Gustave Flaubert (1821-1880). Très influencé par Balzac. Flaubert est un travailleur acharné qui "accouche" de son œuvre dans la douleur, et témoigne d'un souci du détail et d'un style de grande qualité.
Trois œuvres à connaître : L'éducation sentimentale, roman d'apprentissage, Salaambo, grande fresque épique du temps des guerres de Carthage contre Rome, et Madame Bovary.
- Madame Bovary fait scandale à sa sortie. L'œuvre subira un procès pour immoralité où le rôle du procureur est tenu par M. Pinard (qui, quelques années plus tard, prononcera un réquisitoire contre Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire). Flaubert sera relaxé.
- L'intérêt de l'incipit de Madame Bovary est de présenter le caractère de Charles.
Nous étions à l'Etude, quand le Proviseur entra suivi d'un nouveau habillé en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études :
- Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite
sont méritoires, il passera dans les grands, où l'appelle son âge.
Resté dans l'angle, derrière la porte, si bien qu'on l'apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d'une quinzaine d'années environ, et plus
haut de taille qu'aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l'air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu'il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d'un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés,
garnis de clous.
On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant même croiser les cuisses, ni s'appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d'études fut obligé de l'avertir, pour qu'il se mît avec nous dans les rangs.
Nous avions l'habitude, en entrant en classe, de jeter nos
casquettes par terre, afin d'avoir ensuite nos mains plus libres ; il
fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à
frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c'était là le genre.
Mais, soit qu'il n'eût pas remarqué cette manoeuvre ou qu'il n'eût osé s'y soumettre, la prière était finie que le nouveau
tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C'était une de ces
coiffure d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à
poil, du chapska du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet
de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a
des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et
renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ;
puis s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours
et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait
par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache
compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un
petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était neuve ;
la visière brillait.
- Levez-vous, dit le professeur.
Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.
Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d'un coup de coude, il la ramassa encore une fois.
- Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d'esprit.
Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre
garçon, si bien qu'il ne savait s'il fallait garder sa casquette à la
main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la
posa sur ses genoux.
- Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.
Le nouveau articula, d'une voix bredouillante, un nom inintelligible.
- Répétez !
Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.
- Plus haut ! cria le maître, plus haut !
Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit
une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler
quelqu'un, ce mot : Charbovari.
Ce fut un vacarme qui s'élança d'un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand-peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d'un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.
Flaubert - Madame Bovary
Annonce des axes
I. Un incipit pittoresque
II. La fabrication d'un imbécile
Commentaire littéraire
I. Un incipit pittoresque
Un accompagnement du narrateur : « nous » (narrateur-personnage). Flaubert fait une première entorse avec « Il ne savait s'il devait… » = point de vue omniscient. Le nous est abandonné au cours de l'extrait.
Présentation du cadre spatial très affirmée : champ lexical de l'école concentré dans la première phrase: « étude », « Proviseur », « nouveau », « classe », « pupitre ».
Explication d'un rite de jeunesse : « le genre ».
Un début vivant : alternance des parties descriptives, narratives et dialoguées.
Un dévoilement progressif : composition du passage :
- Le personnage est désigné comme un « nouveau » (la mise en italique insiste sur le terme) puis son nom est perçu comme un « mot » (le nom complet de Charles Bovary n'apparaît que dans le paragraphe qui suit l'extrait étudié).
- Le personnage est présenté par le proviseur « à demi-voix », ce qui renforce la curiosité qu'il suscite.
- Apparition du personnage : « Resté dans l'angle, derrière la porte, si bien qu'on l'apercevait à peine ». Description générale ensuite : « une quinzaine d'année environ […] plus», « les cheveux coupés droit », description de l'habit-veste.
- Description d'une attitude : « Il les écouta de toutes ses oreilles… »
- Description de détail : casquette
- Prise de parole du personnage.
Caractère épique et pittoresque des descriptions : longues énumérations, jeu sur les couleurs (« vert », « noir », « rouge », « jaunâtre », « bleu »).
II. La fabrication d'un imbécile
Un personnage qui n'est pas à sa place :
- Dans son apparence « Habillé en bourgeois », c'est un « gars de la campagne »
- Dans sa classe : « Il passera dans les grands où l'appelle son âge » (il a 15 ans en cinquième), « plus haut de taille qu’aucun de nous tous »
- Dans ses vêtements : « gêné aux entournures » (dans son habit veste)
- Face aux autres : plaisanterie du professeur, complice avec ses élèves qui le trouvent « homme d'esprit », moquerie des camarades.
Un patchwork en guise de vêtements :
- cf. partie I. On notera certains détails péjoratifs et ridicules: les « bas bleus » (féminisation, raffinement) qui contrastent avec les « souliers forts, mal cirés, garnis de clous ».
- « Une coiffure d'ordre composite » : la casquette. Description amplifiée par la longue énumération. Référence à l'animalité : « poil », « loutre », « poil de lapin ». Géométrie ridicule : « boudins circulaires », « losange de velours », « polygones de carton », « croisillons […] en manière de gland ». Une personnification péjorative, insultante, qui apparaît comme un emblème : « une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile ».
Maladresse terrifiée du personnage :
- Le nouveau ressemble à un pantin désarticulé : immobile pendant le cours, « n'osant même croiser les cuisses, ni s'appuyer sur le coude », il ne s'anime qu'au son de la voix du maître d'études qui « fut obligé de l'avertir, pour qu'il se mit avec nous dans les rangs ». Il semble incapable d'une initiative personnelle. Impression qui se confirme lorsque le maître lui fait répéter son nom.
- Quand le nouveau hésite entre 3 choses à faire, il en choisit finalement une quatrième : « il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux. ».
- Bredouillement dans la voix.
« Charbovari » :
- Remarque : le nom de Bovary a en soit quelque chose de ridicule: (du lat. bovem: boeuf).
- Le nom n'apparaît pas comme tel, mais comme un « mot ». Une sorte d'onomatopée (cf. charivari = « désordre, tumulte ») auquel fait écho le vacarme, les cris des élèves. « on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait » : gradation -> les élèves ne peuvent se calmer, et finissent « comme un pétard mal éteint », donc prêts à recommencer à se moquer de « Charbovari ».
Conclusion
Une étude linéaire de l'incipit de Madame Bovary de Flaubert :