Les Liaisons dangereuses

Choderlos de Laclos

Lettre 141

De "Elle lui fit donc parvenir sans aucun autre avis..." à "Ainsi va le monde. Ce n'est pas ma faute."





Plan de la fiche sur la lettre 141 de Les Liaisons dangereuses de Laclos :
Introduction
Lecture de la lettre 141
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Les Liaisons dangereuses est un roman épistolaire de Laclos qui peint le libertinage de mœurs dans la société aristocratique à la veille de la Révolution. Les deux principaux héros, la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont, sont d’anciens amants qui ont conservé l’un pour l’autre une estime qui s’est muée en complicité, au point qu’ils se font confidence de leurs entreprises, s’adressent des avis et se rendent de mutuels services.
    Ces deux libertins ont noué un pacte. La marquise veut se venger du Comte de Gercourt qui l’a quittée pour une autre. Pour satisfaire Madame de Merteuil, Valmont corrompt Cécile de Volanges, la jeune fille que Gercourt doit épouser. De son côté, la marquise entreprend de séduire Danceny, jeune homme aimé de Cécile. La marquise et le vicomte emploient toutes les ressources de l’intelligence pour séduire et déshonorer et Cécile de Volanges, et une jeune femme, dévote et fidèle, Madame de Tourvel.
    Mais en courtisant la Présidente de Tourvel, Valmont se prend au jeu. Dépitée, la marquise l’incite à rompre. Elle fournit même à Valmont le modèle de la lettre de rupture qu’il va se sentir contraint d’adresser à Madame de Tourvel.
    La forme épistolaire donne tout son intérêt au roman. Effectivement la lettre permet de décrire la stratégie du libertin et d’analyser les méthodes cyniques auxquelles il a recours pour tromper ses victimes.

    Dans cet extrait de la lettre 141, nous découvrons la lettre de rupture que suggère la Marquise au Vicomte qu’elle a mis au défi de rompre sa liaison avec la Présidente de Tourvel.
    Cette lettre (mise en abyme) est celle d’une rivale et l’on y sent donc la volonté de blesser, de toucher au point sensible.

Exemple de problématique : Comment à travers un apologue, Madame de Merteuil menace-t-elle implicitement le libertin Valmont ?

Les Liaisons dangereuses - Choderlos de Laclos



Lecture de la lettre 141

LETTRE CXLI (141) - Extrait


LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT


[…]

Elle lui fit donc parvenir sans aucun autre avis la Lettre qui suit, comme un remède dont l'usage pourrait être utile à son mal.

" On s'ennuie de tout, mon Ange, c'est une Loi de la Nature ; ce n'est pas ma faute. "

" Si donc je m'ennuie aujourd'hui d'une aventure qui m'a occupé entièrement depuis quatre mortels mois, ce n'est pas ma faute. "

" Si, par exemple, j'ai eu juste autant d'amour que toi de vertu, et c'est sûrement beaucoup dire, il n'est pas étonnant que l'un ait fini en même temps que l'autre. Ce n'est pas ma faute. "

" Il suit de là que depuis quelque temps je t'ai trompée : mais aussi, ton impitoyable tendresse m'y forçait en quelque sorte ! Ce n'est pas ma faute. "

" Aujourd'hui, une femme que j'aime éperdument exige que je te sacrifie. Ce n'est pas ma faute. "

" Je sens bien que voilà une belle occasion de crier au parjure : mais si la Nature n'a accordé aux hommes que la constance, tandis qu'elle donnait aux femmes l'obstination, ce n'est pas ma faute. "

" Crois-moi, choisis un autre Amant, comme j'ai fait une autre Maîtresse. Ce conseil est bon, très bon ; si tu le trouves mauvais, ce n'est pas ma faute. "

" Adieu, mon Ange, je t'ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret : je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde. Ce n'est pas ma faute. "

[…]

Les Liaisons dangereuses - Laclos




Annonce des axes

I. Une justification de la rupture
1. La volonté de se déculpabiliser
2. Une argumentation logique et construite

II. Une lettre remplie de perfidie
1. Une évocation du sentiment qui les a liés
2. Par opposition, l’amour qui lie Valmont à une autre femme
3. La dépréciation de Madame de Tourvel



Commentaire littéraire

I. Une justification de la rupture

1. La volonté de se déculpabiliser

La rupture n’est pas énoncée d’emblée clairement, mais distillée dans une stratégie de la cruauté qui sème des indices inquiétants pour la destinataire, avant de lui assener le coup de grâce : le texte aborde d’abord la thématique de mauvais augure de l’« ennui », puis qualifie d’« aventure » l’amour passé ; le terme « fini » n’arrive qu’au troisième paragraphe ; au cinquième paragraphe, la vérité est plus clairement dite : « je te sacrifie » réitérée au dernier paragraphe par « je te quitte sans regret ».

