rougîmes,
Vieux codes, vieilles mœurs, droit
divin, nation,
Chausser de royauté la
Révolution ?
La patte du lion creva cette
pantoufle !
II
Puis vous m'avez perdu de
vue ; un vent qui souffle
Disperse nos destins, nos
jours, notre raison,
Nos cœurs, aux quatre coins
du livide horizon ;
Chaque homme dans sa nuit
s'en va vers sa lumière.
La seconde âme en nous se
greffe à la première ;
Toujours la même tige avec
une autre fleur.
J'ai connu le combat, le
labeur, la douleur,
Les faux amis, ces nœuds qui
deviennent couleuvres ;
J'ai porté deuils sur
deuils ; j'ai mis œuvres sur œuvres ;
Vous ayant oublié, je ne le
cache pas,
Marquis ; soudain
j'entends dans ma maison un pas,
C'est le vôtre, et j'entends
une voix, c'est la vôtre,
Qui m'appelle apostat, moi
qui me crus apôtre !
Oui, c'est bien vous ;
ayant peur jusqu'à la fureur,
Fronsac vieux, le marquis
happé par la Terreur,
Haranguant à mi-corps dans
l'hydre qui l'avale.
L'âge ayant entre nous
conservé l'intervalle
Qui fait que l'homme reste
enfant pour le vieillard,
Ne me voyant d'ailleurs qu'à
travers un brouillard,
Vous criez, l'œil hagard et
vous fâchant tout rouge :
« Ah ! çà !
qu'est-ce que c'est que ce brigand ? Il bouge ! »
Et du poing, non du doigt, vous
montrez vos aïeux ;
Et vous me rappelez ma mère, furieux.
– Je vous baise, ô pieds
froids de ma mère endormie !
Et, vous exclamant :
« Honte ! anarchie ! infamie !
« Siècle effroyable où
nul ne veut se tenir coi ! »
Me demandant comment, me
demandant pourquoi,
Remuant tous les morts qui
gisent sous la pierre,
Citant Lambesc, Marat, Charette
et Robespierre,
Vous me dites d'un ton qui
n'a plus rien d'urbain :
« Ce gueux est libéral !
ce montre est jacobin !
« Sa voix à des chansons
de carrefour s'éraille.
« Pourquoi regardes-tu
par-dessus la muraille ?
« Où vas-tu ? d'où
viens-tu ? qui te rend si hardi ?
« Depuis qu'on ne t'a vu,
qu'as-tu fait ? »
J'ai grandi.
Quoi ! parce que je suis
né dans un groupe d'hommes
Qui ne voyaient qu'enfers, Gomorrhes
et Sodomes,
Hors des anciennes mœurs et
des antiques fois ;
Quoi ! parce que ma mère,
en Vendée autrefois,
Sauva dans un seul jour la
vie à douze prêtres ;
Parce qu'enfant sorti de
l'ombre des ancêtres,
Je n'ai su tout d'abord que
ce qu'ils m'ont appris,
Qu'oiseau dans le passé comme
en un filet pris,
Avant de m'échapper à travers
le bocage,
J'ai dû laisser pousser mes
plumes dans ma cage ;
Parce que j'ai pleuré, – j'en
pleure encor, qui sait ? –
Sur ce pauvre petit nommé
Louis Dix-Sept ;
Parce qu'adolescent, âme à
faux jour guidée,
J'ai trop peu vu la France et
trop vu la Vendée ;
Parce que j'ai loué
l'héroïsme breton,
Chouan et non Marceau, Stofflet
et non Danton,
Que les grands paysans m'ont
caché les grands hommes,
Et que j'ai fort mal lu, d'abord,
l'ère où nous sommes,
Parce que j'ai vagi des
chants de royauté,
Suis-je à toujours rivé dans
l'imbécillité ?
Dois-je crier : Arrière !
à mon siècle ; – à l'idée :
Non ! – à la
vérité : Va-t'en, dévergondée ! –
L'arbre doit-il pour moi
n'être qu'un goupillon ?
Au sein de la nature, immense
tourbillon,
Dois-je vivre, portant
l'ignorance en écharpe,
Cloîtré dans Loriquet et muré
dans Laharpe ?
Dois-je exister sans être et
regarder sans voir ?
Et faut-il qu'à jamais pour
moi, quand vient le soir,
Au lieu de s'étoiler, le ciel
se fleurdelise ?
III
Car le roi masque Dieu même
dans son église,
L'azur,
IV
Écoutez-moi.J'ai vécu ;
j'ai songé.
La vie en larmes m'a
doucement corrigé.
Vous teniez mon berceau dans
vos mains, et vous fîtes
Ma pensée et ma tête en vos
rêves confites.
Hélas ! j'étais la roue
et vous étiez l'essieu.
Sur la vérité sainte, et la
justice, et Dieu,
Sur toutes les clartés que la
raison nous donne,
Par vous, par vos pareils, –
et je vous le pardonne,
Marquis, – j'avais été tout
de travers placé.
J'étais en porte-à-faux, je
me suis redressé.
La pensée est le droit sévère
de la vie.
Dieu prend par la main
l'homme enfant, et le convie
À la classe qu'au fond des
champs, au sein des bois,
Il fait dans l'ombre à tous
les êtres à la fois.
J'ai pensé. J'ai rêvé près
des flots, dans les herbes,
Et les premiers courroux de
mes odes imberbes
Sont d'eux-même en marchant
tombés derrière moi.
La nature devint ma joie et
mon effroi ;
Oui, dans le même temps où
vous faussiez ma lyre,
Marquis, je m'échappais et
j'apprenais à lire
Dans cet hiéroglyphe
énorme : l'univers.
Oui, j'allais feuilleter les
champs tout grands ouverts ;
Tout enfant, j'essayais
d'épeler cette bible
Où se mêle, éperdu, le
charmant au terrible ;
Livre écrit dans l'azur, sur
l'onde et le chemin,
Avec la fleur, le vent, l'étoile ;
et qu'en sa main
Tient la création au regard
de statue ;
Prodigieux poëme où la foudre
accentue
La nuit, où l'océan souligne
l'infini.
Aux champs, entre les bras du
grand chêne béni,
J'étais plus fort, j'étais
plus doux, j'étais plus libre ;
Je me mettais avec le monde
en équilibre ;
Je tâchais de savoir, tremblant,
pâle, ébloui,
Si c'est Non que dit l'ombre
à l'astre qui dit Oui ;
Je cherchais à saisir le sens
des phrases sombres
Qu'écrivaient sous mes yeux
les formes et les nombres ;
J'ai vu partout grandeur, vie,
amour, liberté ;
Et j'ai dit : –
Texte : Dieu ; contre-sens : royauté. –
La nature est un drame avec
des personnages :
J'y vivais ; j'écoutais,
comme des témoignages,
L'oiseau, le lys, l'eau vive
et la nuit qui tombait.
Puis je me suis penché sur
l'homme, autre alphabet.
Le mal m'est apparu, puissant,
joyeux, robuste,
Triomphant ; je n'avais
qu'une soif : être juste ;
Comme on arrête un gueux
volant sur le chemin,
Justicier indigné, j'ai pris
le cœur humain
Au collet, et j'ai dit :
Pourquoi le fiel, l'envie,
La haine ? Et j'ai vidé
les poches de la vie.
Je n'ai trouvé dedans que
deuil, misère, ennui.
J'ai vu le loup mangeant
l'agneau, dire : Il m'a nui !
Le vrai boitant ;
l'erreur haute de cent coudées ;
Tous les cailloux jetés à
toutes les idées.
Hélas ! j'ai vu la nuit
reine, et, de fers chargés,
Christ, Socrate, Jean Huss, Colomb ;
les préjugés
Sont pareils aux buissons que
dans la solitude
On brise pour passer :
toute la multitude
Se redresse et vous mord
pendant qu'on en courbe un.
Ah ! malheur à l'apôtre
et malheur au tribun !
On avait eu bien soin de me
cacher l'histoire ;
J'ai lu ; j'ai comparé
l'aube avec la nuit noire
Et les quatre-vingt-treize
aux Saint-Barthélemy ;
Car ce quatre-vingt-treize où
vous avez frémi,
Qui dut être, et que rien ne
peut plus faire éclore,
C'est la lueur de sang qui se
mêle à l'aurore.
Les Révolutions, qui viennent
tout venger,
Font un bien éternel dans
leur mal passager.
Les Révolutions ne sont que
la formule
De l'horreur qui, pendant
vingt règnes s'accumule.
