Toutes les comédies de
Marivaux ont
pour centre de l’intrigue, une séduction ; l’amour est au premier rang
de la comédie, et ceci par opposition à
Molière où l’amour
n’est qu’un second plan. L’amour n’est pas traité de manière abstraite :
le cadre social, les conditions et le langage permettent de cerner comment on
aime dans les divers milieux sociaux qui caractérisent le 18
ème siècle.
Les conditions sont étanches ; cependant, l’inspiration à une égale sensibilité amoureuse
se fait jour, ce qui permettra de transgresser les classes sociales même si
le contexte reste irréel. Chez
Beaumarchais,
on voit un noble courtiser une simple bourgeoise si le but est le mariage. Si
cette séduction s’inscrit dans une lignée libertine, elle constitue alors un
abus de pouvoir. Une morale amoureuse se met en place, transcende les conditions
et annonce une égalité de droit à disposer de son cœur et de sa personne. Beaumarchais
et Marivaux sont, en fait, deux défendeurs des droits des femmes.
L’amour est le nerf de la comédie et définit le genre : pas de
bonne comédie sans mariage à la fin ; or, la question de l’amour traverse
celle des conditions ; c’est pourquoi, se demander si la vision de l’amour
change selon les classes sociales permet de revenir sur l’état de la société chez
Marivaux.
Le Jeu de l’Amour et du Hasard présente un cas de transgression atténué par
le ressort sur lequel fonctionne le système dramatique.
Le contexte est une famille de bonne bourgeoisie au sein de laquelle
va se mettre en place une double transgression imaginaire. Les valets devenant
maîtres et vice-versa, les personnages doivent faire face à toute une série
de situations qui paraissent incroyables :
« Notre
aventure est unique » déclarera Dorante ; Lisette croit
ainsi remporter, grâce à ses charmes, le fiancé de sa maîtresse. Arlequin ne
sait plus comment annoncer à Lisette qu’il n’est qu’un valet :
« Votre
amour est-il d’une constitution bien robuste ? Soutiendra t-il bien la
fatigue que je vais lui donner ? ». Ses précautions, ses
atermoiements, tout parodiques qu’ils sont du langage précieux, ont une fonction
de révélateur de l’indignité qui s’attachait à la classe servile. Silvia perçoit
alors avec angoisse les mouvements de son cœur envers celui qu’elle pense être
un valet.
Peu à peu, au fil des actes, le personnage de Silvia et la nature de ses sentiments se révèlent.
Acte I – scène 7 :
« Ce garçon là n’est pas sot [..] Quel homme pour un valet [...] Mais en vérité, voilà un garçon qui me surprend malgré que j’en aie [...] A la fin, je crois qu’il m’amuse ».
Acte II – scène 1 :
« Je ne la crois pas contente, je la trouve triste et rêveuse ».
Acte II – scène 12 :
« Je ne sais pas ce qui se mêle à l’embarras où je me trouve, toute cette histoire m’afflige [...] Je vois clair dans mon cœur [...] J’avais grand besoin que ce fut là Dorante ».
Acte III – scène 7 :
« Je me sens une indignation qui va jusqu’aux larmes ».
L’amour ne peut transgresser les conditions que dans le jeu et donc dans l’irréel. Au bout parcours, les domestiques s’épousent entre eux de même que les maîtres.
La transgression du point de vue masculin est appréhendée différemment : si Dorante cède à son amour pour une soubrette, c’est la preuve de la force de ses sentiments :
« mon cœur gardera le souvenir de l’excès de tendresse qu’il me montre » ; Silvia s’en rend bien compte :
« il pense qu’il chagrinera son père en m’épousant, il croit trahir sa fortune et sa naissance […] je serais charmée de triompher […] je veux un combat entre l’amour et la raison ». L’amour ne se trouve que dans le cadre social admis, le cœur ayant su lire la réalité de la nature derrière le masque. La transgression permet à Arlequin de rêver à un changement de condition :
« Ayez compassion de ma bonne aventure […] un coquin peut faire un bon mariage […] j’espère que son amour me fera passer à table, en dépit du sort qu’il ne m’a mis que sur le buffet ». La réaction de la classe dominante sera, cependant violente :
« Tu veux que je le laisse un honnête homme dans l’erreur et que je le laisse épouser sa fille sous mon nom […] tu mériterais cent coups de bâton […] tu es un fourbe, cela n’est pas concevable ». Une fois que le valet aura donné un exemple de transgression, Dorante demandera la soubrette en mariage.
Il faut noter le caractère immédiat de l’amour dans la comédie
avec le système du « coup de foudre ». Chez les domestiques, on trouve
un naturel de l’amour puisqu’ils n’ont pas à s’embarrasser des considérations
sociales : au 18
ème siècle, l’amour est codifié par la société d’où l’expression « machines
matrimoniales » de Michel Deguy généralement attribuée aux pièces de Marivaux.