Beaumarchais est un célèbre
dramaturge français auteur du Mariage de Figaro, second volet d'une trilogie.
Ecrite en 1778, elle est censurée et ne peut être jouée qu'en 1784.
L'auteur nous livre ici le plus long monologue de toute l'histoire du théâtre français.
Sur le conseil de sa mère, Figaro se rend au jardin où ont lieu les rendez-vous,
pensant que Suzanne l'a trahi. Nous étudierons ici le début du monologue.
Acte V - Scène III
FIGARO, seul, se promenant dans l’obscurité, dit du ton le plus sombre.
Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !… nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?… Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole ; au milieu même de la cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi, comme un benêt… Non, monsieur le comte, vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !… noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter !… On vient… c’est elle… ce n’est personne. — La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu’à moitié ! (Il s’assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! Fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits ; élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie ; et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! — Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail : auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc ; et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : Chiens de chrétiens ! — Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. — Mes joues creusaient, mon terme était échu : je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses ; et comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sou, j’écris sur la valeur de l’argent, et sur son produit net : aussitôt je vois, du fond d’un fiacre, baisser pour moi le pont d’un château-fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté.
[...]
Le Mariage de Figaro - Beaumarchais - Acte V, scène 3
1. Un héros qui souffre
2. Figaro déçu par la vie
3. Le spectateur attendri
III. Un réquisitoire
1. la critique de la censure
2. La satire sociale
Commentaire littéraire
I. L'originalité du monologue de Figaro
1. Un monologue romanesque
Le monologue de Figaro marque un temps de pause dans l'action théâtrale. Il parle seul sur scène et revient sur sa vie.
Figaro emploie les temps du récit : présent de narration ("J’apprends", "je suis"…), imparfait ("il riait"…).
Dans ce monologue autobiographique, Figaro nous dévoile sa vie depuis la naissance ("fils de je ne sais qui…") jusqu'au moment présent. Le tout se fait en quelques lignes, donc à une vitesse très rapide pour le récit de toute une vie. Par exemple son enfance tient en une demie phrase : "Fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits ; élevé dans leurs mœurs" -> rythme rapide de cette phrase en 6 / 6 / 6.
L'accumulation de péripéties donne dimension romanesque à ce monologue. C'est un récit à la dimension picaresque, car Figaro est issu d'une classe sociale défavorisée, et à la façon de Picaro, il tente de survivre.
Au travers du monologue, on est informé sur la vie de Figaro, sur ses nombreux métiers : vétérinaire, auteur dramatique, auteur de traités économiques, journaliste…
2. Un monologue animé
Figaro utilise beaucoup de phrases exclamatives.
Il apostrophe les femmes : "Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !". Il alterne le récit et le faux discours, par exemple avec l'apostrophe au Comte : "Non, monsieur le comte, vous ne l'aurez pas…"
Figaro utilise également des questions rhétoriques pour impliquer implicitement le spectateur : par exemple "le tien est-il donc de tromper ?".
II. Un monologue lyrique
1. Un héros qui souffre
Dans ce monologue, Figaro révèle ses sentiments et notamment se présente comme un homme qui souffre. La souffrance est fondée sur un double sentiment de trahison et d'humiliation.
Ce monologue est très lyrique : utilisation du "je", nombreuses phrases exclamatives, Figaro livre ses sentiments, il s'emporte "tandis que moi, morbleu"…
Figaro est parfois drôle mais jamais ridicule. Il a de l'humour, cet humour peut être dirigé contre les autres comme contre lui. Il est capable de tourner quelque chose en auto-dérision : "Las d'attrister des bêtes malades".
Le ton de la voix exprime son désarroi (didascalie initiale : "ton le plus sombre.").
Figaro emploie le champ lexical de l'obscurité : "foule obscure", "La nuit est noire"…
Egalement, il emploie le champ lexical de la souffrance : "meurtrissent", "maltraitant".
Figaro se dévalorise : "et moi, comme un benêt".