Quand la souffrance a pris de
lugubres ampleurs ;
Quand les maîtres longtemps
ont fait, sur l'homme en pleurs,
Tourner le Bas-Empire avec le
Moyen Age,
Du midi dans le nord
formidable engrenage ;
Quand l'histoire n'est plus
qu'un tas noir de tombeaux,
De Crécys, de Rosbachs, becquetés
des corbeaux ;
Quand le pied des méchants
règne et courbe la tête
Du pauvre partageant dans
l'auge avec la bête ;
Lorsqu'on voit aux deux bouts
de l'affreuse Babel
Louis Onze et Tristan, Louis
Quinze et Lebel ;
Quand le harem est prince et
l'échafaud ministre ;
Quand toute chair
gémit ; quand la lune sinistre
Trouve qu'assez longtemps
l'herbe humaine a fléchi,
Et qu'assez d'ossements aux
gibets ont blanchi ;
Quand le sang de Jésus tombe
en vain, goutte à goutte,
Depuis dix-huit cents ans, dans
l'ombre qui l'écoute ;
Quand l'ignorance a même
aveuglé l'avenir ;
Quand, ne pouvant plus rien
saisir et rien tenir,
L'espérance n'est plus que le
tronçon de l'homme ;
Quand partout le supplice à
la fois se consomme,
Quand la guerre est partout, quand
la haine est partout,
Alors, subitement, un jour, debout,
debout !
Les réclamations de l'ombre
misérable,
La géante douleur, spectre
incommensurable,
Sortent du gouffre ; un
cri s'entend sur les hauteurs ;
Les mondes sociaux heurtent leurs
équateurs ;
Tout le bagne effrayant des
parias se lève ;
Et l'on entend sonner les
fouets, les fers, le glaive,
Le meurtre, le sanglot, la
faim, le hurlement,
Tout le bruit du passé, dans
ce déchaînement !
Dieu dit au peuple : Va !
l'ardent tocsin qui râle,
Secoue avec sa corde obscure
et sépulcrale
L'église et son clocher, le
Louvre et son beffroi ;
Luther brise le pape et
Mirabeau le roi !
Tout est dit. C'est ainsi que
les vieux mondes croulent.
Oh ! l'heure vient
toujours ! des flots sourds au loin roulent.
À travers les rumeurs, les
cadavres, les deuils,
L'écume, et les sommets qui
deviennent écueils,
Les siècles devant eux
poussent, désespérées,
Les Révolutions, monstrueuses
marées,
Océans faits des pleurs de
tout le genre humain.
V
Ce sont les rois qui font les
gouffres ; mais la main
Qui sema, ne veut pas
accepter la récolte ;
Le fer dit que le sang qui
jaillit, se révolte.
Voilà ce que m'apprit
l'histoire. Oui, c'est cruel,
Ma raison a tué mon royalisme
en duel.
Me voici jacobin. Que veut-on
que j'y fasse ?
Le revers du louis dont vous
aimez la face,
M'a fait peur. En allant
librement devant moi,
En marchant, je le sais, j'afflige
votre foi,
Votre religion, votre cause
éternelle,
Vos dogmes, vos aïeux, vos
dieux, votre flanelle,
Et dans vos bons vieux os, faits
d'immobilité,
Le rhumatisme antique appelé
royauté.
Je n'y puis rien. Malgré
menins et majordomes,
Je ne crois plus aux rois
propriétaires d'hommes ;
N'y croyant plus, je fais mon
devoir, je le dis.
Marc-Aurèle écrivait :
« Je me trompai jadis ;
« Mais je ne laisse pas,
allant au juste, au sage,
« Mes erreurs
d'autrefois me barrer le passage. »
Je ne suis qu'un atome, et je
fais comme lui ;
Marquis, depuis vingt ans, je
n'ai, comme aujourd'hui,
Qu'une idée en
l'esprit : servir la cause humaine.
La vie est une cour
d'assises ; on amène
Les faibles à la barre
accouplés aux pervers.
J'ai, dans le livre, avec le
drame, en prose, en vers,
Plaidé pour les petits et
pour les misérables ;
Suppliant les heureux et les
inexorables ;
J'ai réhabilité le bouffon, l'histrion,
Tous les damnés humains, Triboulet,
Marion,
Le laquais, le forçat et la
prostituée ;
Et j'ai collé ma bouche à
toute âme tuée,
Comme font les enfants, anges
aux cheveux d'or,
Sur la mouche qui meurt, pour
qu'elle vole encor.
Je me suis incliné sur tout
ce qui chancelle,
Tendre, et j'ai demandé la
grâce universelle ;
Et, comme j'irritais beaucoup
de gens ainsi,
Tandis qu'en bas peut-être on
me disait : Merci,
J'ai recueilli souvent, passant
dans les nuées,
L'applaudissement fauve et sombre
des huées ;
J'ai réclamé des droits pour
la femme et l'enfant ;
J'ai tâché d'éclairer l'homme
en le réchauffant ;
J'allais criant :
Science ! écriture ! parole !
Je voulais résorber le bagne
par l'école ;
Les coupables pour moi
n'étaient que des témoins.
Rêvant tous les progrès, je
voyais luire moins
Que le front de Paris la
tiare de Rome.
J'ai vu l'esprit humain libre,
et le cœur de l'homme
Esclave ; et j'ai voulu
l'affranchir à son tour,
Et j'ai tâché de mettre en
liberté l'amour.
Enfin, j'ai fait la guerre à
la Grève homicide,
J'ai combattu la mort, comme
l'antique Alcide ;
Et me voilà ; marchant
toujours, ayant conquis,
Perdu, lutté, souffert. –
Encore un mot, marquis,
Puisque nous sommes là
causant entre deux portes.
On peut être appelé renégat
de deux sortes :
En se faisant païen, en se
faisant chrétien.
L'erreur est d'un aimable et
galant entretien.
Qu'on la quitte, elle met les
deux poings sur sa hanche.
La vérité, si douce aux bons,
mais rude et franche,
Quand pour l'or, le pouvoir, la
pourpre qu'on revêt,
On la trahit, devient le
spectre du chevet.
L'une est la harengère, et
l'autre est l'euménide.
Et ne nous fâchons point.
Bonjour, Epiménide.
Le passé ne veut pas s'en
aller. Il revient
Sans cesse sur ses pas, reveut,
reprend, retient,
Use à tout ressaisir ses
ongles noirs ; fait rage ;
Il gonfle son vieux flot, souffle
son vieil orage,
Vomit sa vieille nuit, crie :
À bas ! crie : À mort !
Pleure, tonne, tempête, éclate,
hurle, mord.
L'avenir souriant lui
dit : Passe, bonhomme.
L'immense renégat d'Hier, marquis,
se nomme
Demain ; mai tourne
bride et plante là l'hiver ;
Qu'est-ce qu'un papillon ?
le déserteur du ver ;
Falstaff se range ? il
est l'apostat des ribotes ;
Mes pieds, ces renégats, quittent
mes vieilles bottes ;
Ah ! le doux renégat des
haines, c'est l'amour.
À l'heure où, débordant
d'incendie et de jour,
Splendide, il s'évada de
leurs cachots funèbres,
Le soleil frémissant renia
les ténèbres.
Ô marquis peu semblable aux
anciens barons loups,
Ô Français renégat du Celte, embrassons-nous.
Vous voyez bien, marquis, que
vous aviez trop d'ire.
VI
Rien, au fond de mon cœur, puisqu'il
faut le redire,
Non, rien n'a varié ; je
suis toujours celui
Qui va droit au devoir, dès
que l'honnête a lui,
Qui, comme Job, frissonne aux
vents, fragile arbuste,
Mais veut le bien, le vrai, le
beau, le grand, le juste.
Je suis cet homme-là, je suis
cet enfant-là.
Seulement, un matin, mon
esprit s'envola,
Je vis l'espace large et pur
qui nous réclame ;
L'horizon a changé, marquis, mais
non pas l'âme.
Rien au dedans de moi, mais
tout autour de moi.
L'histoire m'apparut, et je
compris la loi
Des générations, cherchant
Dieu, portant l'arche,
Et montant l'escalier immense
marche à marche.
Je restai le même œil, voyant
un autre ciel.
Est-ce ma faute, à moi, si
l'azur éternel
Est plus grand et plus bleu
qu'un plafond de Versailles ?
Est-ce ma faute, à moi, mon
Dieu, si tu tressailles
Dans mon cœur frémissant, à
ce cri : Liberté !
