Plan de la fiche sur
Les retrouvailles au parloir de Saint-Sulpice -
Manon Lescaut - Abbé Prévost :
Introduction
Antoine François Prévost (1697-1763) eut une vie aventureuse et rocambolesque, en contradiction avec son titre ecclésiastique d'abbé. Sa naissance dans une famille aisée de la noblesse de robe lui a permis de suivre une éducation soignée. Il fut un érudit à l'incroyable ardeur de vivre, qui s'est lancé à découverte du monde : il s'est engagé plusieurs fois dans l'armée, a effectué plusieurs noviciats chez les jésuites, est devenu bénédictin en 1721, a effectué de nombreux voyages en Europe, notamment en Hollande ou à Londres en Angleterre : il était criblé de dettes et victime d'une lettre de cachet. Il meurt d'apoplexie en 1763.
Manon Lescaut, dont le titre original est :
Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut est le septième tome des
Aventures et Mémoires d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde. Publié une première fois en 1731 puis une deuxième fois en 1753, Manon Lescaut est une œuvre majeure du XVIIIème siècle qui s'inscrit dans le mouvement du retour de la sensibilité après le rationalisme des Lumières. L'abbé Prévost, mettant à profit son art du récit et de la mise en scène, dépeint un « exemple terrible de la force des passions ». Le personnage de des Grieux, soumis à l'amour irrésistible de Manon, est peu à peu entraîné vers la déchéance.
Dans ce passage, des Grieux, qui a été séparé de Manon par sa famille, l'a peu à peu oublié et a entamé des études de théologies. Il se pense « délivré des faiblesses de l'amour ». Manon va assister à un exercice de théologie de des Grieux sans se montrer. Elle le rejoint ensuite au parloir.
Nous allons étudier comment, lors de cette scène de retrouvailles émouvante, Manon met en œuvre son pouvoir de séduction pour ensuite nous focaliser sur la portée morale de la scène.
Texte étudié
Je n'eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu'il y a, dans ces lieux, des cabinets particuliers pour les dames, où elles sont cachées derrière une jalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargé de compliments. Il était six heures du soir. On vint m'avertir, un moment après mon retour, qu'une dame demandait à me voir. J'allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j'y trouvai Manon. C'était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l'avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu'on peut décrire. C'était un air si fin, si doux, si engageant, l'air de l'Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement.
Je demeurai interdit à sa vue, et ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j'attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu'elle s'expliquât. Son embarras fut, pendant quelque temps, égal au mien, mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux, pour cacher quelques larmes. Elle me dit, d'un ton timide, qu'elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s'il était vrai que j'eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu, aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m'informer de son sort, et qu'il y en avait beaucoup encore à la voir dans l'état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme, en l'écoutant, ne saurait être exprimé.
Elle s'assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n'osant l'envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse, que je n'eus pas la force d'achever. Enfin, je fis un effort pour m'écrier douloureusement : Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu'elle ne prétendait point justifier sa perfidie. Que prétendez-vous donc ? m'écriai-je encore. Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. Demande donc ma vie, infidèle ! repris-je en versant moi-même des pleurs, que je m'efforçai en vain de retenir. Demande ma vie, qui est l'unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n'a jamais cessé d'être à toi. A peine eus-je achevé ces derniers mots, qu'elle se leva avec transport pour venir m'embrasser. Elle m'accabla de mille caresses passionnées. Elle m'appela par tous les noms que l'amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n'y répondais encore qu'avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j'avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J'en étais épouvanté. Je frémissais, comme il arrive lorsqu'on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses ; on y est saisi d'une horreur secrète, dont on ne se remet qu'après avoir considéré longtemps tous les environs.
Nous nous assîmes l'un près de l'autre. Je pris ses mains dans les miennes. Ah ! Manon, lui dis-je en la regardant d'un œil triste, je ne m'étais pas attendu à la noire trahison dont vous avez payé mon amour. Il vous était bien facile de tromper un cœur dont vous étiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé d'aussi tendres et d'aussi soumis. Non, non, la Nature n'en fait guère de la même trempe que le mien. Dites-moi, du moins, si vous l'avez quelquefois regretté. Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté qui vous ramène aujourd'hui pour le consoler ? Je ne vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais ; mais au nom de toutes les peines que j'ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fidèle.
Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s'engagea à la fidélité par tant de protestations et de serments, qu'elle m'attendrit à un degré inexprimable. Chère Manon ! lui dis-je, avec un mélange profane d'expressions amoureuses et théologiques, tu es trop adorable pour une créature. Je me sens le cœur emporté par une délectation victorieuse. Tout ce qu'on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère. Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois bien ; je lis ma destinée dans tes beaux yeux, mais de quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour ! Les faveurs de la fortune ne me touchent point ; la gloire me paraît une fumée ; tous mes projets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations ; enfin tous les biens différents de ceux que j'espère avec toi sont des biens méprisables, puisqu'ils ne sauraient tenir un moment, dans mon cœur, contre un seul de tes regards.
Extrait de la première partie de Manon Lescaut - L'abbé Prévost
Les retrouvailles au parloir de Saint-Sulpice - Gravure de Gravelot
Annonce des axes
I. Une scène de retrouvailles émouvante
1. Une scène très visuelle
2. Progression de la scène
3. Pathétique de la scène
II. La force de séduction de Manon et ses conséquences
1. Les atouts de séduction
2. Stratégie de Manon
3. Effets de la séduction sur des Grieux
III. La portée morale de la scène
1. Des Grieux, victime des passions
2. Manon la tentatrice
Commentaire littéraire
I. Une scène de retrouvailles émouvante
C'est une scène émouvante avec des caractéristiques théâtrales.
1. Une scène très visuelle
Détails de décor : « Il était six heures du soir » idée de crépuscule intime. La vue est privilégiée comme la vision des gestes.
Champ lexical du regard.
Quand des Grieux voit Manon : « apparition », « jamais vue », « me parut ».
Connotation divine qui rappelle la première vision que Frédéric Moreau a de Mme Arnoux dans
L'éducation sentimentale.
Manon : « voyant », « la main devant ses yeux ».
2. Progression de la scène
Attitude de des Grieux au début : debout, figé, immobile, « les yeux baissés », « j'attendais […] avec tremblement », « je demeurai debout ».
Manon quasi immobile aussi : « son embarras fut, pendant quelque temps, égal au mien ».
Paragraphe 2 : discours indirect qui montre gêne, embarras.
Paragraphe suivant : Manon s'assit.
Le dialogue commence par les exclamations de des Grieux « Ah ! Perfide ! Perfide ! ».
Tout passe par le dialogue : phrases brèves, juxtaposées.
Gestes de tendresse et de réunion : « nous », même si peu de gestes
= intérêt de la scène est dans la manifestation des émotions,
registre lyrique.
3. Pathétique de la scène
Emotions douloureuses pour des Grieux et apparemment pour Manon.
Au début, des Grieux reste sur la défensive, contient ses émotions, lien affectif bloqué.
Puis geste de Manon « elle mit la main devant ses yeux, pour cacher quelques larmes » qui brise l'immobilité.
Exclamation douloureuse de des Grieux brisant le silence : il exprime enfin ses émotions.
Manon fait une allusion directe à sa mort sans la vie de des Grieux.
Vie et mort associées entre eux et à l'amour : « je prétends mourir », « il est impossible que je vive », « demande ma vie ».
Allusion à l'amour : « mon cœur n'a jamais cessé d'être à toi ».
L'amour est lié à la vie mais peut conduire à la mort.
Scène de retrouvailles amoureuses, teintée de pathétique à cause de leur précédente séparation.
Scène théâtrale, mais avec peu de gestes, surtout des émotions, qui passent par le dialogue.
II. La force de séduction de Manon et ses conséquences
Elle vient pour reprendre emprise sur des Grieux, le séduire à nouveau.
1. Les atouts de séduction
Lieu : séminaire de St-Sulpice où la présence de femmes est inhabituelle.
Manon est présentée comme celle qui veut détourner des Grieux du droit chemin.
Il s'agit d'une deuxième première rencontre pour des Grieux qui est encore frappé par la beauté de Manon comme le montrent les superlatifs à valeur hyperbolique :
« air si fin », « surpassaient tout ce que l'on peut imaginer », « l'air de l'Amour même », « un enchantement » ->
allégorie + allusion aux dieux Aphrodite et Eros.