Malgré cette souffrance, Figaro souhaite s'en sortir ("je veux être honnête et je veux courir une carrière honnête").
2. Figaro déçu par la vie
Figaro se croit trahi par Suzanne ("femme ! créature faible et décevante !"). Ainsi, Figaro exprime sa déception face aux femmes, en utilisant un vocabulaire animal: "animal", "instinct".
Figaro souffre de se retrouver dans la position de d'homme trompé par sa femme, avant même d'être marié ("me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu'à moitié !").
Figaro se sent rejeté, hors de la société. Dès sa naissance, il n'est pas dans la norme : " Fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits". Figaro ne trouve pas sa place dans la société : "et partout je suis repoussé !"
La société entière semble contre lui avec effet d'accumulation qui montre les échecs de toutes ses tentatives de s'intégrer dans la société : "et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire !", "me fussé-je mis une pierre au cou !", "à l'instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j'offense…".
Sentiment de désespoir : "Mes joues creusaient, mon terme était échu".
3. Le spectateur attendri
Beaumarchais veut attirer la sympathie du spectateur pour son personnage Figaro, en le faisant se livrer comme il le fait dans ce monologue.
Le public sait que Figaro ne souffre pas à juste titre car il sait que Suzanne ne le trompe pas. Le désespoir de Figaro donne une image nouvelle du personnage : ce n'est plus seulement un esprit brillant qui se sort de tous les mauvais pas, c'est aussi un homme blessé, faillible et sensible.
III. Un réquisitoire
Figaro est le porte-parole de Beaumarchais et l'auteur s'en sert pour faire une critique de la société de son époque.
1. la critique de la censure
Par l'intermédiaire de Figaro, Beaumarchais fait une critique de la censure de son époque.
Figaro dit s'être essayé à l'écriture ("théâtre", "comédie"...) et avoir subi la censure. L'énumération "la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc" montre qu'on ne peut en réalité écrire sur rien sans subir la censure car les censeurs trouveront toujours une raison de censurer.
Figaro utilise l'ironie : "pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire". Ainsi, il critique les censeurs qui ne comprennent pas ses textes.
Il sous-entend également avec ironie que même des écrits mauvais peuvent être censurés : "n'ayant pas un sou, j'écris sur la valeur de l'argent ".
Cette censure est une privation de liberté, et encore une source de déception pour Figaro sur la société : "le pont d’un château-fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté".
"le pont d'un château-fort" est peut-être une allusion de Beaumarchais à la Bastille.
2. La satire sociale
Figaro critique l'injustice de l'organisation sociale dont la hiérarchie ne repose pas sur le mérite personnel mais sur le fait d'être noble ou non.
Ainsi, lui qui est issu du peuple ("perdu dans la foule obscure") doit compenser le hasard de sa naissance humble par des efforts et des mérites considérables ("il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister…").
L'accumulation "noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier !" relate bien la révolte de Figaro face à cette injustice.
Bien qu'il avait des capacités intellectuelles très bonnes ("J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie"), les nobles ne l'ont pas laissé exercer ses qualités ("tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire").
Le fait que le Comte souhaite prendre la future femme de Figaro a un retentissement social qui va bien au-delà de l'humiliation personnelle, elle signifie la défaite de l'homme du peuple face aux nobles.
Ainsi Beaumarchais dénonce le fait que le mérite personnel n'est pas récompensé pour un non-noble.
Conclusion
Figaro, un personnage émouvant : jusque là, Figaro s'imposait comme beau parleur et homme d'intrigues plein d'imagination ; ici, il nous touche par son désarroi et sa combativité : il devient attachant. Figaro, un personnage hors du commun : Figaro n'est plus seulement serviteur, il acquiert ici une dimension humaine qui rompt avec la tradition classique du valet de comédie : son épaisseur psychologique et son existence mouvementée en font à la fois un personnage complexe, romanesque, un homme des Lumières et un porte-parole de Beaumarchais.