L'œil de cet homme a plus
d'aurore et de clarté,
Tant pis !
prenez-vous-en à l'aube solennelle.
C'est la faute au soleil et
non à la prunelle.
Vous dites : Où vas-tu ?
Je l'ignore ; et j'y vais.
Quand le chemin est droit, jamais
il n'est mauvais.
J'ai devant moi le jour et
j'ai la nuit derrière ;
Et cela me suffit ; je
brise la barrière.
Je vois, et rien de
plus ; je crois, et rien de moins.
Mon avenir à moi n'est pas un
de mes soins.
Les hommes du passé, les
combattants de l'ombre,
M'assaillent ; je tiens
tête, et sans compter leur nombre,
À ce choc inégal et parfois
hasardeux.
Mais, Longwood et Goritz m'en
sont témoins tous deux,
Jamais je n'outrageai la
proscription sainte.
Le malheur, c'est la
nuit ; dans cette auguste enceinte,
Les hommes et les cieux
paraissent étoilés.
Les derniers rois l'ont su
quand ils s'en sont allés.
Jamais je ne refuse, alors
que le soir tombe,
Mes larmes à l'exil, mes
genoux à la tombe ;
J'ai toujours consolé qui
s'est évanoui ;
Et, dans leurs noirs
cercueils, leur tête me dit oui.
Ma mère aussi le sait !
et de plus, avec joie,
Elle sait les devoirs
nouveaux que Dieu m'envoie ;
Car, étant dans la fosse, elle
aussi voit le vrai.
Oui, l'homme sur la terre est
un ange à l'essai ;
Aimons ! servons !
aidons ! luttons ! souffrons ! Ma mère
Sait qu'à présent je vis hors
de toute chimère ;
Elle sait que mes yeux au
progrès sont ouverts,
Que j'attends les périls, l'épreuve,
les revers,
Que je suis toujours prêt, et
que je hâte l'heure
De ce grand lendemain :
l'humanité meilleure !
Qu'heureux, triste, applaudi,
chassé, vaincu, vainqueur,
Rien de ce but profond ne
distraira mon cœur,
Ma volonté, mes pas, mes cris,
mes vœux, ma flamme !
Ô saint tombeau, tu vois dans
le fond de mon âme !
Oh ! jamais, quel que
soit le sort, le deuil, l'affront,
La conscience en moi ne
baissera le front ;
Elle marche sereine, indestructible
et fière ;
Car j'aperçois toujours, conseil
lointain, lumière,
À travers mon destin, quel
que soit le moment,
Quel que soit le désastre ou
l'éblouissement,
Dans le bruit, dans le vent
orageux qui m'emporte,
Dans l'aube, dans la nuit, l'œil
de ma mère morte !
Écrit en 1855
J'ajoute un post-scriptum
après neuf ans. J'écoute ;
Êtes-vous toujours là ?
Vous êtes mort sans doute,
Marquis ; mais d'où je
suis on peut parler aux morts.
Ah ! votre cercueil
s'ouvre : – Où donc es-tu ? – Dehors.
Comme vous. – Es-tu mort ?
– Presque. J'habite l'ombre ;
Je suis sur un rocher
qu'environne l'eau sombre,
Écueil rongé des flots, de
ténèbres chargé,
Où s'assied, ruisselant, le
blême naufragé.
– Eh bien, me dites-vous,
après ? – La solitude
Autour de moi toujours a la
même attitude ;
Je ne vois que l'abîme, et la
mer, et les cieux,
Et les nuages noirs qui vont
silencieux ;
Mon toit, la nuit, frissonne,
et l'ouragan le mêle
Aux souffles effrénés de
l'onde et de la grêle ;
Quelqu'un semble clouer un
crêpe à l'horizon ;
L'insulte bat de loin le
seuil de ma maison ;
Le roc croule sous moi dès
que mon pied s'y pose ;
Le vent semble avoir peur de
m'approcher, et n'ose
Me dire qu'en baissant la
voix et qu'à demi
L'adieu mystérieux que me
jette un ami.
La rumeur des vivants
s'éteint diminuée.
Tout ce que j'ai rêvé s'est
envolé, nuée !
Sur mes jours devenus
fantômes, pâle et seul,
Je regarde tomber l'infini, ce
linceul. –
Et vous dites : – Après ?
– Sous un mont qui surplombe,
Près des flots, j'ai marqué
la place de ma tombe ;
Ici, le bruit du gouffre est
tout ce qu'on entend ;
Tout est horreur et nuit. –
Après ? – Je suis content.
IV.
La source tombait du rocher
Goutte à goutte à la mer
affreuse.
L'Océan, fatal au nocher,
Lui dit : « Que me
veux-tu, pleureuse ?
Je suis la tempête et
l'effroi ;
Je finis où le ciel commence.
Est-ce que j'ai besoin de toi,
Petite, moi qui suis
l'immense ? »
La source dit au gouffre
amer :
« Je te donne, sans
bruit ni gloire,
Ce qui te manque, ô vaste mer !
Une goutte d'eau qu'on peut
boire. »
V.
À mademoiselle Louise B.
Ô vous l'âme profonde !
ô vous la sainte lyre !
Vous souvient-il des temps
d'extase et de délire,
Et des jeux triomphants,
Et du soir qui tombait des
collines prochaines ?
Vous souvient-il des jours ?
vous souvient-il des chênes
Et des petits enfants ?
Et vous rappelez-vous les
amis, et la table,
Et le rire éclatant du père
respectable,
Et nos cris querelleurs,
Le pré, l'étang, la barque, et
la lune, et la brise,
Et les chants qui sortaient
de votre cœur, Louise,
En attendant les pleurs !
Le parc avait des fleurs et
n'avait pas de marbres.
Oh ! comme il était beau,
le vieillard, sous les arbres !
Je le voyais parfois
Dès l'aube sur un banc
s'asseoir tenant un livre ;
Je sentais, j'entendais
l'ombre autour de lui vivre
Et chanter dans les bois !
Il lisait, puis dormait au
baiser de l'aurore ;
Et je le regardais dormir, plus
calme encore
Que ce paisible lieu,
Avec son front serein d'où
sortait une flamme,
Son livre ouvert devant le
soleil, et son âme
Ouverte devant Dieu !
Et du fond de leur nid, sous
l'orme et sous l'érable,
Les oiseaux admiraient sa
tête vénérable,
Et, gais chanteurs tremblants,
Ils guettaient, s'approchaient,
et souhaitaient dans l'ombre
D'avoir, pour augmenter la
douceur du nid sombre,
Un de ses cheveux blancs !
Puis il se réveillait, s'en
allait vers la grille,
S'arrêtait pour parler à ma
petite fille,
Et ces temps sont passés !
Le vieillard et l'enfant
jasaient de mille choses…
Vous ne voyiez donc pas ces
deux êtres, ô roses,
Que vous refleurissez !
Avez-vous bien le cœur, ô
roses, de renaître
Dans le même bosquet, sous la
même fenêtre ?
Où sont-ils, ces fronts purs ?
N'était-ce pas vos sœurs, ces
deux âmes perdues
Qui vivaient, et se sont si
vite confondues
Aux éternels azurs !
Est-ce que leur sourire, est-ce
que leurs paroles,
Ô roses, n'allaient pas
réjouir vos corolles
Dans l'air silencieux,
Et ne s'ajoutaient pas à vos
chastes délices,
Et ne devenaient pas parfums
dans vos calices,
Et rayons dans vos cieux ?
Ingrates ! vous n'avez
ni regrets, ni mémoire.
Vous vous réjouissez dans
toute votre gloire ;
Vous n'avez point pâli.
Ah ! je ne suis qu'un
homme et qu'un roseau qui ploie,
Mais je ne voudrais pas, quant
à moi, d'une joie
Faite de tant d'oubli !
Oh ! qu'est-ce que le
sort a fait de tout ce rêve ?
Où donc a-t-il jeté l'humble
cœur qui s'élève,
Le foyer réchauffant,
Ô Louise, et la vierge, et le
vieillard prospère,
Et tous ces vœux profonds, de
moi pour votre père,
De vous pour mon enfant !
Où sont-ils, les amis de ce
temps que j'adore ?
Ceux qu'a pris l'ombre, et
ceux qui ne sont pas encore
Tombés au flot sans
bords ;
Eux, les évanouis, qu'un
autre ciel réclame,
Et vous, les demeurés, qui
vivez dans mon âme,
Mais pas plus que les morts !