Les motifs invoqués pour la rupture sont donc désinvoltes ou méchants : l’ennui, le fait que la femme ait cessé de résister (« Si (...) j’ai eu juste autant d'amour que toi de vertu (...), il n’est pas étonnant que l’un ait fini en même temps que l’autre »), la volonté d’une autre femme qui exige cette rupture.

Valmont plaide non coupable et invoque plusieurs motifs pour rompre : des raisons factuelles (sa lassitude d’une histoire trop longue, une nouvelle liaison, l’excès d’amour de Madame de Tourvel) et des arguments : la différence des sexes, les égards dus aux nouvelles maîtresses, les limites « naturelles » de la fidélité masculine, l’ordre du monde.

Plus encore qu’une lettre, c’est un poème cynique et brutal que le lyrisme de la colère et de la jalousie tire du thème le plus ruineux pour le sentiment et pour la poésie.
La lettre se présente en une succession brutale de 8 paragraphes meurtriers, scandés par la ritournelle ironique de la clausule « Ce n’est pas ma faute ». sur le modèle blasphématoire d’une prière
La récurrence de la formule « ce n’est pas ma faute » marque bien la volonté de se décharger de toute responsabilité.
Cette formule conclut chaque argument et revient donc logiquement 8 fois dans le texte.

La structure poétique en strophes avec un refrain forme un contraste ironique avec le contenu de la lettre.
Il s’agit ici d’un véritable refrain cynique
, mais qui suggère aussi une part d’irresponsabilité plus puissante que les calculs : Valmont se réfère à une fatalité qualifiée de « Loi de la nature » et que l’on retrouve dans d’autres textes du XVIIIème siècle, notamment chez et chez Diderot.


2. Une argumentation logique et construite

On observe, outre cette accumulation, une gradation dans la gravité des attaques :
- d’abord une affirmation générale,
- puis un retour sur le passé avec une évocation périphrastique de la relation en question « une aventure qui (…) »,
- et à partir du troisième paragraphe seulement un dialogue direct avec « tu », objet d’incriminations « toi », « ton impitoyable tendresse », « Je sens bien que te voilà une belle occasion de crier parjure »,
- enfin une allusion au futur dans les deux derniers paragraphes, avec des conseils « choisis un autre amant » et une perspective impossible « je te reviendrai peut-être ».

La force de la page réside dans son tour mécanique, dans la sécheresse des phrases, dans le choix des mots propres à causer une blessure.

Quatre arguments étayent la lettre :

Le 1er argument : d’abord l’idée de l’ennui, qui touche tous les hommes. Cette généralisation est perceptible dans l’emploi du « on ».
Le pronom « On » utilisé d’emblée met le propos sous le signe de la généralité sous laquelle, cherchant la connivence du lecteur, l’émetteur veut s’innocenter. De même, certains présents ont une valeur de vérité prétendument générale : « On s’ennuie de tout », « Ainsi va le monde » ; ils s’opposent à des présents d’actualité : « je m’ennuie aujourd’hui », « Aujourd’hui, une femme que j’aime éperdument exige », « je te quitte sans regret ».
De cet argument découle une conséquence présentée comme évidente et marquée par le lien « donc ».
À partir de ce moment, l’auteur de la lettre passe du général au particulier de manière naturelle et son argument tend ainsi à passer pour irréfutable.

Le 2ème argument concerne la légèreté de chacun des amants (« autant d’amour que toi de vertu »).
Une fois encore, la conséquence est fortement mise en évidence et la nécessité de la rupture semble aller de soi comme le montre l’emploi de plusieurs articulations logiques qui témoignent un désir de justification : « si …/… il n’est pas étonnant que », « il suit de là que …/… je t’ai trompée ».
La responsabilité de la rupture est rejetée sur l’autre : l’amour de l’un finit avec la vertu de l’autre ; trop de tendresse prive celui qui en est l’objet de liberté et le contraint à la tromperie.

Le 3ème argument est en rapport avec le caractère exigeant d’une nouvelle maîtresse. Ce côté exigeant est mis en évidence par l’emploi de termes hyperboliques très forts : « une femme que j’aime éperdument exige que je te sacrifie » et par une proposition complétive qui accentue le côté démonstratif du discours.

Le 4ème argument : la différence de caractère entre homme et femme est l’argument invoqué pour justifier la séparation : « la Nature n’a accordé aux hommes que la constance, tandis qu’elle donnait aux femmes l’obstination ».
On remarque l’habilité de la formule restrictive « ne… que », appliquée à un terme positif et tendant en fait à minimiser la responsabilité des hommes par comparaison avec celle des femmes, dont le comportement est évoqué au moyen d’un terme négatif qui finit par dominer.
L’inconstance amoureuse est présentée comme naturelle et inévitable (« Je t'ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret : je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde »).
La faute des femmes est par conséquent presque doublement plus grande.
De plus la généralisation du comportement féminin est ici implicitement fort blessante pour Madame de Tourvel.