Aspect renforcée par la soudaineté de la scène qui lui confère un aspect divin.
Il n'y a pas de réelle description, juste une évocation de l'effet que cette beauté produit sur des Grieux, ce qui bouleverse le héros et le spectateur.
De plus, les vagues détails servent à charmer Renoncour et le lecteur qui peuvent s'imaginer Manon selon leur propre idéal.
2. Stratégie de Manon
Manon prend l'initiative de l'entrevue.
Premier geste : larmes
Premières paroles, aveux « d'un ton timide » au
discours indirect « confessait que son infidélité méritait ma haine ». Elle se présente comme timide, fragile, coupable, pour mettre des Grieux en situation de confiance et lui faire oublier sa trahison.
Effet sur des Grieux : émotion très importante « désordre de mon âme, en l'écoutant, ne saurait être exprimé ».
Gradation : met en jeu sa vie s'il ne répond pas à son amour.
Chantage au discours direct : beaucoup plus fort.
Exclamations, avoue son amour.
Une fois qu'elle a entendu le serment de des Grieux : « mille caresses », « ses plus vives tendresses »
Attitude naturelle ou calculée ?
Ambiguïté, différentes réponses possibles, favorable/défavorable à Manon.
On ne sait pas si Manon profite de la faiblesse de des Grieux ou si elle est réellement attachée à lui.
Récit de des Grieux montre tout de même que Manon a un projet.
3. Effets de la séduction sur des Grieux
Au début discours indirect : embarras face à son infidélité.
Puis passage au discours direct : plus fort, jusqu'à la passion tragique « infidèle ».
Passage de vous à tu : « que prétendez-vous » -> « demande ma vie ».
Révèle l'élan amoureux de des Grieux.
Paragraphe 4 : retour à « vous », répétition de l'impératif :
Reproche de l'infidélité, exige un changement d'attitude, veut se reprendre de ses émotions du paragraphe précédent.
Dans le dernier paragraphe, repasse au « tu », se laisse finalement submerger.
Capitulation finale de des Grieux : ils sont assis, donc à la même hauteur. Il est submergé par sa passion pour Manon.
III. La portée morale de la scène
1. Des Grieux, victime des passions
Cette scène montre la force de la passion amoureuse : des Grieux perd peu à peu la maitrise de ses réactions et finit à chaque fois par capituler.
Gradation des sentiments :
« désordre de mon âme […] ne saurait être exprimé ».
Parfois, réaction d'effroi de peur très physique : « saisi d'une horreur secrète ».
Effroi de replonger dans la passion, apparentée à l'inconnu. Des Grieux ne sait jusqu'où cette passion peut le mener.
Lucidité de des Grieux narrateur qui montre sa dépendance à Manon ainsi que ses faiblesses de l'époque.
« on y est saisi » : généralisation.
Dernier paragraphe : tragique « je lis ma destinée dans tes beaux yeux ».
Quelque chose de puissant, inquiétant, fatal mais auquel il ne peut résister.
Sa carrière ecclésiastique et la force de sa foi ne sont pas assez fortes pour le détourner de l'amour.
2. Manon la tentatrice
Manon est présentée comme une femme fatale, une incarnation du démon qui mène des Grieux à sa perte en quelques phrases et le détourne de l'Eglise.
Manon est une femme dangereuse et tentatrice, qui rappelle le mythe catholique d'Eve ? Elle possède l'âme de des Grieux.
A la fin de la première rencontre : des Grieux entraine Manon loin du couvent.
Fin de la deuxième rencontre : Manon emmène des Grieux hors du séminaire et organise son enlèvement pour Chaillot.
S'éloignent mutuellement de la religion.
Conclusion
Des Grieux illustre par son récit la faiblesse de l'homme. Il se montre ainsi également pour apitoyer Renoncour.
Des Grieux est une victime consentante d'une Manon fatale, démoniaque. Il se montre fasciné comme à la première rencontre. Mais à la différence, c'est elle qui le détourne du droit chemin et se propose de l'entretenir. Le début de cette nouvelle vie commune sera un renversement par rapport à la première situation.
Cette scène introduit un nouvel épisode, celui de leur vie à Chaillot.