Quelquefois, je voyais, de la
colline en face,
Mes quatre enfants jouer, tableau
que rien n'efface !
Et j'entendais leurs
chants ;
Ému, je contemplais ces aubes
de moi-même
Qui se levaient là-bas dans
la douceur suprême
Des vallons et des champs !
Ils couraient, s'appelaient
dans les fleurs ; et les femmes
Se mêlaient à leurs jeux
comme de blanches âmes ;
Et tu riais, Armand !
Et, dans l'hymen obscur qui
sans fin se consomme,
La nature sentait que ce qui
sort de l'homme
Est divin et charmant !
Où sont-ils ? Mère, frère,
à son tour chacun sombre.
Je saigne et vous saignez.
Mêmes douleurs ! même ombre !
Ô jours trop tôt décrus !
Ils vont se marier ;
faites venir un prêtre ;
Qu'il revienne ! ils
sont morts. Et, le temps d'apparaître,
Les voilà disparus !
Nous vivons tous penchés sur
un océan triste.
L'onde est sombre. Qui donc
survit ? qui donc existe ?
Ce bruit sourd, c'est le
glas.
Chaque flot est une
âme ; et tout fuit. Rien ne brille.
Un sanglot dit : Mon
père ! un sanglot dit : Ma fille !
Un sanglot dit : Hélas !
VI.
À vous qui êtes là
Vous, qui l'avez suivi dans
sa blême vallée,
Au bord de cette mer
d'écueils noirs constellée,
Sous la pâle nuée éternelle
qui sort
Des flots, de l'horizon, de
l'orage et du sort ;
Vous qui l'avez suivi dans
cette Thébaïde,
Sur cette grève nue, aigre, isolée
et vide,
Où l'on ne voit qu'espace
âpre et silencieux,
Solitude sur terre et
solitude aux cieux ;
Vous qui l'avez suivi dans ce
brouillard qu'épanche
Sur le roc, sur la vague et
sur l'écume blanche,
La profonde tempête aux
souffles inconnus,
Recevez, dans la nuit où vous
êtes venus,
Ô chers êtres ! cœurs
vrais, lierres de ses décombres,
La bénédiction de tous ces
déserts sombres !
Ces désolations vous
aiment ; ces horreurs,
Ces brisants, cette mer où
les vents laboureurs
Tirent sans fin le soc
monstrueux des nuages,
Ces houles revenant comme de
grands rouages,
Vous aiment ; ces exils
sont joyeux de vous voir ;
Recevez la caresse immense du
lieu noir !
Ô forçats de l'amour ! ô
compagnons, compagnes,
Qui l'aidez à traîner son
boulet dans ces bagnes,
Ô groupe indestructible et
fidèle entre tous
D'âmes et de bons cœurs et
d'esprits fiers et doux,
Mère, fille, et vous, fils, vous
ami, vous encore,
Recevez le soupir du soir
vague et sonore,
Recevez le sourire et les
pleurs du matin,
Recevez la chanson des mers, l'adieu
lointain
Du pauvre mât penché parmi
les lames brunes !
Soyez les bienvenus pour
l'âpre fleur des dunes,
Et pour l'aigle qui fuit les
hommes importuns,
Âmes, et que les champs vous
rendent vos parfums,
Et que, votre clarté, les
astres vous la rendent !
Et qu'en vous admirant, les
vastes flots demandent :
Qu'est-ce donc que ces cœurs
qui n'ont pas de reflux !
Ô tendres survivants de tout
ce qui n'est plus !
Rayonnements masquant la
grande éclipse à l'âme !
Sourires éclairant, comme une
douce flamme,
L'abîme qui se fait, hélas !
dans le songeur !
Gaîtés saintes chassant le
souvenir rongeur !
Quand le proscrit saignant se
tourne, âme meurtrie
Vers l'horizon, et crie en
pleurant : « La patrie ! »
La famille, mensonge auguste,
dit : « C'est moi ! »
Oh ! suivre hors du jour,
suivre hors de la loi,
Hors du monde, au delà de la
dernière porte,
L'être mystérieux qu'un vent
fatal emporte,
C'est beau. C'est beau de
suivre un exilé ! le jour
Où ce banni sortit de France,
plein d'amour
Et d'angoisse, au moment de
quitter cette mère,
Il s'arrêta longtemps sur la
limite amère ;
Il voyait, de sa course à
venir déjà las,
Que dans l'œil des passants
il n'était plus, hélas !
Qu'une ombre, et qu'il allait
entrer au sourd royaume
Où l'homme qui s'en va flotte
et devient fantôme ;
Il disait aux
ruisseaux : « Retiendrez-vous mon nom,
Ruisseaux ? » Et
les ruisseaux coulaient en disant : « Non. »
Il disait aux oiseaux de
France : « Je vous quitte,
Doux oiseaux ; je m'en
vais aux lieux où l'on meurt vite,
Au noir pays d'exil où le
ciel est étroit ;
Vous viendrez, n'est-ce pas, vous
nicher dans mon toit ? »
Et les oiseaux fuyaient au
fond des brumes grises.
Il disait aux forêts :
« M'enverrez-vous vos brises ? »
Les arbres lui faisaient des
signes de refus.
Car le proscrit est
seul ; la foule aux pas confus
Ne comprend que plus tard, d'un
rayon éclairée,
Cet habitant du gouffre et de
l'ombre sacrée.
VII.
Pour l'erreur, éclairer, c'est
apostasier.
Aujourd'hui ne naît pas
impunément d'hier.
L'aube sort de la nuit, qui
la déclare ingrate.
Anitus criait :
« Mort à l'apostat Socrate ! »
Caïphe disait :
« Mort au renégat Jésus ! »
Courbant son front pendant
que l'on crache dessus,
Galilée, apostat à la terre
immobile,
Songe et la sent frémir sous
son genou débile.
Destin ! sinistre éclat
de rire ! En vérité,
J'admire, ô cieux profonds !
que ç'ait toujours été
La volonté de Dieu qu'en ce
monde où nous sommes
On donnât sa pensée et son
labeur aux hommes,
Ses entrailles, ses jours et
ses nuits, sa sueur,
Son sommeil, ce qu'on a dans
les yeux de lueur,
Et son cœur et son âme, et
tout ce qu'on en tire,
Sans reculer devant n'importe
quel martyre,
Et qu'on se répandît, et
qu'on se prodiguât,
Pour être au fond du gouffre
appelé renégat !
VIII.
À Jules J.
Je dormais en effet, et tu me
réveillas.
Je te criai :
« Salut ! » et tu me dis : « Hélas ! »
Et cet instant fut doux, et
nous nous embrassâmes ;
Nous mêlâmes tes pleurs, mon
sourire et nos âmes.
Ces temps sont déjà
loin ; où donc alors roulait
Ma vie ? et ce destin
sévère qui me plaît,
Qu'est-ce donc qu'il faisait
de cette feuille morte
Que je suis, et qu'un vent
pousse, et qu'un vent remporte ?
J'habitais au milieu des
hauts pignons flamands ;
Tout le jour, dans l'azur, sur
les vieux toits fumants,
Je regardais voler les grands
nuages ivres ;
Tandis que je songeais, le
coude sur mes livres,
De moments en moments, ce
noir passant ailé,
Le temps, ce sourd tonnerre à
nos rumeurs mêlé,
D'où les heures s'en vont en
sombres étincelles,
Ébranlait sur mon front le
beffroi de Bruxelles.
Tout ce qui peut tenter un
cœur ambitieux
Était là, devant moi, sur
terre et dans les cieux ;
Sous mes yeux, dans l'austère
et gigantesque place,
J'avais les quatre points
cardinaux de l'espace,
Qui font songer à l'aigle, à
l'astre, au flot, au mont,
Et les quatre pavés de
l'échafaud d'Egmont.
Aujourd'hui, dans une île, en
butte aux eaux sans nombre,
Où l'on ne me voit plus, tant
j'y suis couvert d'ombre,
Au milieu de la vaste
aventure des flots,
Des rocs, des mers, brisant
barques et matelots,
Debout, échevelé sur le cap
ou le môle
Par le souffle qui sort de la
bouche du pôle,
Parmi les chocs, les bruits, les
naufrages profonds,
Morne histoire d'écueils, de
gouffres, de typhons,
Dont le vent est la plume et
la nuit le registre,
J'erre, et de l'horizon je
suis la voix sinistre.
