Les Liaisons dangereuses

Choderlos de Laclos

Lettre 67






Plan de la fiche sur la lettre 67 de Les Liaisons dangereuses de Laclos :
Introduction
Lecture de la lettre 67
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Les Liaisons dangereuses déclenchent dès leur parution un succès de scandale qui va perdurer. Le public de l’époque se passionne pour la recherche des "clefs" de l’œuvre. Il sera séduit aussi par la formule polyphonique, qui permet d’éclairer un même événement par différents points de vue, et souvent de manière simultanée dans le temps.

    Au XIXe siècle le roman sera interdit. De nos jours encore, les manuels de littérature lui accordent peu de place.

    Le lecteur (et l’auteur ?) hésite entre la dénonciation ou la fascination qu’exerce ce couple de libertins : l’ostentatoire Valmont, le séducteur en quête de public, et Merteuil, femme autogène, modèle original de la femme méchante en littérature, véritable intelligence ordonnatrice des Liaisons.

    Le titre est polysémique : il renvoie aux fréquentations interdites, mais aussi aux lettres, stratégiques et performatives : elles peuvent faire agir à distance, séduire, corrompre, tromper, mener à la mort.

    L’intrigue rappelle celle du roman enchâssé de Jacques le Fataliste : "L’Histoire de Mme de la Pommeraye et du marquis des Arcis", histoire de vengeance d’une femme délaissée... Valmont, séducteur hors pair, ancien amant et maintenant complice de Merteuil, se lance un défi : séduire une femme imprenable : la dévote Mme de Tourvel. Mais il se prend au jeu de l’amour. C’est là que triomphe la marquise de Merteuil...

    Dans la lettre LVXII, Mme de Tourvel tente de se défendre contre les assauts du séducteur, en se réfugiant derrière l’amitié...

Les Liaisons dangereuses - Choderlos de Laclos



Lecture de la lettre 67

LETTRE LXVII

LA PRESIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT

    Je ne voulais plus vous répondre, Monsieur, et peut-être l'embarras que j'éprouve en ce moment est-il lui-même une preuve qu'en effet je ne le devrais pas. Cependant je ne veux vous laisser aucun sujet de plainte contre moi; je veux vous convaincre que j'ai fait pour vous tout ce que je pouvais faire.

    Je vous ai permis de m'écrire, dites-vous ? j'en conviens; mais quand vous me rappelez cette permission, croyez-vous que j'oublie à quelles conditions elle vous fut donnée ? Si j'y eusse été aussi fidèle que vous l'avez été peu, auriez- vous reçu une seule réponse de moi ? Voilà pourtant la troisième; et quand vous faites tout ce qu'il faut pour m'obliger à rompre cette correspondance, c'est moi qui m'occupe des moyens de l'entretenir. Il en est un, mais c'est le seul ; et si vous refusez de le prendre, ce sera, quoi que vous puissiez dire, me prouver assez combien peu vous y mettez de prix.

    Quittez donc un langage que je ne puis ni ne veux entendre; renoncez à un sentiment qui m'offense et m'effraie, et auquel, peut-être, vous devriez être moins attaché en songeant qu'il est l'obstacle qui nous sépare. Ce sentiment est-il donc le seul que vous puissiez connaître, et l'amour aura-t-il ce tort de plus à mes yeux, d'exclure l'amitié ? vous-même, auriez-vous celui de ne pas vouloir pour votre amie celle en qui vous avez désiré des sentiments plus tendres ? Je ne veux pas le croire: cette idée humiliante me révolterait, m'éloignerait de vous sans retour.

    En vous offrant mon amitié, Monsieur, je vous donne tout ce qui est à moi, tout ce dont je puis disposer. Que pouvez-vous désirer davantage ? Pour me livrer à ce sentiment si doux, si bien fait pour mon cœur, je n'attends que votre aveu ; et la parole que j'exige de vous, que cette amitié suffira à votre bonheur. J'oublierai tout ce qu'on a pu me dire; je me reposerai sur vous du soin de justifier mon choix.

