Plan de la fiche sur un extrait de
Les Mots de Sartre :
Introduction
Dans
Les Mots en 1963,
Jean-Paul
Sartre tente de répondre à la question "Comment suis-je devenu écrivain ?".
L'œuvre autobiographique vise ici à montrer la construction d'une image de soi, d'un projet.
L'adulte philosophe raconte avec autodérision comment se fabrique un écrivain.
A la fin de la première partie de cette autobiographie,
Sartre évoque sa vie d'enfant imprégnée de ses lectures. Les livres sont devenus une véritable
religion pour lui, mais "il y avait une autre vérité" : il est incapable
de s'intégrer aux autres enfants, il se sent exclu de leur univers et inférieur à eux. Le texte
étudié se passe avec sa mère, et est une expérience réitérée mais
toujours vaine, nous permettant d'analyser le malaise de l'enfant.
Texte étudié
Il y avait une autre vérité. Sur les terrasses du Luxembourg, des enfants jouaient, je m'approchais d'eux, ils me frôlaient sans me voir, je les regardais avec des yeux de pauvre : comme ils étaient forts et rapides ! comme ils étaient beaux ! Devant ces héros de chair et d'os, je perdais mon intelligence prodigieuse, mon savoir universel, ma musculature athlétique, mon adresse spadassine ; je m'accotais à un arbre, j'attendais. Sur un mot du chef de la bande, brutalement jeté : « Avance, Pardaillan, c'est toi qui feras le prisonnier », j'aurais abandonné mes privilèges. Même un rôle muet m'eût comblé ; j'aurais accepté dans l'enthousiasme de faire un blessé sur une civière, un mort. L'occasion ne m'en fut pas donnée : j'avais rencontré mes vrais juges, mes contemporains, mes pairs, et leur indifférence me condamnait. Je n'en revenais pas de me découvrir par eux : ni merveille ni méduse, un gringalet qui n'intéressait personne. Ma mère cachait mal son indignation : cette grande et belle femme s'arrangeait fort bien de ma courte taille, elle n'y voyait rien que de naturel : les Schweitzer sont grands et les Sartre petits, je tenais de mon père, voilà tout. Elle aimait que je fusse, à huit ans, resté portatif et d'un maniement aisé : mon format réduit passait à ses yeux pour un premier âge prolongé. Mais, voyant que nul ne m'invitait à jouer, elle poussait l'amour jusqu'à deviner que je risquais de me prendre pour un nain — ce que je ne suis pas tout à fait — et d'en souffrir. Pour me sauver du désespoir elle feignait l'impatience : « Qu'est-ce que tu attends, gros benêt ? Demande-leur s'ils veulent jouer avec toi. » Je secouais la tête : j'aurais accepté les besognes les plus basses » je mettais mon orgueil à ne pas les solliciter. Elle désignait des dames qui tricotaient sur des fauteuils de fer : « Veux-tu que je parle à leurs mamans ? » Je la suppliais de n'en rien faire ; elle prenait ma main, nous repartions, nous allions d'arbre en arbre et de groupe en groupe, toujours implorants, toujours exclus. Au crépuscule, je retrouvais mon perchoir, les hauts lieux où soufflait l'esprit, mes songes : je me vengeais de mes déconvenues par six mots d'enfant et le massacre de cent reîtres. N'importe : ça ne tournait pas rond.
Extrait de Les mots - Jean-Paul Sartre
Annonce des axes
I. Le monde protégé de la famille et des livres
1. La mère de Sartre
2. L'écrivain se revoit enfant
II. La confrontation avec la réalité
1. L'envie de l'enfant
2. Cependant il est paralysé par la timidité
III. La découverte de soi par les autres
1. Les autres
2. L'attitude des autres
3. La revanche par la lecture
Commentaire littéraire
I. Le monde protégé de la famille et des livres
Mêlant interprétation rétrospective et dialogue réel, Sartre met en scène sa mère.