Et voilà qu'à travers ces
brumes et ces eaux,
Tes volumes exquis m'arrivent,
blancs oiseaux,
M'apportant le rameau
qu'apportent les colombes
Aux arches, et le chant que
le cygne offre aux tombes,
Et jetant à mes rocs tout
l'éblouissement
De Paris glorieux et de Paris
charmant !
Et je lis, et mon front
s'éclaire, et je savoure
Ton style, ta gaîté, ta
douleur, ta bravoure.
Merci, toi dont le cœur aima,
sentit, comprit !
Merci, devin ! merci, frère,
poète, esprit,
Qui viens chanter cet hymne à
côté de ma vie !
Qui vois mon destin sombre et
qui n'as pas d'envie !
Et qui dans cette épreuve où
je marche, portant
L'abandon à chaque heure et
l'ombre à chaque instant,
M'as vu boire le fiel sans y
mêler la haine !
Tu changes en blancheur la
nuit de ma géhenne,
Et tu fais un autel de
lumière inondé
Du tas de pierres noir dont
on m'a lapidé.
Je ne suis rien ; je
viens et je m'en vais ; mais gloire
À ceux qui n'ont pas peur des
vaincus de l'histoire
Et des contagions du malheur
toujours fui !
Gloire aux fermes penseurs
inclinés sur celui
Que le sort, geôlier triste, au
fond de l'exil pousse !
Ils ressemblent à l'aube, ils
ont la force douce,
Ils sont grands ; leur
esprit parfois, avec un mot,
Dore en arc triomphal la
voûte du cachot !
Le ciel s'est éclairci sur
mon île sonore,
Et ton livre en venant a fait
venir l'aurore ;
Seul aux bois avec toi, je
lis, et me souviens,
Et je songe, oubliant les
monts diluviens,
L'onde, et l'aigle de mer qui
plane sur mon aire ;
Et, pendant que je lis, mon
œil visionnaire,
À qui tout apparaît comme
dans un réveil,
Dans les ombres que font les
feuilles au soleil,
Sur tes pages où rit l'idée, où
vit la grâce,
Croit voir se dessiner le pur
profil d'Horace,
Comme si, se mirant au livre
où je te voi,
Ce doux songeur ravi lisait
derrière moi !
IX.
Le mendiant
Un pauvre homme passait dans
le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre ;
il s'arrêta devant
Ma porte, que j'ouvris d'une
façon civile.
Les ânes revenaient du marché
de la ville,
Portant les paysans accroupis
sur leurs bâts.
C'était le vieux qui vit dans
une niche au bas
De la montée, et rêve, attendant,
solitaire,
Un rayon du ciel triste, un
liard de la terre,
Tendant les mains pour
l'homme et les joignant pour Dieu.
Je lui criai :
« Venez vous réchauffer un peu.
Comment vous nommez-vous ? »
Il me dit : « Je me nomme
Le pauvre. – Je lui pris la
main : « Entrez, brave homme. »
Et je lui fis donner une
jatte de lait.
Le vieillard grelottait de
froid ; il me parlait,
Et je lui répondais, pensif
et sans l'entendre.
« Vos habits sont
mouillés », dis-je, « il faut les étendre
Devant la cheminée. » Il
s'approcha du feu.
Son manteau, tout mangé des
vers, et jadis bleu,
Étalé largement sur la chaude
fournaise,
Piqué de mille trous par la
lueur de braise,
Couvrait l'âtre, et semblait
un ciel noir étoilé.
Et, pendant qu'il séchait ce
haillon désolé
D'où ruisselaient la pluie et
l'eau des fondrières,
Je songeais que cet homme
était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce
que nous disions,
Sa bure où je voyais des
constellations.
X.
Aux feuillantines
Mes deux frères et moi, nous
étions tout enfants.
Notre mère disait :
« Jouez, mais je défends
Qu'on marche dans les fleurs
et qu'on monte aux échelles. »
Abel était l'aîné, j'étais le
plus petit.
Nous mangions notre pain de
si bon appétit,
Que les femmes riaient quand
nous passions près d'elles.
Nous montions pour jouer au
grenier du couvent.
Et, là, tout en jouant, nous
regardions souvent,
Sur le haut d'une armoire, un
livre inaccessible.
Nous grimpâmes un jour
jusqu'à ce livre noir ;
Je ne sais pas comment nous
fîmes pour l'avoir,
Mais je me souviens bien que
c'était une Bible.
Ce vieux livre sentait une
odeur d'encensoir.
Nous allâmes ravis dans un
coin nous asseoir ;
Des estampes partout !
quel bonheur ! quel délire !
Nous l'ouvrîmes alors tout
grand sur nos genoux,
Et, dès le premier mot, il
nous parut si doux,
Qu'oubliant de jouer, nous
nous mîmes à lire.
Nous lûmes tous les trois
ainsi tout le matin,
Joseph, Ruth et Booz, le bon
Samaritain,
Et, toujours plus charmés, le
soir nous le relûmes.
Tels des enfants, s'ils ont
pris un oiseau des cieux,
S'appellent en riant et
s'étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la
douceur de ses plumes.
XI.
Ponto
Je dis à mon chien
noir : « Viens, Ponto, viens-nous-en ! »
Et je vais dans les bois, mis
comme un paysan ;
Je vais dans les grands bois,
lisant dans les vieux livres.
L'hiver, quand la ramée est
un écrin de givres,
Ou l'été, quand tout rit, même
l'aurore en pleurs,
Quand toute l'herbe n'est
qu'un triomphe de fleurs,
Je prends Froissart, Montluc,
Tacite, quelque histoire,
Et je marche, effaré des
crimes de la gloire.
Hélas ! l'horreur
partout, même chez les meilleurs !
Toujours l'homme en sa nuit
trahi par ses veilleurs !
Toutes les grandes mains, hélas !
de sang rougies !
Alexandre ivre et fou, César
perdu d'orgies,
Et, le poing sur Didier, le
pied sur Vitikind,
Charlemagne souvent semblable
à Charles-Quint ;
Caton de chair humaine
engraissant la murène ;
Titus crucifiant
Jérusalem ; Turenne,
Héros, comme Bayard et comme
Catinat,
À Nordlingue, bandit dans le
Palatinat ;
Le duel de Jarnac, le duel de
Carrouge ;
Louis Neuf tenaillant les
langues d'un fer rouge ;
Cromwell trompant Milton, Calvin
brûlant Servet.
Que de spectres, ô gloire !
autour de ton chevet !
Ô triste humanité, je fuis
dans la nature !
Et, pendant que je dis :
« Tout est leurre, imposture,
Mensonge, iniquité, mal de
splendeur vêtu ! »
Mon chien Ponto me suit. Le
chien, c'est la vertu
Qui, ne pouvant se faire
homme, s'est faite bête.
Et Ponto me regarde avec son
œil honnête.
XII.
Dolorosæ
Mère, voilà douze ans que notre
fille est morte ;
Et depuis, moi le père et
vous la femme forte,
Nous n'avons pas été, Dieu le
sait, un seul jour
Sans parfumer son nom de
prière et d'amour.
Nous avons pris la sombre et
charmante habitude
De voir son ombre vivre en
notre solitude,
De la sentir passer et de
l'entendre errer,
Et nous sommes restés à
genoux à pleurer.
Nous avons persisté dans
cette douleur douce,
Et nous vivons penchés sur ce
cher nid de mousse
Emporté dans l'orage avec les
deux oiseaux.
Mère, nous n'avons pas plié, quoique
roseaux,
Ni perdu la bonté vis-à-vis
l'un de l'autre,
Ni demandé la fin de mon
deuil et du vôtre
À cette lâcheté qu'on appelle
l'oubli.
Oui, depuis ce jour triste où
pour nous ont pâli
Les cieux, les champs, les
fleurs, l'étoile, l'aube pure,
Et toutes les splendeurs de
la sombre nature,
Avec les trois enfants qui
nous restent, trésor
De courage et d'amour que
Dieu nous laisse encor,
Nous avons essuyé des
fortunes diverses,
Ce qu'on nomme malheur, adversité,
traverses,
Sans trembler, sans fléchir, sans
haïr les écueils,
Donnant aux deuils du cœur, à
l'absence, aux cercueils,
Aux souffrances dont saigne
ou l'âme ou la famille,
Aux êtres chers enfuis ou
morts, à notre fille,
Aux vieux parents repris par
un monde meilleur,
Nos pleurs, et le sourire à
toute autre douleur.
XIII.
