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La Lettre persane 30 (XXX) de Montesquieu :
Introduction
Montesquieu, issu d'une grande famille de parlementaires bordelais, a passé une grande partie de sa vie à fréquenter les salons parisiens. Il consacre également beaucoup d'intérêt et de temps aux voyages. Il est caractérisé par une ouverture d'esprit et une faculté d'adaptation peu commune. Les philosophes du 18ème siècle reconnaissent en Montesquieu leur précurseur ; ses idées inspirent leur combat. Il a défendu la conquête de la raison, de l'esprit de tolérance et, en politique, la séparation des pouvoirs.
Les Lettres persanes ont été publiées anonymement en 1721 à Amsterdam. Il s'agit d'un roman épistolaire qui présente la correspondance de deux Persans et leurs compatriotes restés en Perse. Ils font part de leurs étonnements devant le comportement des Parisiens et devant leurs découvertes. Ce procédé permet de faire passer critique, satire et réflexion philosophique sous une forme agréable en évitant par la même occasion la censure.
Dans cette lettre 30, l'un des Persans raconte une aventure personnelle. A travers le genre épistolaire et le thème du regard, cette lettre persane propose une réflexion philosophique.
Texte de la lettre 30
RICA AU MEME.
A Smyrne.
Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à la charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique ; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche ; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : " Ah ! Ah ! monsieur est Persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? "
A Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712
Homme en costume persan, vu de profil vers la gauche
Eugène Delacroix (1798 - 1863)
Annonce des axes
I. Les marques de l'épistolaire
1. Les indices d'énonciation
2. Des qualités de conteur
3. Distanciation
II. Le thème du regard
1. Le Persan regardé
2. Le Persan ignoré
3. La contre épreuve
III. Une anecdote qui amène à la réflexion
1. Des Parisiens futiles
2. Une critique du jugement sur les apparences
Commentaire littéraire
I. Les marques de l'épistolaire
1. Les indices d'énonciation
- Présence d'un locuteur et d'un destinataire "Rica à Ibben, à Smyrne".
- Lieu d'énonciation, date (dans le calendrier persan) + année.
- Remarque : fiction romanesque ramène fin du règne de Louis XIV.
- Indice "je", le locuteur est extrêmement présent, très impliqué <-> importance de l'anecdote personnelle.
2. Des qualités de conteur
- Le récit est fait avec un certain humour.
Registre ironique.
- Rica fait un récit en se moquant de lui-même et en ironisant sur sa célébrité à Paris, dont il a bien conscience qu'elle n'est due qu'à son apparence.
- Enumération, parallélisme "si j'étais…", comparaison.
3. Distanciation
- Narrateur à distance fait sentir par l'humour et l'ironie qu'il n'est jamais dupe.
- Le personnage est suffisamment lucide et sage pour faire l'expérience de changer d'habit pour voir les réactions et faire ressortir le caractère infantile des Parisiens <-> réflexion scientifique.
II. Le thème du regard
Le Persan a l'art de raconter, deux aspects du regard porté sur lui, lui permettent d'arriver à une conclusion.
1. Le Persan regardé
- Champ lexical du regard : "vu", "voyait" souvent employé au passif, il subit donc tous les regards, marque d'impolitesse.
- Caractère exceptionnel de Rica selon les Parisiens qui en font "un envoyé du ciel" => Naïveté des Parisiens.
- Personnage multiplié dans l'espace.
Anaphore de "si" pour monter que quelle que soit la situation, le Persan est regardé par les Parisiens.
- "Il faut avouer qu'il a l'air bien Persan" <-> il fait l'unanimité "partout", "tout".
- Utilisation de l'imparfait qui crée un effet de durée.
- Curiosité universelle : tous les âges confondus et tous les sexes sont curieux du persan.
- La curiosité augmente, de plus en plus aiguisée : "lorgnettes", on vend le portait du Persan, c'est un moyen de distraire l'ennui. "cent lorgnettes" ->
métonymie pour désigner les Parisiens qui réduit ceux-ci à leurs lunettes, donc à leur vision, mais pas par leurs yeux mais par leur lunettes ce qui laissent supposer une vision déformée. "dressées contre" montre une attitude plutôt inamicale et belliqueuse de ces "lorgnettes".
