Plan de la fiche sur
Nox de Victor Hugo :
Introduction
A l'image d'une œuvre musicale d'envergure,
Les
Châtiments
de
Victor Hugo s'ouvrent sur un long poème,
Nox, composé de neuf parties.
Situé dans la première, ce passage donne une voix
au tyran haï au moment même du coup d'Etat du 2 décembre 1851.
Ainsi l'auteur répond à la nécessité de saisir d'emblée
le lecteur et d'appeler son attention. Les tout premiers vers font donc l'objet
d'un soin extrême. De nouveau, Hugo entreprend de faire le récit
de la trahison de Louis-Napoléon Bonaparte mais il va user de moyens
différents de ceux utilisés dans le pamphlet Napoléon le
Petit. Au choix inaugural de la poésie s'ajoute ici celui du point de
vue et de la voix.
En effet, franchissant un palier supplémentaire dans
le savoir qu'il veut faire partager sur l'événement, le poète
nous demande de partager l'intimité même du tyran, précisément
d'écouter sa voix. En réalité deux voix se superposent : l'une plus intérieure, l'autre donnant des ordres pendant les premières heures du coup d'Etat. En le mettant en scène de l'intérieur,
Hugo nous place dans une extraordinaire proximité avec l'événement.
Victor Hugo
Texte étudié
Nox - I
Du vers 23 à la fin
Vous, bourgeois, regardez, vil troupeau, vil limon,
Comme un glaive rougi qu'agite un noir démon,
Le coup d'État qui sort flamboyant de la forge !
Les tribuns pour le droit luttent : qu'on les égorge.
Routiers, condottieri. vendus, prostitués,
Frappez ! tuez Baudin ! tuez Dussoubs ! tuez !
Que fait hors des maisons ce peuple ? Qu'il s'en aille.
Soldats, mitraillez-moi toute cette canaille !
Feu ! feu ! Tu voteras ensuite, ô peuple roi !
Sabrez le droit, sabrez l'honneur, sabrez la loi !
Que sur les boulevards le sang coule en rivières !
Du vin plein les bidons ! des morts plein les civières !
Qui veut de l'eau-de-vie ? En ce temps pluvieux
Il faut boire. Soldats, fusillez-moi ce vieux.
Tuez-moi cet enfant. Qu'est-ce que cette femme ?
C'est la mère ? tuez. Que tout ce peuple infâme
Tremble, et que les pavés rougissent ses talons !
Ce Paris odieux bouge et résiste. Allons !
Qu'il sente le mépris, sombre et plein de vengeance,
Que nous, la force, avons pour lui, l'intelligence !
L'étranger respecta Paris : soyons nouveaux !
Traînons-le dans la boue aux crins de nos chevaux !
Qu'il meure ! qu'on le broie et l'écrase et l'efface !
Noirs canons, crachez-lui vos boulets à la face !
Victor Hugo - Les Châtiments
Annonce des axes
I. Un art de la mise en scène
II. Parler le langage du criminel : un paradoxe ?
Commentaire littéraire
I. Un art de la mise en scène
Hugo-poète emprunte souvent ses effets à Hugo-dramaturge. C'est
la cas dans ces vers où, explicitement, le tyran interpelle des complices.
On peut y voir aussi un sorte de monologue intérieur que le lecteur entendrait
grâce à un artifice comparable à ceux utilisés au
théâtre. Un tel discours n'a, bien sûr, jamais été prononcé mais
le procédé est saisissant. Nous voici à l'écoute
d'une pensée brute et non d'un discours politique élaboré,
dès lors au fondement même d'actes réels comme si Hugo voulait
saisir à la racine les caractères psychologiques de son ennemi.
Dans la violence des mots doit éclater la noirceur des pensées.
Et tout d'abord la cruauté du tyran. Ainsi le ton du texte est donné par
une longue chaîne de verbes de sens proche, utilisés à l'impératif
et au subjonctif ("égorge", "frappez","tuez", "mitraillez", "fusillez", "broie", "écrase")
qui évoquent une énergie destructrice hors du commun. Le verbe "tuer" est à lui
seul répété trois fois au vers 6, véritable raccourci
de l'ensemble. Les morts ont en premier lieu des noms précis, ce qui enracine
le poème dans l'histoire immédiate : Baudin et Dussoubs (vers
6) sont bien deux victimes des combats menés sur les barricades les 3 et
4 décembre 1851. Puis le collectif succède au singulier : "peuple" (vers
7), "canaille" (vers 8). Les victimes sont maintenant un
vieillard, un enfant, une mère (vers 14, 15, 16) sans nom trop précis. Leur
anonymat peut se lire comme une généralisation et une aggravation
de la cruauté. Le peuple devient "peuple infâme" (vers
16). Le rejet du verbe "Tremble" (vers 17) renforce le sens de
l'adjectif épithète "infâme".