Paroles sur la dune
Maintenant que mon temps
décroît comme un flambeau,
Que mes tâches sont
terminées ;
Maintenant que voici que je
touche au tombeau
Par les deuils et par les
années,
Et qu'au fond de ce ciel que
mon essor rêva,
Je vois fuir, vers l'ombre
entraînées,
Comme le tourbillon du passé
qui s'en va,
Tant de belles heures
sonnées ;
Maintenant que je dis :
– Un jour, nous triomphons ;
Le lendemain, tout est
mensonge ! –
Je suis triste, et je marche au
bord des flots profonds,
Courbé comme celui qui songe.
Je regarde, au-dessus du mont
et du vallon,
Et des mers sans fin remuées,
S'envoler sous le bec du
vautour aquilon,
Toute la toison des
nuées ;
J'entends le vent dans l'air,
la mer sur le récif,
L'homme liant la gerbe
mûre ;
J'écoute, et je confronte en
mon esprit pensif
Ce qui parle à ce qui
murmure ;
Et je reste parfois couché
sans me lever
Sur l'herbe rare de la dune,
Jusqu'à l'heure où l'on voit
apparaître et rêver
Les yeux sinistres de la lune.
Elle monte, elle jette un
long rayon dormant
À l'espace, au mystère, au
gouffre ;
Et nous nous regardons tous
les deux fixement,
Elle qui brille et moi qui
souffre.
Où donc s'en sont allés mes
jours évanouis ?
Est-il quelqu'un qui me
connaisse ?
Ai-je encor quelque chose en
mes yeux éblouis,
De la clarté de ma jeunesse ?
Tout s'est-il envolé ?
Je suis seul, je suis las ;
J'appelle sans qu'on me
réponde ;
Ô vents ! ô flots !
ne suis-je aussi qu'un souffle, hélas !
Hélas ! ne suis-je aussi
qu'une onde ?
Ne verrai-je plus rien de
tout ce que j'aimais ?
Au dedans de moi le soir
tombe.
Ô terre, dont la brume efface
les sommets,
Suis-je le spectre, et toi la
tombe ?
Ai-je donc vidé tout, vie, amour,
joie, espoir ?
J'attends, je demande, j'implore ;
Je penche tour à tour mes
urnes pour avoir
De chacune une goutte encore !
Comme le souvenir est voisin
du remord !
Comme à pleurer tout nous
ramène !
Et que je te sens froide en
te touchant, ô mort,
Noir verrou de la porte
humaine !
Et je pense, écoutant gémir le
vent amer,
Et l'onde aux plis
infranchissables ;
L'été rit, et l'on voit sur
le bord de la mer
Fleurir le chardon bleu des
sables.
XIV.
Claire P.
Quel âge hier ? Vingt
ans. Et quel âge aujourd'hui ?
L'éternité. Ce front pendant
une heure a lui.
Elle avait les doux chants et
les grâces superbes ;
Elle semblait porter de
radieuses gerbes ;
Rien qu'à la voir passer, on
lui disait : Merci !
Qu'est-ce donc que la vie, hélas !
pour mettre ainsi
Les êtres les plus purs et
les meilleurs en fuite ?
Et, moi, je l'avais vue encor
toute petite.
Elle me disait vous, et je
lui disais tu.
Son accent ineffable avait
cette vertu
De faire en mon esprit, douces
voix éloignées,
Chanter le vague chœur de mes
jeunes années.
Il n'a brillé qu'un jour, ce
beau front ingénu.
Elle était fiancée à l'hymen
inconnu.
À qui mariez-vous, mon Dieu, toutes
ces vierges ?
Un vague et pur reflet de la
lueur des cierges
Flottait dans son regard
céleste et rayonnant ;
Elle était grande et blanche
et gaie ; et, maintenant,
Allez à Saint-Mandé, cherchez
dans le champ sombre,
Vous trouverez le lit de sa
noce avec l'ombre ;
Vous trouverez la tombe où
gît ce lys vermeil ;
Et c'est là que tu fais ton
éternel sommeil,
Toi qui, dans ta beauté naïve
et recueillie,
Mêlais à la madone auguste
d'Italie
La Flamande qui rit à travers
les houblons,
Douce Claire aux yeux noirs
avec des cheveux blonds.
Elle s'en est allée avant
d'être une femme ;
N'étant qu'un ange
encor ; le ciel a pris son âme
Pour la rendre en rayons à
nos regards en pleurs,
Et l'herbe, sa beauté, pour
nous la rendre en fleurs.
Les êtres étoilés que nous
nommons archanges
La bercent dans leurs bras au
milieu des louanges,
Et, parmi les clartés, les
lyres, les chansons,
D'en haut elle sourit à nous
qui gémissons.
Elle sourit, et dit aux anges
sous leurs voiles :
Est-ce qu'il est permis de
cueillir des étoiles ?
Et chante, et, se voyant
elle-même flambeau,
Murmure dans l'azur :
Comme le ciel est beau !
Mais cela ne fait rien à sa
mère qui pleure ;
La mère ne veut pas que son
doux enfant meure
Et s'en aille, laissant ses
fleurs sur le gazon,
Hélas ! et le silence au
seuil de la maison !
Son père, le sculpteur, s'écriait :
– Qu'elle est belle !
Je ferai sa statue aussi
charmante qu'elle.
C'est pour elle qu'avril
fleurit les verts sentiers.
Je la contemplerai pendant
des mois entiers
Et je ferai venir du marbre
de Carrare.
Ce bloc prendra sa forme
éblouissante et rare ;
Elle restera chaste et
candide à côté.
On dira : « Le
sculpteur a deux filles : Beauté
« Et Pudeur ; Ombre
et Jour ; la Vierge et la Déesse ;
« Quel est cet ouvrier
de Rome ou de la Grèce
« Qui, trouvant dans son
art des secrets inconnus,
« En copiant Marie, a su
faire Vénus ? »
Le marbre restera dans la
montagne blanche,
Hélas ! car c'est à
l'heure où tout rit, que tout penche ;
Car nos mains gardent mal
tout ce qui nous est cher ;
Car celle qu'on croyait
d'azur était de chair ;
Et celui qui taillait le
marbre était de verre ;
Et voilà que le vent a
soufflé, Dieu sévère,
Sur la vierge au front pur, sur
le maître au bras fort ;
Et que la fille est morte, et
que le père est mort !
Claire, tu dors. Ta mère, assise
sur ta fosse,
Dit : – Le parfum des
fleurs est faux, l'aurore est fausse,
L'oiseau qui chante au bois
ment, et le cygne ment,
L'étoile n'est pas vraie au
fond du firmament,
Le ciel n'est pas le ciel et
là-haut rien ne brille,
Puisque, lorsque je crie à ma
fille : « Ma fille,
Je suis là. Lève-toi ! »
quelqu'un le lui défend ;
Et que je ne puis pas réveiller mon enfant ! –
XV.
À Alexandre D.
Merci du bord des mers à
celui qui se tourne
Vers la rive où le deuil, tranquille
et noir, séjourne,
Qui défait de sa tête, où le
rayon descend,
La couronne, et la jette au spectre
de l'absent,
Et qui, dans le triomphe et
la rumeur, dédie
Son drame à l'immobile et
pâle tragédie !
Je n'ai pas oublié le quai
d'Anvers, ami,
Ni le groupe vaillant, toujours
plus raffermi,
D'amis chers, de fronts purs,
ni toi, ni cette foule.
Le canot du steamer soulevé
par la houle
Vint me prendre, et ce fut un
long embrassement.
Je montai sur l'avant du
paquebot fumant,
La roue ouvrit la vague, et
nous nous appelâmes :
– Adieu ! – Puis, dans
les vents, dans les flots, dans les lames,
Toi debout sur le quai, moi
debout sur le pont,
Vibrant comme deux luths dont
la voix se répond,
Aussi longtemps qu'on put se
voir, nous regardâmes
L'un vers l'autre, faisant
comme un échange d'âmes ;
Et le vaisseau fuyait, et la
terre décrut ;
L'horizon entre nous monta, tout
disparut ;
Une brume couvrit l'onde
incommensurable ;
Tu rentras dans ton œuvre
éclatante, innombrable,
Multiple, éblouissante, heureuse,
où le jour luit ;
Et, moi, dans l'unité
sinistre de la nuit.
XVI.