Transition
Par désir de s’affirmer supérieure à Valmont, plus que par jalousie, la marquise lui a envoyé une lettre de rupture que, par vanité, Valmont va recopier, abdiquant ainsi toute personnalité dans l’écriture comme dans l’action.
Ici, la lettre est donc lue par trois protagonistes auxquels s’ajoute le lecteur (plaisir de connivence de ce dernier : fascination étrange et inquiétante).
Les lectures en seront différentes sachant que Madame de Tourvel n’a aucune idée des circonstances exactes de la rédaction.


II. Une lettre remplie de perfidie

1. Une évocation du sentiment qui les a liés

On remarque l’appellation « mon Ange », ainsi que le tutoiement, en décalage complet avec le contenu de la lettre.
Le ton dominant est évidemment ironique et sacrilège, pour bafouer avec cruauté et mauvaise foi une personne « Mon Ange », mais aussi, avec cynisme, des principes sacrés.
De plus les termes employés pour évoquer leur liaison sont nettement dépréciatifs : « aventure », « occupé », « mortels mois », « je t’ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret » (parallélisme de la phrase).
Le texte comporte des termes logiques qui lui donne l’allure cérébrale et non sentimentale d’une démonstration sans appel « Si donc », « par exemple », « Il suit de là », « Je sens bien que », « mais si », « Ainsi ».

2. Par opposition, l’amour qui lie Valmont à une autre femme

L’opposition est marquée par le mot « Aujourd’hui » qui fait la transition avec ce qui précède.
De plus, l’auteur de la lettre veut montrer la soumission de Valmont à cette femme par l’emploi du terme « exige », sous-entendant par là le peu de pouvoir et le peu de poids que les sentiments de Madame de Tourvel ont sur lui.
Par contraste, le mot « éperdument », appliqué à l’amour pour l’autre femme, se veut une flèche dans le cœur de la destinataire.

On remarque également l’impitoyable cynisme dans l’aveu brutal de la trahison : « je t’ai trompée : mais ton impitoyable tendresse m’y forçait en quelque sorte ! » Effectivement, l’emploi du mot « forçait » permet à l’infidèle de retourner la situation à son avantage en accusant la femme aimée et en jouant du paradoxe.


3. La dépréciation de Madame de Tourvel

C’est une lettre cynique et cruelle. La perfidie de la lettre se mesure avec l’allusion au peu de vertu de la Présidente de Tourvel, présentée comme une femme qui bafoue la morale alors qu’elle était connue pour ses vertus.
L’amour et l’honnête femme y sont cruellement rabaissés au niveau du plaisir et de la courtisane.
Quand on connaît la pureté et la sincérité de Madame de Tourvel, on perçoit la cruauté de ces propos (« j’ai eu juste autant d’amour que toi de vertu », « et c’est sûrement beaucoup dire », « choisis un autre amant », « je te reviendrai peut-être »), dont la surenchère de méchanceté révèle toute la jalousie de la marquise de Merteuil. (ne pas oublier qu’elle a dicté la lettre à Valmont).

La remarque « Crois-moi, choisis un autre amant » vise à révolter au plus haut point la femme aimante. Outre cette dévalorisation de la personne de Madame de Tourvel, on note également une allusion à la passion de cette dernière dont les sentiments sont complètement bafoués : « ton impitoyable tendresse », « tandis qu’elle donnait aux femmes l’obstination ».
L’expression « impitoyable tendresse » comporte un oxymore et sert à imputer la responsabilité de la rupture à la femme aimante.

La lettre apparaît comme une leçon de libertinage « choisis un autre Amant, comme j’ai fait une autre Maîtresse ». Le libertinage est présenté comme une attitude naturelle et un comportement social admis « c’est une Loi de la Nature », « Ainsi va le monde ».
Le libertinage prend ici une coloration sadique et veut non seulement s’affranchir des liens de l’amour et des principes moraux, mais dénier leur existence même : « j’ai eu juste autant d’amour que toi de vertu, et c’est sûrement beaucoup dire », « choisis un autre amant ».
Valmont énonce à la fin ses deux valeurs : « avec plaisir », « sans regret ».

Cette lettre est donc écrite dans le seul but de faire du mal.





Conclusion

    La lettre que suggère la marquise de Merteuil est donc une lettre de rupture d’une grande perfidie. C’est une lettre qui se joue des sentiments de l’autre, une lettre pensée par une femme qui cherche à détruire une autre femme.
    Toute volonté d’atténuation est volontairement écartée : la crudité et la brutalité des termes employés ainsi que la brièveté des phrases, montrent bien le cynisme de l’auteur de cette lettre.

    Nous avons ici un scénario subtil, puisqu’il utilise la concaténation des pouvoirs qui vont aboutir à la souffrance : Madame de Merteuil domine Valmont qui domine Madame de Tourvel et, par la confidence anticipée qu’on lui en fait, le lecteur est appelé à une jouissance complice de l’exécution de cette stratégie machiavélique.

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Merci à Guim pour cette analyse de la lettre 141 de Les Liaisons dangereuses de Laclos