Plan de la fiche sur
l'incipit de Manon Lescaut - Abbé Prévost :
Texte étudié
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Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com
Je fus surpris en entrant dans ce bourg, d'y voir tous les habitants en alarme. Ils se précipitaient de leurs maisons pour courir en foule à la porte d'une mauvaise hôtellerie, devant laquelle étaient deux chariots couverts. Les chevaux, qui étaient encore attelés et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleur, marquaient que ces deux voitures ne faisaient qu'arriver. Je m'arrêtai un moment pour m'informer d'où venait le tumulte ; mais je tirai peu d'éclaircissement d'une populace curieuse, qui ne faisait nulle attention à mes demandes, et qui s'avançait toujours vers l'hôtellerie, en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin, un archer revêtu d'une bandoulière, et le mousquet sur l'épaule, ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main de venir à moi. Je le priai de m'apprendre le sujet de ce désordre. Ce n'est rien, monsieur, me dit-il ; c'est une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu'au Havre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l'Amérique. Il y en a quelques-unes de jolies, et c'est apparemment ce qui excite la curiosité de ces bons paysans. J'aurais passé après cette explication, si je n'eusse été arrêté par les exclamations d'une vieille femme qui sortait de l'hôtellerie en joignant les mains, et criant que c'était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. De quoi s'agit-il donc ? lui dis-je. Ah ! monsieur, entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle n'est pas capable de fendre le cœur ! La curiosité me fit descendre de mon cheval, que je laissai à mon palefrenier. J'entrai avec peine, en perçant la foule, et je vis, en effet, quelque chose d'assez touchant. Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six par six par le milieu du corps, il y en avait une dont l'air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu'en tout autre état je l'eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l'enlaidissaient si peu que sa vue m'inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L'effort qu'elle faisait pour se cacher était si naturel, qu'il paraissait venir d'un sentiment de modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle fille. Il ne put m'en donner que de fort générales. Nous l'avons tirée de l'Hôpital, me dit-il, par ordre de M. le Lieutenant général de Police. Il n'y a pas d'apparence qu'elle y eût été renfermée pour ses bonnes actions. Je l'ai interrogée plusieurs fois sur la route, elle s'obstine à ne me rien répondre. Mais, quoique je n'aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d'avoir quelques égards pour elle, parce qu'il me semble qu'elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un jeune homme, ajouta l'archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce ; il l'a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son frère ou son amant. Je me tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Je n'ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il était mis fort simplement ; mais on distingue, au premier coup d'oeil, un homme qui a de la naissance et de l'éducation. Je m'approchai de lui. Il se leva ; et je découvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble que je me sentis porté naturellement à lui vouloir du bien. Que je ne vous trouble point, lui dis-je, en m'asseyant près de lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiosité que j'ai de connaître cette belle personne, qui ne me paraît point faite pour le triste état où je la vois ? Il me répondit honnêtement qu'il ne pouvait m'apprendre qui elle était sans se faire connaître lui-même, et qu'il avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. Je puis vous dire, néanmoins, ce que ces misérables n'ignorent point, continua-t-il en montrant les archers, c'est que je l'aime avec une passion si violente qu'elle me rend le plus infortuné de tous les hommes.
Extrait de la première partie de Manon Lescaut - L'abbé Prévost
Eléments de commentaire
Situation : première partie : Récit mené par Renoncour dans le cadre de ses Mémoires.
Sujet : Le récit d’une rencontre fortuite, mais importance capitale puisqu’incipit (lance le roman).
La mission d’un incipit : Répondre aux attentes du lecteur :
1. Présentation du cadre.
2. Présentation des personnages.
3. Amorce de l’intrigue.
4. Mise en place d’une tonalité.
Introduction in medias res (se dit d'un début de roman ou de toute œuvre de fiction dans lequel le lecteur ou le spectateur est immergé directement dans l’action). Elle porte le lecteur au milieu de l’action.
Composition (le regard de Renoncour découvre petit à petit) :
Une scène forte, cinématographique, mise en scène -> Une ville en émoi -> Curiosité -> Description de Manon -> Description du Chevalier -> Introduction du sujet puis rien, suspens.
Type de texte : Alternance de récit et de description.
Un univers : Celui du voyage, de l’aventure, du hasard, des rencontre (lieux et champ lexical du voyage). Un fait historique -> Vraisemblance
Un milieu populaire : La présence de gens d’armes - vulgarité - (ironie des propos, misérables) et de paysans (gens du peuple, curiosité malsaine, badauds).
Des héros distingués : Très fort effet de contraste.
Une quête de l’information : Questions - réponses.
Identification au narrateur : Curiosité partagée par le lecteur -> Intérêt puis compassion.
Les explications :
1. L’archer : Explication claire et cohérente. Attitude de badauds friands de nouveautés, avides de se rincer l’œil face à ce spectacle dégradant, trivial. Univers de la comédie.
2. La vieille relance : « barbare », qui faisait horreur et compassion (rythme ternaire, hyperbole) => Changement de registre. Passage au discours direct -> Plus de force au propos, plus de valeur.
Opposition entre le discours de la vieille (phrases exclamatives) et celui de l’archer (phrases déclaratives).
3. Le chef : son frère ou son amant.
4. Des Grieux.
=> Ordre croissant dans les infos mais aussi croissant vers le registre pathétique.
Ordre d’apparition des héros :
1. Portrait de Manon (portrait à caractère mélioratif : contradiction entre l’aspect moral du personnage et la réalité de sa condition).
2. Portrait du Chevalier (idem).
Pathétique => Compassion.
Thème (énoncé par le chevalier lui-même) : la passion.
Bilan :
Une introduction utilisant des procédés variés pour captiver l’intérêt du lecteur mais paradoxalement, en nous mettant face aux héros dans une circonstance si terrible, l’auteur nous dévoile déjà leur déchéance finale : la question que se pose le lecteur n’est plus Que va-t-il leur arriver ? mais Comment en sont-ils arrivés-là ?
Donc l’œuvre se donne pour but d’éclairer le lecteur sur les chemins qui peuvent conduire des jeunes gens à leur perte.
=> Objectif moral affiché.
Plan de commentaire littéraire
I. Une scène d’ouverture
Narrateur témoin en quête d’informations, rôle d’intermédiaire.
Présentation du cadre et des protagonistes.
Une scène très vivante (dialogues) et visuelle (succession de plan large puis de gros plan).
II. Qui maintient le suspens
Une introduction in medias res.
Mystère sur les personnages (contradiction entre situation et leur air noble, distingué).
Mystère sur leur relation.
Mystère sur les causes de leur situation.
III. Et suscite la compassion du lecteur
Le registre pathétique
Le regard intermédiaire de Renoncour.
Le thème de la passion fatale.
Conclusion
Des moyens au service de la conception benevolentiae (effort pour se concilier la bienveillance du lecteur et de l’auditeur) et de l’intérêt du lecteur.
Plaire et instruire => Donner une portée morale au récit.