Lueur au couchant
Lorsque j'étais en France, et
que le peuple en fête
Répandait dans Paris sa
grande joie honnête,
Si c'était un des jours
glorieux et vainqueurs
Où les fiers souvenirs, désaltérant
les cœurs,
S'offrent à notre soif comme
de larges coupes,
J'allais errer tout seul
parmi les riants groupes,
Ne parlant à personne et
pourtant calme et doux,
Trouvant ainsi moyen d'être
un et d'être tous,
Et d'accorder en moi, pour
une double étude,
L'amour du peuple avec mon
goût de solitude.
Rêveur, j'étais
heureux ; muet, j'étais présent.
Parfois je m'asseyais un
livre en main, lisant.
Virgile, Horace, Eschyle, ou
bien Dante, leur frère ;
Puis je m'interrompais, et, me
laissant distraire
Des poètes par toi, poésie, et
content,
Je savourais l'azur, le
soleil éclatant,
Paris, les seuils sacrés, et
la Seine qui coule,
Et cette auguste paix qui
sortait de la foule.
Dès lors pourtant des voix
murmuraient : Anankè.
Je passais ; et partout,
sur le pont, sur le quai,
Et jusque dans les champs, étincelait
le rire,
Haillon d'or que la joie en
bondissant déchire.
Le Panthéon brillait comme
une vision.
La gaîté d'une altière et
libre nation
Dansait sous le ciel bleu
dans les places publiques ;
Un rayon qui semblait venir
des temps bibliques
Illuminait Paris calme et
patriarcal ;
Ce lion dont l'œil met en
fuite le chacal,
Le peuple des faubourgs se
promenait tranquille.
Le soir, je revenais ;
et dans toute la ville,
Les passants, éclatant en
strophes, en refrains,
Ayant leurs doux instincts de
liberté pour freins,
Du Louvre au Champ-de-Mars, de
Chaillot à la Grève,
Fourmillaient ; et, pendant
que mon esprit, qui rêve
Dans la sereine nuit des
penseurs étoilés,
Et dresse ses rameaux à leurs
lueurs mêlés,
S'ouvrait à tous ces cris
charmants comme l'aurore,
À toute cette ivresse
innocente et sonore,
Paisibles, se penchant, noirs
et tout semés d'yeux,
Sous le ciel constellé, sur
le peuple joyeux,
Les grands arbres pensifs des
vieux Champs-Élysées,
Pleins d'astres, consentaient
à s'emplir de fusées.
Et j'allais, et mon cœur
chantait ; et les enfants
Embarrassaient mes pas de
leurs jeux triomphants,
Où s'épanouissaient les mères
de famille ;
Le frère avec la sœur, le
père avec la fille,
Causaient ; je
contemplais tous ces hauts monuments
Qui semblent au songeur
rayonnants ou fumants,
Et qui font de Paris la
deuxième des Romes ;
J'entendais près de moi rire
les jeunes hommes
Et les graves vieillards
dire : « Je me souviens. »
Ô patrie ! ô concorde
entre les citoyens !
XVII.
Mugitusque Boum
Mugissement des bœufs, au
temps du doux Virgile,
Comme aujourd'hui, le soir, quand
fuit la nuit agile,
Ou, le matin, quand l'aube
aux champs extasiés
Verse à flots la rosée et le
jour, vous disiez :
« Mûrissez, blés
mouvants ! prés, emplissez-vous d'herbes !
« Que la terre, agitant
son panache de gerbes,
« Chante dans l'onde
d'or d'une riche moisson !
« Vis, bête ; vis, caillou ;
vis, homme ; vis, buisson ;
« À l'heure où le soleil
se couche, où l'herbe est pleine
« Des grands fantômes
noirs des arbres de la plaine
« Jusqu'aux lointains
coteaux rampant et grandissant,
« Quand le brun
laboureur des collines descend
« Et retourne à son toit
d'où sort une fumée,
« Que la soif de revoir
sa femme bien-aimée
« Et l'enfant qu'en ses
bras hier il réchauffait,
« Que ce désir, croissant
à chaque pas qu'il fait,
« Imite dans son cœur
l'allongement de l'ombre !
« Êtres ! choses !
vivez ! sans peur, sans deuil, sans nombre !
« Que tout s'épanouisse
en sourire vermeil !
« Que l'homme ait le
repos et le bœuf le sommeil !
« Vivez ! croissez !
semez le grain à l'aventure !
« Qu'on sent frissonner
dans toute la nature,
« Sous la feuille des
nids, au seuil blanc des maisons,
« Dans l'obscur
tremblement des profonds horizons,
« Un vaste emportement
d'aimer, dans l'herbe verte,
« Dans l'antre, dans
l'étang, dans la clairière ouverte,
« D'aimer sans fin, d'aimer
toujours, d'aimer encor,
« Sous la sérénité des
sombres astres d'or !
« Faites tressaillir
l'air, le flot, l'aile, la bouche,
« Ô palpitations du
grand amour farouche !
« Qu'on sente le baiser
de l'être illimité !
« Et, paix, vertu, bonheur,
espérance, bonté,
« Ô fruits divins, tombez
des branches éternelles ! »
Ainsi vous parliez, voix, grandes
voix solennelles ;
Et Virgile écoutait comme
j'écoute, et l'eau
Voyait passer le cygne
auguste, et le bouleau
Le vent, et le rocher l'écume,
et le ciel sombre
L'homme… Ô nature !
abîme ! immensité de l'ombre !
XVIII.
Apparition
Je vis un ange blanc qui
passait sur ma tête ;
Son vol éblouissant apaisait
la tempête,
Et faisait taire au loin la
mer pleine de bruit.
– Qu'est-ce que tu viens
faire, ange, dans cette nuit ?
Lui dis-je. Il
répondit : – Je viens prendre ton âme.
Et j'eus peur, car je vis que
c'était une femme ;
Et je lui dis, tremblant et
lui tendant les bras :
– Que me restera-t-il ?
car tu t'envoleras.
Il ne répondit pas ; le
ciel que l'ombre assiège
S'éteignait… – Si tu prends
mon âme, m'écriai-je,
Où l'emporteras-tu ?
montre-moi dans quel lieu.
Il se taisait toujours. – Ô
passant du ciel bleu,
Es-tu la mort ? lui dis-je,
ou bien es-tu la vie ?
Et la nuit augmentait sur mon
âme ravie,
Et l'ange devint noir, et
dit : – Je suis l'amour.
Mais son front sombre était
plus charmant que le jour,
Et je voyais, dans l'ombre où
brillaient ses prunelles,
Les astres à travers les
plumes de ses ailes.
XIX.
Au poète qui m'envoie une plume d'aigle
Oui, c'est une heure
solennelle !
Mon esprit en ce jour serein
Croit qu'un peu de gloire
éternelle
Se mêle au bruit contemporain,
Puisque, dans mon humble retraite,
Je ramasse, sans me courber,
Ce qu'y laisse choir le poète,
Ce que l'aigle y laisse
tomber !
Puisque sur ma tête fidèle
Ils ont jeté, couple
vainqueur,
L'un, une plume de son aile,
L'autre, une strophe de son
cœur !
Oh ! soyez donc les
bienvenues,
Plume ! strophe !
envoi glorieux !
Vous avez erré dans les nues,
Vous avez plané dans les
cieux !
XX.
Cérigo
I
Tout homme qui vieillit est
ce roc solitaire
Et triste, Cérigo, qui fut
jadis Cythère,
Cythère aux nids charmants, Cythère
aux myrtes verts,
La conque de Cypris sacrée au
sein des mers.
La vie auguste, goutte à
goutte, heure par heure,
S'épand sur ce qui passe et
sur ce qui demeure ;
Là-bas, la Grèce brille
agonisante, et l'œil
S'emplit en la voyant de
lumière et de deuil ;
La terre luit ; la nue
est de l'encens qui fume ;
Des vols d'oiseaux de mer se
mêlent à l'écume ;
L'azur frissonne ; l'eau
palpite ; et les rumeurs
Sortent des vents, des flots,
des barques, des rameurs ;
Au loin court quelque voile
hellène ou candiote.
Cythère est là, lugubre, épuisée,
idiote,
Tête de mort du rêve amour, et
crâne nu
Du plaisir, ce chanteur
masqué, spectre inconnu.
C'est toi ? qu'as-tu
donc fait de ta blanche tunique ?
Cache ta gorge impure et ta
laideur cynique,
Ô sirène ridée et dont
l'hymne s'est tu !
Où donc êtes-vous, âme ?
étoile, où donc es-tu ?