Après la cruauté, éclatent la bassesse et le mépris.
Sans respect pour la vie humaine, Louis-Napoléon méprise en outre
le droit et la liberté d'opinion. L'inversion du complément de
but au vers 4 exprime avec éloquence cette alliance de cruauté et
de tyrannie qui caractérise, pour Hugo, le régime. La brutalité des
ordres est présente jusque dans la ponctuation de ce vers aussi riche
qu'étonnant : les deux points disent mieux qu'une conjonction l'opposition
entre la tyrannie et la liberté de parole. Hugo recourt à une figure
de style nommée abruption : il supprime les liens de coordination ou de
subordination entre les groupes qui émousseraient la violence des mots.
A l'usage de la force s'ajoute le parjure. L'empereur a dissimulé ses
véritables intentions derrière l'annonce d'un plébiscite
(vers 9). Le propos se fait alors plus ironique ("ô peuple-roi").
Au total, le coup d'Etat est déchiffré comme un acte non seulement
cruel mais inadmissible, déraisonnable. C'est le fait d'une armée
enivrée : "Du vin plein les bidons" (vers 12). Louis-Napoléon
n'est donc pas un fou mais un criminel lucide. Son acte était prémédité.
II. Parler le langage du criminel : un paradoxe ?
Donnant la parole à un criminel, usant d'un procédé tout
proche de l'ironie, Hugo court le risque d'être mal compris, de délivrer
un parole ambiguë, voire obscure. Il s'emploie donc parfois à doubler
le premier discours d'un autre qui en serait la critique immédiate
et éloquente.
Ainsi l'attaque de nombreux vers est-elle consacrée à la
désignation des faits tandis que la suite en forme le commentaire :
Du vin plein les bidons ! des morts plein les civières ! (vers 12)
L'étranger respecta Paris : soyons nouveaux
Traînons-le dans la boue aux crins de nos chevaux ! (vers 21-22)
La voix de l'opposant en exil ne laisse pas à l'éloquence
du tyran le temps de produire ses effets et vient la contrer immédiatement.
Elle cherche à prendre le recul nécessaire. Commentateur instantané du
discours du despotisme, Hugo est bien historien du présent. Il ne
se contente pas des faits mais cherche à aller au-delà des
apparences. Derrière l'émotion qui surgit de la lecture de
ces ordres cruels, surgit la réflexion du témoin-opposant et
de la victime. Le vocabulaire se fait plus abstrait : les combats de
la rue se transforment en une lutte entre la "force" (Louis-Napoléon)
d'un côté et l'"intelligence" (le peuple
de Paris et ses représentants) d'un autre. Une personnification renforce
le propos : Paris devient au terme du poème un de ces hommes comme
Baudin et Dussoubs abattus sur une barricade :
crachez-lui vos boulets à la face ! (vers 24)
La lutte est bien celle du parti du "mépris" contre
celui du droit, de l'honneur et de la loi, trois termes qui font du vers
10 un autre raccourci de tout le livre. Il y a dans cette opposition entre l'énoncé brut
des ordres et la réflexion qu'ils inspirent une des tensions dynamiques
qui président à l'écriture de tout le recueil. Pour
Hugo, il s'agit tantôt de faire accéder le lecteur à l'émotion
que la violence suscite, tantôt de prendre avec lui le recul de l'historien,
juge des faits. L'entrelacement de questions et de réponses aux vers
miment cette dialectique entre rappel des faits et prises de position :
Tuez-moi cet enfant ! Qu'est-ce que cette femme ?
C'est la mère ? tuez ! (...) (vers 15-16).
Conclusion
Outre la vivacité du style qu'il retire de cet enchaînement
rapide d'interrogatives et d'exclamatives, Hugo propose au lecteur, à l'entrée
même de
Les Châtiments, une distance critique par rapport à l'événement.