Madame Bovary

Flaubert

La mort d'Emma (extrait de la troisième partie, chapitre VIII)

De "Cependant elle n’était plus aussi pâle..." à "...Elle n’existait plus."






Introduction

Gustave Flaubert (1821-1880). Très influencé par Balzac. Flaubert est un travailleur acharné qui "accouche" de son œuvre dans la douleur, et témoigne d'un souci du détail et d'un style de grande qualité.
Trois œuvres à connaître : L'éducation sentimentale, roman d'apprentissage, Salaambo, grande fresque épique du temps des guerres de Carthage contre Rome, et Madame Bovary.
- Madame Bovary fait scandale à sa sortie. L'œuvre subira un procès pour immoralité où le rôle du procureur est tenu par M. Pinard (qui, quelques années plus tard, prononcera un réquisitoire contre Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire). Flaubert sera relaxé.
- Cet extrait est le dénouement. Acculée par ses dettes, Emma s'est empoisonnée au cyanure. C'est une scène particulièrement intense, voire choquante.


Lecture du texte


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Lu par Victoria - source : litteratureaudio.com

Cependant elle n’était plus aussi pâle, et son visage avait une expression de sérénité, comme si le sacrement l’eût guérie.

Le prêtre ne manqua point d’en faire l’observation ; il expliqua, même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l’existence des personnes lorsqu’il le jugeait convenable pour leur salut ; et Charles se rappela un jour où, ainsi près de mourir, elle avait reçu la communion.

— Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t-il.

En effet, elle regarda tout autour d’elle, lentement, comme quelqu’un qui se réveille d’un songe ; puis, d’une voix distincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchée dessus quelque temps, jusqu’au moment où de grosses larmes lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur l’oreiller.

Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, à la croire déjà morte, sans l’effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l’âme eût fait des bonds pour se détacher. Félicité s’agenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien s’était remis en prière, la figure inclinée contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traînait derrière lui dans l’appartement. Charles était de l’autre côté, à genoux, les bras étendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant à chaque battement de son cœur, comme au contrecoup d’une ruine qui tombe. À mesure que le râle devenait plus fort, l’ecclésiastique précipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche.

Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d’un bâton ; et une voix s’éleva, une voix rauque, qui chantait :

Souvent la chaleur d’un beau jour
Fait rêver fillette à l’amour.


Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante.

Pour amasser diligemment
Les épis que la faux moissonne,
Ma Nanette va s’inclinant
Vers le sillon qui nous les donne.


— L’Aveugle s’écria-t-elle.

Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement.

Il souffla bien fort ce jour-là,
Et le jupon court s’envola !


Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus.

Flaubert - Madame Bovary - Extrait de la troisième partie, chapitre VIII



Annonce des axes

I. Une scène de crise
1. De l'espoir à la mort
2. Une description réaliste et convulsive
3. Une lutte entre l'âme et le corps

II. Un dénouement tragique
1. Un personnage « maudit »
2. L'aveugle, figure de la fatalité
3. Pitié et terreur

III. Contrepoints ironiques
1. Une chansonnette au milieu des larmes
2. Une veillée funèbre quelque peu grotesque
3. Coquette jusqu'au bout ?



Commentaire littéraire

I. Une scène de crise

Rappelons que d'un point de vue médical, un état critique est le moment où va se décider l'issue d'une maladie (guérison ou mort).

1. De l'espoir à la mort

Structure générale du texte (les connecteurs rendent visible chaque partie) :
- Une rémission momentanée : « Cependant » (temporel et logique)
- Une lutte entre la vie et la mort : « Jusqu'au moment où », « Alors », « aussitôt »
- Le coup de grâce: « Tout à coup »

Le parcours d'Emma dans cette scène évolue de la « sérénité » à « l'épouvantement ».


2. Une description réaliste et convulsive

Description particulièrement réaliste d'un ensemble de symptômes : « haleter », la « langue tout entière lui sortit hors de la bouche », des yeux qui « roulent », l'« accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux », « la prunelle fixe, béante ». Le texte s'achève sur une « convulsion ». La violence de la description de Flaubert naît d'une vision réaliste, corporelle, presque médicale, des symptômes de la mort approchant.

Accélération du rythme des phrases dans la seconde partie. Enchainement rapide des connecteurs (« jusqu'au moment où », « alors », « aussitôt ») et énumération du comportement des différents personnages : « Félicité s'agenouilla », « le pharmacien fléchit les jarrets », « M.Canivet », « Bournisien s'était remis en prière », « Charles était de l'autre côté, à genoux ».

La référence aux différentes parties du corps (« poitrine », « langue », « yeux ») suggère une perte de contrôle de celui-ci.


3. Une lutte entre l'âme et le corps

Présence constante du champ lexical du religieux: « sacrement », « prêtre », « Seigneur », « salut », « communion », « âme », « crucifix », « prière », « soutane », « ecclésiastique », « oraisons », « syllabes latines ».