    Vous voyez ma franchise, elle doit vous prouver ma confiance; il ne tiendra qu'à vous de l'augmenter encore : mais je vous préviens que le premier mot d'amour la détruit à jamais, et me rend toutes mes craintes ; que surtout il deviendra pour moi le signal d'un silence éternel vis-à-vis de vous.

    Si, comme vous le dites, vous êtes revenu de vos erreurs , n'aimerez-vous pas mieux être l'objet de l'amitié d'une femme honnête, que celui des remords d'une femme coupable ? Adieu, Monsieur ; vous sentez qu'après avoir parlé ainsi je ne puis plus rien dire que vous ne m'ayez répondu.

De ..., ce 9 septembre 17**

Les Liaisons dangereuses - Laclos




Annonce des axes

I. La lettre, une conversation par écrit
1. Une lettre de réponse à Valmont
2. Lexique de l’oral-écrit
3. Une lettre rhétorique : la persuasion

II. Le combat intérieur entre la raison et la passion
1. Les jeux de contradictions
2. Les implicites de la lettre
3. Les couplages entre volonté et faiblesse

III. L’ambiguïté de l’amitié au XVIIIe siècle
1. Un sens double et ambigu
2. Mme de Tourvel se trompe d’argument
3. Le désordre du style



Commentaire littéraire

I. La lettre, une conversation par écrit

1. Une lettre de réponse à Valmont

Mme de Tourvel est donc en position de destinateur-destinataire :
- les effets de reprise dans la lettre, les citations de la lettre de Valmont : "Je vous ai permis de m’écrire, dites-vous", "Si, comme vous le dites, vous êtes revenu de vos erreurs".

2. Lexique de l’oral-écrit

- Présentatif : "Voilà".
- La deixis temporelle, qui renvoie au moment de l’écriture même de la lettre : "en ce moment".

Une écriture sur le vif :

Ex. : "et peut-être l’embarras que j’éprouve en ce moment...". Le texte épistolaire tente de traduire les sentiments qu’éprouve le personnage au moment même où il écrit. La lettre crée un effet de simultanéité entre les sentiments éprouvés et les sentiments retranscrits. La lettre tente donc de radiographier le cœur humain. On verra qu’ici on pénètre dans les contradictions les plus cachées, secrètes de Mme de Tourvel, que toute une rhétorique contrainte a du mal à masquer.

3. Une lettre rhétorique : la persuasion

Une lettre qui, d’emblée, se veut persuasive et qui affirme s’adresser à la raison de Valmont. "Je veux vous convaincre...". Il s’agit donc apparemment d’un texte à visée argumentative. On peut d’ailleurs en saisir le déroulement logique :
1) Préambule  : "Je ne voulais plus vous répondre [...] ce que je pouvais faire".
2) Accusation  : Valmont n’a pas respecté son contrat, "les conditions". Une menace suit : celle d’interrompre le commerce épistolaire.
3) Proposition d’une solution, l’amitié "Quittez-donc [...] sans retour".
4) Les avantages de l’amitié, qui propose des plaisirs sans dommage "En vous offrant [...] bonheur".
5) Nouvelle menace : "Vous voyez ma franchise [...] un silence éternel vis à vis de vous" ;
6) Attente de la réponse de Valmont

L’argument essentiel de Mme de Tourvel est que l’amitié est supérieure à l’amour. Elle-même, en tant que femme mariée, en offrant ce sentiment à Valmont, se montre supérieure à lui. Elle lui donne chance (alors qu’il a brisé le pacte de neutralité de cette correspondance), elle lui accorde sa confiance (bien qu’il ait une réputation de séducteur)
Dans cette lettre si raisonnable, Mme de Tourvel semble vouloir affirmer sa décision, sa résolution.
- lexique de la volonté : nombreuses conjugaisons du verbe vouloir
- les impératifs, les futurs catégoriques qui posent l’action comme certaine : "Quittez", "renoncez", "suffira", "oublierai", "reposerai", "tiendra", "deviendra", "aimerez".
Mais la Présidente est-elle si sûre d’elle-même ? N’a-t-elle pas quelques faiblesses ?