1. La mère de Sartre
a) Une mère faible, aveuglée par l'amour maternel, qui trouve naturelle la petite
taille de son fils, et qui visiblement a acceptés ses rêves fous.
b) Une "mère poule", elle accepte avec joie que son enfant grandisse lentement
=>Toutes les expressions excessives.
Ce qui le rapproche d'un "jouet" de sa mère.
c) Une mère aimante, "Les Schweitzer sont grands, les Sartre sont petits, voilà tout", que Sartre adulte se rappelle avec tendresse.
Le "nous" final, la rapproche de Sartre, et partage sa peine.
Mais elle va être le miroir qui renvoie au jeune Sartre l'image de son échec.
2. L'écrivain se revoit enfant
Enfant plongé dans les lectures faites sur son "perchoir". Il s'identifie au
héros invincible des romans de capes et d'épées, ce qui amène une confusion rêve/réalité ("Pour
avoir découvert le monde à travers le langage, je pris souvent le langage pour
le monde").
Et lorsqu'il imagine l'interpellation qu'il souhaite entendre, c'est le nom de son héros favori qui se substitue au sien.
Son image de héros va se désagréger au cours du temps.
II. La confrontation avec la réalité
Les enfants ne l'interpelleront pas.
1. L'envie de l'enfant
Devant ceux qui sont pour lui des "héros de chair et d'os", il éprouve tout d'abord un sentiment d'admiration et d'envie qu'exprime l'image "avec des yeux de pauvre" et la double exclamation hyperbolique au discours indirect libre "comme ils étaient forts et rapides ! comme ils étaient beaux !"
Sartre insiste sur le désir qu'éprouve l'enfant de participer, de partager les jeux des autres. Son humilité est telle qu'il en est à accepter des rôles de moins en moins glorieux (gradation => "… un mort, dans l'enthousiasme !").
2. Cependant il est paralysé par la timidité
Ce sentiment provient toutefois de son orgueil ("je la suppliais
de ne rien en faire"). Le texte est ainsi bâti sur le contrepoint de la scène
réelle et de la scène rêvée (mi-triste, mi-amusé).
III. La découverte de soi par les autres
La scène, réelle, ce sont les autres qui la jouent.
1. Les autres
"Ses contemporains", en opposition à sa famille et aux livres sont ses "vrais juges", et le "condamnent" ("L'enfer, c'est les autres").
Sartre ne peut cacher aux autres ce qu'il est, rien.
Le drame de l'enfant résulte du conflit entre ce qu'il croit et veut être, et la façon dont les autres le voient.
2. L'attitude des autres
Au lieu de l'admiration qu'il a l'habitude de susciter ("merveille"), au lieu de la curiosité mêlée de répulsion qu'inspire une créature bizarre ("méduse"), c'est l'indifférence ("ils me frôlaient sans me voir").
On reconnaît ici un des thèmes sartriens : les autres "nous" transforment en choses en niant la dimension intérieure qui fait, à nos propres yeux, notre valeur.
De même, "un gringalet qui n'intéressait personne" : il découvre qu'il ne sert à personne, que personne ne l'attend, il se rend compte de sa condition d'être vivant.
3. La revanche par la lecture
L'enfant prend sa revanche en se réfugiant dans les livres.
Sur son "perchoir"
"mes songes" => respiration
Il imagine l'audace qu'il n'a pas eu dans la réalité.
L'expérience se répète régulièrement ("toujours", "implorants", "exclus").
L'imparfait omniprésent renforce la répétition.
Conclusion
La vivacité des commentaires et du récit ne peut dissimuler
l'amertume de l'enfant. L'auteur nous laisse deviner sa douleur. Sartre n'accuse
pas les autres, et ce qui est attristant n'est pas directement cité.
L'auteur établit une séparation entre le passé raconté et
le présent : on ne revit pas le passé, on cherche à le comprendre.
Sartre observe ses souvenirs, ses expériences passées.
Sartre assume sa vie passée ; il l'a subie, et devient écrivain.
N.B. Le système des regards:
Le regard admiratif de l'enfant.
Le non-regard des autres enfants.
Le regard de Sartre sur lui-même.
Le regard extérieur (seul) et "amical" de la mère.