-
Hyperboles "tout le monde", "cent", "mille"… Montesquieu exagère pour appuyer ses propos.
Le Persan regarde également "je voyais" => deux civilisations curieuses l'une de l'autre.
=> Impression de persécution du Persan.
2. Le Persan ignoré
- Décision expérimentale de s'habiller en Européen pour voir s'il va passer inaperçu.
- Deux raisons à l'expérience : la lassitude et l'expérimentation.
- Le champ lexical du regard disparaît, le Persan n'est plus regardé.
- La conclusion de l'expérience est présentée avec humour par Rica : "J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre, en un instant, l'attention et l'estime publique".
- Brutalité du changement : "j'entrai tout à coup dans un néant affreux", "l'attention et l'estime publique" => les Parisiens sont superficiels, ils ne jugent que par l'apparence.
- "néant affreux" => hyperbole ironique pour monter que vraiment plus personne ne s'intéresse à lui maintenant qu'il n'est plus habillé en Persan.
- Il est devenu anonyme, inintéressant, ignoré.
Dans les deux cas, attitude d'impolitesse de la part des Parisiens : à la curiosité exagérée présente dans le premier paragraphe succède l'indifférence et la solitude dans le deuxième paragraphe.
3. La contre épreuve
- Rica rappelle son origine et il redevient intéressant "bourdonnement" => retour de la curiosité. La
métaphore "bourdonnement" évoque de façon péjorative un bruit indistinct de tous les Parisiens.
- Parallélisme à la fin du premier paragraphe et à la fin de deuxième :
"il faut bien avouer qu'il fait bien Persan"
"Comment peut-on être Persan ?"<-> implicitement comment peut-on être autre chose que Parisien ? Les Parisiens se prennent pour le modèle.
Le Persan ne se repère que par l'habit.
III. Une anecdote qui amène à la réflexion
Cette anecdote rend le lecteur actif en le laissant tirer les conclusions. C'est un
apologue.
1. Des Parisiens futiles
En critiquant les Parisiens, c'est la France entière que critique Montesquieu.
- Effervescence.
- Curiosité exagérée et déplacée -> persécution du Persan. "curiosité qui va jusqu'à l'extravagance" => Jugement négatif de Montequeieu dès la première phrase de la lettre.
- Superficiels.
- Ignorant, naïf : "des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre" -> raillerie du Persan.
- Idées toutes faites, basées uniquement sur l'apparence.
- Instinct grégaire (tout le monde veut faire les mêmes choses).
- Manque de courtoisie et d'égard.
=> Critique des comportements irréfléchis
2. Une critique du jugement sur les apparences
- Seul le port ou non de l'habit persan est le détenteur du changement d'attitude des Parisiens => Ceux-ci se basent sur les apparences pour juger la qualité et l'intérêt d'un homme.
- Rica dans sa lettre enlève ses habits pour connaitre "ce [qu'il vaut] réellement" => Ironie car la valeur d'un homme ne doit pas se juger à ses vêtements.
- L'être humain a du mal à raisonner juste, aucun raisonnement personnel (comportement des Parisiens).
- Thématique de l'identité de l'être et des différences. Lorsque le Persan enlève ses habits de Persan, il emploie le mot "Libre" => libre de ses habits, mais également libre de ses mouvements.
- Au-delà des différences d'habillement, y a-t-il une différence de nature ?
- La formule finale "Comment peut-on être Persan ?" => Arrogance des Français qui pensent qu'on ne peut pas être autrement qu'eux => tout être différent est une curiosité.
La relativité du jugement que Montaigne avait déjà préparé dans ses essais qui est confirmée ici par Montesquieu.
Montesquieu, à travers des attitudes légères et mondaines des Parisiens envers un Persan, pose des questions profondes.
Conclusion
Montesquieu, dans
Les Lettres persanes à travers le personnage du Persan, met en valeur le genre épistolaire, souligne l'importance du thème du regard et présente avec vivacité, humour et ironie une anecdote légère qui nous invite à des réflexions profondes. Il nous révèle le rôle de l'étonnement et nous invite à une comparaison implicite entre le Parisien et le Persan au bénéfice de ce dernier et nous amène ainsi à entrer dans la notion de relativité.