II. Le combat intérieur entre la raison et la passion

Pascal l’avait déjà dit au XVIIe siècle : "Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point". On assiste ici en fait à l’agonie de la Présidente. On le décèle dans :

1. Les jeux de contradictions

- Les tournures d’opposition "pourtant", "quand (= alors que) vous faites tout..." : elle avoue avoir une conduite paradoxale. "Cependant"...

2. Les implicites de la lettre

- Les tournures, aux deux pôles de la lettre, qui semblent s’opposer, se neutraliser et donc imposer une lecture implicite :
- "l’embarras que j’éprouve" suppose la faiblesse
s’oppose à :
- "vous voyez ma franchise" suppose la force
Voilà deux termes qui s’excluent et qui remettent en cause la littéralité du discours. Il y a bien un sens caché de cette lettre.

3. Les couplages entre volonté et faiblesse

On relève un jeu entre les auxiliaires vouloir et pouvoir ("ne puis"). Pouvoir renvoie à une faiblesse intérieure, alors que vouloir renvoie à une volonté de recourir aux bienséances, aux règles morales. Ce couple opposé entre sentiments et morale est repris en écho par l’expression "renoncez à un sentiment qui m’offense et qui m’effraie".
Dès lors, on peut facilement réinterpréter les impératifs relevés plus haut comme des marques de supplication. Loin de mener le jeu, Mme de Tourvel est en train de tomber dans le piège de la séduction tendu par Valmont. Elle lui demande presque implicitement de la délivrer d’elle-même, de la libérer de ses contradictions. Pour cela, elle lui propose l’amitié. Mais on va voir que cette amitié avec un libertin est une arme à double tranchant, une liaison dangereuse.



III. L’ambiguïté de l’amitié au XVIIIe siècle

1. Un sens double et ambigu

À l’époque, le mot amitié renvoie à la fois aux relations d’amour vertueux et d’amour charnel.
Par ailleurs, on sait depuis longtemps que l’amitié entre un homme et une femme court toujours le risque de se muer en amour. D’ailleurs, les Précieuses du XVIIe siècle le savaient bien, qui posaient comme point de départ du cheminement amoureux la "nouvelle amitié" (Cf. Carte du Tendre). Valmont ne l’a pas oublié. Il écrira très vite à Mme de Merteuil, sa complice : "Toute sa lettre annonce le désir d’être trompée. Il est impossible d’offrir un moyen plus commode et aussi plus usé. Elle veut que je sois son "ami !"" (Lettre LXX).

2. Mme de Tourvel se trompe d’argument

Elle propose de réaliser le mythe d’un amour vertueux (Cf. Rousseau) à un homme qui est un libertin, un séducteur, un "roué". Valmont est un jouisseur athée et immoral. Cet argument ne peut donc pas le convaincre.
Cela montre bien que Mme de Tourvel est à court d’arguments et de défense. Elle prend le dernier parti qui lui reste, le plus dangereux, celui de l’amitié entre un homme et une femme.

3. Le désordre du style

Loin d’apparaître comme un outil de domination, cette lettre révèle un certain désordre, signe de l’amour. C’est donc, contre toute apparence, une lettre d’amour. Tous les théoriciens du genre épistolaire aux XVIIe et XVIIIe siècles s’accordent à le dire, la lettre d’amour est marquée par le désordre. C’est ce que nous avons ici. D’ailleurs, Valmont l’a compris et s’en vantera auprès de Mme de Merteuil.





Conclusion

    Cependant, Valmont se perdra lui aussi. Car, peu à peu, il se laissera prendre au jeu de l’amour. À force de feindre un sentiment profond et véritable, il va finir par l’éprouver réellement, et tombera amoureux de la Présidente.
    Le seul personnage qui restera lucide, ce sera Mme de Merteuil, "l’intelligence ordonnatrice" du roman, celle qui donne les instructions et mène sa vengeance jusqu’au bout.

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Merci à Margot pour cette analyse de la lettre 67 de Les Liaisons dangereuses de Laclos