La mort gagne progressivement, entraînant une séparation des deux substances : la première partie suggère une reprise de conscience (Emma est sujet de la plupart des phrases), la seconde est le moment de la séparation « âme-corps » (« comme si l'âme eût fait des bonds pour se détacher », qui d'ailleurs conduit « à la croire déjà morte »), enfin Emma apparaît comme un « cadavre qu'on galvanise » (la galvanisation consiste à activer un muscle en faisant passer une sorte de courant électrique, c'est donc un mouvement obtenu par une source extérieure au corps, artificiellement), et donc un corps sans âme.

Cette progression suggère ainsi qu'Emma est  morte avant même sa mort effective. On remarquera que l'instant de la mort n'est d'ailleurs pas indiqué : la phrase « Elle n'existait plus » utilise une valeur assez rare de l'imparfait qui, ici, permet de faire une sorte d'ellipse : l'instant de la mort est comme enjambé, il est comme passé sans avoir été clairement aperçu, identifié.


II. Un dénouement tragique

1. Un personnage « maudit »

La phrase du prêtre, pour « rassurer » Charles, prend une tournure très sombre au regard de ce dénouement : « le Seigneur, quelquefois, prolongeait l'existence des personnes lorsqu'il le jugeait convenable pour le salut ». Dans cette perspective, Dieu semble avoir abandonné Emma.

La scène du miroir peut s'interpréter comme une sorte de regard de sa propre conscience : Emma semble comme « frappée » par sa propre image.


2. L'aveugle, figure de la fatalité

Le champ lexical du religieux disparaît lorsqu'entre en scène l'aveugle. Personnage récurrent (qui revient), il apparaît donc clairement comme une allégorie du destin d'Emma.

La fin du texte figure une plongée dans les « ténèbres éternelles » : l'aveugle apparaît, sinon comme un diable, comme une sorte d'ange exterminateur, de messager de la mort, venant punir les fautifs. Emma croit voir sa « face hideuse » qui lui crée ainsi un « épouvantement » (pour rappel, au bal de la Vaubyessard, Emma avait aperçu, derrière le carreau cassé « les faces de paysans qui la regardaient » : avant même de rencontrer l'aveugle, ces personnages annonçaient, derrière l'illusion du luxe et des plaisirs, le destin tragique d'Emma qui se profilait).

La chanson de l'aveugle a des résonances avec le destin d'Emma :
- Allusion à ses « rêves d'amour » de fillette
- Allusion, un peu grivoise, à ses adultères : les « épis » amassés pourraient bien figurer les amants d'Emma, le vent qui souffle sur le jupon qui s'envole, figure également une image de légèreté.
- L'allusion à la « faux » qui « moissonne » évoque bien sûr la mort. Et peut-être aussi peut-on voir à travers la jupe qui s'envole une sorte d'allégorie de l'âme.

On pourrait presque résumer la chanson ainsi : une jeune fille rêvant d'amour a commis l'adultère qui a précipité sa mort.


3. Pitié et terreur

La terreur se sent dans les réactions d'Emma lorsqu'elle entend l'aveugle.

Plus encore, c'est Emma qui, prise de folie dans un souffle ultime, inspire terreur et révulsion : sa réaction ne fait qu'accentuer le sentiment de terreur qu'inspire ce passage : « Emma se mit à rire, d'un rire atroce, frénétique, désespéré ». On notera ici qu'Emma, elle aussi, semble comme prendre une apparence « diabolique ».

Les réactions des personnages qui entourent Emma construisent une scène particulièrement larmoyante (notamment celles de Félicité, priant à genoux, et celle de Charles, à genoux lui aussi, et serrant fort la main de son épouse).


III. Contrepoints ironiques

Comme à son habitude, Flaubert utilise son art du contrepoint, qui vient modérer la dimension tragique de cette scène.

1. Une chansonnette au milieu des larmes

La chanson de l'aveugle constitue  une ironie tragique. Sa chanson « grivoise » enlève de la dignité à la mort d'Emma.


2. Une veillée funèbre quelque peu grotesque

Chaque personnage semble tenir son rôle, résultant ainsi en un tableau d'ensemble quelque peu grotesque. On remarquera notamment le pharmacien « lui-même » qui « fléchit un peu les jarrets » : d'une part, « lui-même » et « un peu » suggèrent qu'il est au fond peu enclin à s'émouvoir de la mort d'Emma, quant aux « jarrets », c'est ainsi que l'on désigne bien souvent une partie de la cuisse d'un animal.

Les énumérations donnent le sentiment d'une réaction en chaîne, comme si chaque mouvement des personnages suivait d'une manière quasi-mécanique les convulsions d'Emma, comme si chaque personnage était un de ses « membres », un prolongement de son corps.

Un espoir teinté de superstition : la phrase de Charles qui suit les mots du prêtre « Il ne fallait peut-être pas désespérer » est particulièrement « distanciée » : elle est au discours indirect libre (malgré le tiret) et elle est modalisée (« peut-être »). Elle figure donc une sorte d'espoir mou et impuissant.


3. Coquette jusqu'au bout ?

Les derniers gestes de vie d'Emma (demander et se regarder dans son miroir) traduisent en partie une forme de « narcissisme » : son dernier souci est de savoir comment elle est « mise ».




Conclusion


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Merci à celui ou celle qui m'a envoyé cette analyse de la mort d'Emma du roman Madame Bovary - Flaubert