L'île qu'on adorait de Lemnos
à Lépante,
Où se tordait d'amour la
chimère rampante,
Où la brise baisait les
arbres frémissants,
Où l'ombre disait :
J'aime ! où l'herbe avait des sens,
Qu'en a-t-on fait ? où
donc sont-ils, où donc sont-elles,
Eux, les olympiens, elles, les
immortelles ?
Où donc est Mars ? où
donc Éros ? où donc Psyché ?
Où donc le doux oiseau
bonheur, effarouché ?
Qu'en as-tu fait, rocher, et
qu'as-tu fait des roses ?
Qu'as-tu fait des chansons
dans les soupirs écloses,
Des danses, des gazons, des
bois mélodieux,
De l'ombre que faisait le
passage des dieux ?
Plus d'autels ; ô passé !
splendeurs évanouies !
Plus de vierges au seuil des
antres éblouies ;
Plus d'abeilles buvant la
rosée et le thym.
Mais toujours le ciel bleu.
C'est-à-dire, ô destin !
Sur l'homme, jeune ou vieux, harmonie
ou souffrance,
Toujours la même mort et la
même espérance.
Cérigo, qu'as-tu fait de
Cythère ? Nuit ! deuil !
L'éden s'est éclipsé, laissant
à nu l'écueil.
Ô naufragée, hélas !
c'est donc là que tu tombes !
Les hiboux même ont peur de
l'île des colombes.
Île, ô toi qu'on cherchait !
ô toi que nous fuyons,
Ô spectre des baisers, masure
des rayons,
Tu t'appelles oubli ! tu
meurs, sombre captive !
Et, tandis qu'abritant
quelque yole furtive,
Ton cap, où rayonnaient les
temples fabuleux,
Voit passer à son ombre et
sur les grands flots bleus
Le pirate qui guette ou le
pêcheur d'éponges
Qui rôde, à l'horizon Vénus
fuit dans les songes.
II
Vénus ! Que parles-tu de
Vénus ? elle est là.
Lève les yeux. Le jour où
Dieu la dévoila
Pour la première fois dans
l'aube universelle,
Elle ne brillait pas plus
qu'elle n'étincelle.
Si tu veux voir l'étoile, homme,
lève les yeux.
L'île des mers s'éteint, mais
non l'île des cieux ;
Les astres sont vivants et ne
sont pas des choses
Qui s'effeuillent, un soir
d'été, comme les roses.
Oui, meurs, plaisir, mais vis,
amour ! ô vision,
Flambeau, nid de l'azur dont
l'ange est l'alcyon,
Beauté de l'âme humaine et de
l'âme divine,
Amour, l'adolescent dans
l'ombre te devine,
Ô splendeur ! et tu fais
le vieillard lumineux.
Chacun de tes rayons tient un
homme en ses nœuds.
Oh ! vivez et brillez
dans la brume qui tremble,
Hymens mystérieux, cœurs
vieillissant ensemble,
Malheurs de l'un par l'autre
avec joie adoptés,
Dévouement, sacrifice, austères
voluptés,
Car vous êtes l'amour, la
lueur éternelle !
L'astre sacré que voit l'âme,
sainte prunelle,
Le phare de toute heure, et, sur
l'horizon noir,
L'étoile du matin et l'étoile
du soir !
Ce monde inférieur, où tout
rampe et s'altère,
À ce qui disparaît et
s'efface, Cythère,
Le jardin qui se change en
rocher aux flancs nus ;
La terre a Cérigo ; mais
le ciel a Vénus.
XXI.
À Paul M.
Tu graves au fronton sévère
de ton œuvre
Un nom proscrit que mord en
sifflant la couleuvre ;
Au malheur, dont le flanc
saigne et dont l'œil sourit, noire
À la proscription, et non pas
au proscrit,
– Car le proscrit n'est
rien que de l'ombre, moins
Que l'autre ombre qu'on nomme
éclat, bonheur, victoire ; –
À l'exil pâle et nu, cloué
sur des débris,
Tu donnes ton grand drame où
vit le grand Paris,
Cette cité de feu, de nuit, d'airain,
de verre,
Et tu fais saluer par Rome le
Calvaire.
Sois loué, doux penseur, toi
qui prends dans ta main
Le passé, l'avenir, tout le
progrès humain,
La lumière, l'histoire, et la
ville, et la France,
Tous les dictames saints qui
calment la souffrance,
Raison, justice, espoir, vertu,
foi, vérité,
Le parfum poésie et le vin
liberté,
Et qui sur le vaincu, cœur
meurtri, noir fantôme,
Te penches, et répands
l'idéal comme un baume !
Paul, il me semble, grâce à
ce fier souvenir
Dont tu viens nous bercer, nous
sacrer, nous bénir,
Que dans ma plaie, où dort la
douleur, ô poète !
Je sens de la charpie avec un
drapeau faite.
XXII.
Je payai le pêcheur qui passa
son chemin,
Et je pris cette bête
horrible dans ma main ;
C'était un être obscur comme
l'onde en apporte,
Qui, plus grand, serait hydre,
et, plus petit, cloporte ;
Sans forme comme l'ombre, et,
comme Dieu, sans nom.
Il ouvrait une bouche
affreuse, un noir moignon
Sortait de son écaille ;
il tâchait de me mordre ;
Dieu, dans l'immensité
formidable de l'ordre,
Donne une place sombre à ces
spectres hideux ;
Il tâchait de me mordre, et
nous luttions tous deux ;
Ses dents cherchaient mes
doigts qu'effrayait leur approche ;
L'homme qui me l'avait vendu
tourna la roche ;
Comme il disparaissait, le
crabe me mordit ;
Je lui dis : « Vis !
et sois béni, pauvre maudit ! »
Et je le rejetai dans la
vague profonde,
Afin qu'il allât dire à
l'océan qui gronde,
Et qui sert au soleil de vase
baptismal,
Que l'homme rend le bien au
monstre pour le mal.
XXIII.
Pasteurs et troupeaux
Le vallon où je vais tous les
jours est charmant,
Serein, abandonné, seul sous
le firmament,
Plein de ronces en
fleurs ; c'est un sourire triste.
Il vous fait oublier que
quelque chose existe,
Et, sans le bruit des champs
remplis de travailleurs,
On ne saurait plus là si
quelqu'un vit ailleurs.
Là, l'ombre fait
l'amour ; l'idylle naturelle
Rit ; le bouvreuil avec
le verdier s'y querelle,
Et la fauvette y met de
travers son bonnet ;
C'est tantôt l'aubépine et
tantôt le genêt ;
De noirs granits bourrus, puis
des mousses riantes ;
Car Dieu fait un poëme avec
des variantes ;
Comme le vieil Homère, il
rabâche parfois,
Mais c'est avec les fleurs, les
monts, l'onde et les bois !
Une petite mare est là, ridant
sa face,
Prenant des airs de flot pour
la fourmi qui passe,
Ironie étalée au milieu du
gazon,
Qu'ignore l'océan grondant à
l'horizon.
J'y rencontre parfois sur la
roche hideuse
Un doux être ; quinze
ans, yeux bleus, pieds nus, gardeuse
De chèvres, habitant, au fond
d'un ravin noir,
Un vieux chaume croulant qui
s'étoile le soir ;
Ses sœurs sont au logis et
filent leur quenouille ;
Elle essuie aux roseaux ses
pieds que l'étang mouille ;
Chèvres, brebis, béliers, paissent ;
quand, sombre esprit,
J'apparais, le pauvre ange a
peur, et me sourit ;
Et moi, je la salue, elle
étant l'innocence.
Ses agneaux, dans le pré
plein de fleurs qui l'encense,
Bondissent, et chacun, au
soleil s'empourprant,
Laisse aux buissons, à qui la
bise le reprend,
Un peu de sa toison, comme un
flocon d'écume.
Je passe ; enfant, troupeau,
s'effacent dans la brume ;
Le crépuscule étend sur les
longs sillons gris
Ses ailes de fantôme et de
chauve-souris ;
J'entends encore au loin dans
la plaine ouvrière
Chanter derrière moi la douce
chevrière,
Et, là-bas, devant moi, le
vieux gardien pensif
De l'écume, du flot, de
l'algue, du récif,
Et des vagues sans trêve et
sans fin remuées,
Le pâtre promontoire au
chapeau de nuées,
S'accoude et rêve au bruit de
tous les infinis,
Et, dans l'ascension des
nuages bénis,
Regarde se lever la lune
triomphale,
Pendant que l'ombre tremble, et
que l'âpre rafale
Disperse à tous les vents
avec son souffle amer
La laine des moutons
sinistres de la mer.