Plan de la fiche sur
La Lettre persane 12 (XII) de Montesquieu :
Introduction
Les Lettres persanes sont un moyen pour
Montesquieu de faire passer des idées
critiques sur la société : deux voyageurs écrivent à des
amis sur ce qu'ils voient, observent. C'est un roman épistolaire, genre
très à la mode à l'époque. L'Orient est alors très à la
mode également. Ainsi Montesquieu est sûr d'être lu et de
faire passer ses idées.
Les Lettres 11 à 14 relatent l'histoire des Troglodytes (fable).
Note : Les Troglodytes sont des personnes qui habitent une grotte ou une demeure creusée dans la roche.
Texte de la lettre 12
USBEK AU MEME.
A Ispahan.
Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur
méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres
injustices. De tant de familles, il n'en resta que deux qui échappèrent
aux malheurs de la nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers :
ils avaient de l'humanité ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient
la vertu ; autant liés par la droiture de leur cœur que par la corruption
de celui des autres, ils voyaient la désolation générale,
et ne la ressentaient que par la pitié : c'était le motif d'une
union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l'intérêt
commun ; ils n'avaient de différends que ceux qu'une douce et tendre
amitié faisait naître ; et dans l'endroit du pays le plus écarté,
séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence,
ils menaient une vie heureuse et tranquille : la terre semblait produire d'elle-même,
cultivée par ces vertueuses mains.
Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement chéris.
Toute leur attention était d'élever leurs enfants à la vertu.
Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes,
et leur mettaient devant les yeux cet exemple si touchant ; ils leur faisaient
surtout sentir que l'intérêt des particuliers se trouve toujours
dans l'intérêt commun ; que vouloir s'en séparer, c'est vouloir
se perdre ; que la vertu n'est point une chose qui doive nous coûter ; qu'il
ne faut point la regarder comme un exercice pénible ; et que la justice
pour autrui est une charité pour nous.
Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d'avoir
des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s'éleva sous leurs
yeux s'accrut par d'heureux mariages : le nombre augmenta, l'union fut toujours
la même ; et la vertu, bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut fortifiée,
au contraire, par un plus grand nombre d'exemples.
Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple
si juste devait être chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les
yeux pour les connaître, il apprit à les craindre ; et la religion
vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude.
Ils instituèrent des fêtes en l'honneur des dieux. Les jeunes filles,
ornées de fleurs, et les jeunes garçons, les célébraient
par leurs danses, et par les accords d'une musique champêtre ; on faisait
ensuite des festins, où la joie ne régnait pas moins que la frugalité.
C'était dans ces assemblées que parlait la nature naïve, c'est
là qu'on apprenait à donner le cœur et à le recevoir ; c'est
là que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais
bientôt confirmé par le consentement des pères ; et c'est
là que les tendres mères se plaisaient à prévoir
par avance une union douce et fidèle.
On allait au temple pour demander les faveurs des dieux : ce n'était pas
les richesses et une onéreuse abondance ; de pareils souhaits étaient
indignes des heureux Troglodytes ; ils ne savaient les désirer que pour
leurs compatriotes. Ils n'étaient au pied des autels que pour demander
la santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la tendresse
de leurs femmes, l'amour et l'obéissance de leurs enfants. Les filles
y venaient apporter le tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur demandaient
d'autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux.
Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies, et que les bœufs fatigués
avaient ramené la charrue, ils s'assemblaient ; et, dans un repas frugal,
ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes et leurs malheurs, la
vertu renaissante avec un nouveau peuple, et sa félicité : ils chantaient
ensuite les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux
hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux
qui ne les craignent pas; ils décrivaient ensuite les délices de
la vie champêtre, et le bonheur d'une condition toujours parée de
l'innocence. Bientôt ils s'abandonnaient à un sommeil que les soins
et les chagrins n'interrompaient jamais.
La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu'à leurs
besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère :
ils se faisaient des présents, où celui qui donnait croyait toujours
avoir l'avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille ;
les troupeaux étaient presque toujours confondus ; la seule peine qu'on
s'épargnait ordinairement, c'était de les partager.
D'Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
Annonce des axes
I. Les principes de la société des Troglodytes
II. Conséquences de l'application de ces principes
Commentaire littéraire
I. Les principes de la société des Troglodytes
• Le principe fondamental de cette société est la vertu (le
terme revient six fois pendant la lettre). Elle est mise en pratique à chaque
moment de la vie : dans le travail, l'éducation ...
• Second principe : la solidarité et l'union du peuple qui reposent sur
la justice : mouvement ternaire lignes 3/4 (solennité, insistance), "liés
par la droiture", "union", "sollicitude commune pour l'intérêt
commun", "justice".
• Troisième principe : Le rôle de la famille. Ces deux familles vont être
la base d'une nouvelle société. Son unité est assurée
par "d'heureux mariages".
L'image des familles unies s'oppose au libertinage régnant en France à cette époque
(XVIIIème siècle). Les parents s'attachent eux-mêmes à éduquer
leurs enfants : inculquer de vraies valeurs, montrer les personnes n'ayant pas
respecté ces principes (les mauvais Troglodytes).
• Quatrième principe : La religion. On remet ici en question le clergé et
la religion. Montesquieu montre que la religion et le bonheur ne sont pas incompatibles.
La religion soude cette communauté et la renforce dans l'application de
ses valeurs. Elle sert de lien entre la vertu et le bonheur.
• Cinquième principe : Le travail de la terre. A cette époque, 80%
de la population française vit dans un milieu rural. Ici, la terre nourrit
ceux qui la travaillent. Elle rassemble la communauté car on la cultive
ensemble.
• Sixième principe : Vie en autarcie (communauté qui vit repliée
sur elle-même). La communauté veut se protéger des autres.
Elle fonctionnera seulement si elle est séparée des autres.
II. Conséquences de l'application de ces principes
• Les plaisirs d'une vraie vie familiale (amour conjugal)
• La paix
• L'amitié
• L'égalité
• Une conscience en paix
• Les joies de s'occuper de leurs enfants
• Pas de soucis matériels (hymne au travail).
• Un bonheur simple (l'amitié, la vie familiale) : "Ils menaient une vie heureuse et tranquille". Ils n'ont pas de besoins extraordinaires, ils n'ont aucun soucis matériels : "la terre semblait produire d'elle-même". Ils travaillent ensemble, ne se jalousent pas : donc la terre les récompense.
• Joies de la vie familiale : vie familiale épanouie ; l'amour se pratique au sein du mariage ; réciprocité des sentiments : "ils aimaient... ils en étaient tendrement chéris".
• Plaisir de l'amitié = plaisir d'une vie sociale agréable.
• "chéris des Dieux" : ils ont la protection divine. Le terme "chéris" est fort (superlatif) pour appuyer ce point.
Conclusion
Les bons Troglodytes ont trouvé le bonheur parce qu'ils sont vertueux et
altruistes (contraire de égoïstes). Ils ont surtout compris qu'il fallait faire passer l'intérêt commun avant l'intérêt
particulier. Montesquieu utilise l'apologue des Troglodytes pour critiquer implicitement
la société de son temps.
Voltaire,
Rousseau et
Diderot reprendront les mêmes thèmes.