Un dernier problème persiste : tant sur le plan littéraire qu’affectif,
les rapports entre les Lettres portugaises et son auteur n’apparaissent
pas. C’est Léo Spitzer, puis Jacques Rougeot qui élucidèrent
le mystère. Guilleragues était-il capable d’écrire
ces fameuses Lettres ? Tout le suggère. On vante son « esprit
rare est sublime », il a travaillé avec Molière.
Les Lettres sont indiscutablement l’œuvre d’un maître
dans l’art épistolaire, et l’on retrouvera de nombreuses
lettres de Guilleragues qui présentent des similitudes frappantes avec
celles de la Portugaise (on peut par exemple citer la correspondance enflammée
avec Mme de La Sablière). L’orthographe, le style, des schémas
de phrases qui réapparaissent dans ses écrits familiers se retrouvent également
dans son œuvre. Ces lettres dénotent d’une sensibilité très
vive, mais, en même temps, d’une certaine ironie et d’un
humour cinglant : où est donc l’ingénuité de la
mythique religieuse portugaise ? De plus, sous leur apparente spontanéité,
elles témoignent d’une remarquable culture antique, et Guilleragues
est un grand amateur et connaisseur de l’Antiquité. Référence
à Ovide (47) => L’esprit de Mariane et celui de Guilleragues ne font qu’un.
Etude de l’œuvre et de sa structure
Les Lettres Portugaises sont un roman épistolaire, en prose. Mariane,
religieuse portugaise, écrit 5 lettres à son amant qui l’a
délaissée pour retourner en France.
Naturel et la modernité :
L’emploi de la prose, moderne pour l’époque, la structure
sans période ni paragraphe comme les répétitions, ont été critiqués
par les contemporains de l’auteur : « d’ailleurs, il n’y
a pas même de style ; la plupart des périodes y sont sans mesures,
et ce que j’y trouve de plus ennuyeux, ce sont de continuelles répétitions,
qui rebattent ce qui méritait à peine d’être dit
une fois » (Gabriel Guéret, 1669, la Promenade de Saint Cloud).
Guilleragues n’hésite pas à sacrifier l’élégance à l’expressivité et
au naturel, il préfère la spontanéité à l’académisme,
et sa modernité permet de rendre crédibles et de donner vie à ses
Lettres, si bien qu’elles passeront pour authentiques pendant plus de 200 ans.
La forme épistolaire :
Elle n’est nullement un artifice technique, mais la forme la plus adaptée
au sujet. Une formule analogue se retrouve dans une œuvre plus contemporaine :
la Voix Humaine, de Cocteau : une femme abandonnée par son amant
se plaint à lui par téléphone. Comme on entend pas les
réponses
du correspondant, cette pièce en un acte se réduit à un
monologue. C’est la même chose pour Mariane, dans la mesure ou
celle-ci s’adresse d’abord à son amant («mon amour»),
mais cherche de plus en plus à communiquer avec elle-même : « J’écris
plus pour moi que pour vous, je ne cherche qu’à me soulager » (lettre
IV). Dans l’œuvre, aucune lettre de l’amant, mais elles ne
sont pas nécessaires puisque « froides, pleine de redites ».
Le correspondant restera toujours « en pointillé » dans
les lettres : il apparaît sous forme d’apostrophe (« mon
amour »), des pronoms personnel « tu » et « vous »,
mais n’a pas de véritable présence : « l’amant
ne sera jamais que « vous », un « vous » qui se détache
avec une certaine ambiguïté sur un fond de monologue » (Susan
Lee Carrell).
L’évolution radicale des sentiments :
La première lettre s’ouvre sur une apostrophe à l’amant : « mon amour », que Mariane va tutoyer dans les premières
lignes, puis elle passera définitivement au vouvoiement. Tous se passe
comme si, Mariane, évoquant le passé dans une discrète
introduction : une exposition, revit l’intimité et la sensualité des
moments passés avant le départ du correspondant. Les cinq lettres
retraceront un « decrescendo » sentimental, le passage
de la passion à la lucidité. Lucidité sur ses propres sentiments, et sur ceux de
son amant « résolu à un éloignement » dans la première lettre, justifié par «d’assez méchants
prétextes » dans la lettre III, détaillé avec ironie dans la IV. Dans la cinquième lettre, elle fait enfin face à la
réalité de cette liaison. Les illusions se dissipent progressivement.
C’est cette évolution des sentiments qui explique les nombreuses contradictions de Mariane dans ses lettres (p.61-62).
Construction tragique :
La structure de l’œuvre est parfaitement adaptée à cette évolution
sentimentale.
« Les cinq lettres sont comme les cinq actes condensés
d’un
drame respectant les unités classiques, à situation variant peu,
consistants entièrement en monologues intérieurs. » (Leo
Spitzer).
Les Lettres portugaises obéissent donc à la structure de la tragédie
grecque :
Le prologue, d’abord, qui correspond à une exposition très
habile dans l’œuvre de Guilleragues. Elle retrace le passé de
manière naturelle, sans confidence ni monologue, et plonge le lecteur
en pleine crise. Chaque lettre va ensuite correspondre à un acte de
la tragédie, à une évolution dans le drame : Dans
la première lettre, Mariane flotte entre crainte de l’abandon et espérance
d’un retours. Dans la seconde, la lucidité pointe, la religieuse
ne compte plus sur le retour de son amant, elle espère au moins qu’il
ne n’oubliera pas. La troisième lettre nous présente une
délibération cornélienne, dans la quatrième, le
drame est dans sa crise, la fin s’annonce.
Enfin, la cinquième et dernière lettre correspond à la
purification des passions. La question rhétorique de Mariane
constitue l’exode tragique, la sortie, un point d’orgue.
Si la construction de l’œuvre rappelle la tragédie antique,
son héroïne est également tragique : une femme abandonnée,
qui passe d’une sensualité brûlante à un détachement
glacé. La dignité mélodieuse de son langage entretient
la « tristesse majestueuse » caractéristique à la
tragédie.
Une héroïne moderne :
Une conception morale très loin de la conception chrétienne dominante.
Guilleragues ne laisse aucune place pour la « vertu » (le mot n’est
même pas prononcé), Mariane n’a rien la « belle âme » façon
Nouvelle Héloïse. Il s’agit ici simplement de passion, sans
convention ni devoir, sans revendication. Il est amusant de considérer
la place de la religion dans les lettres. Rappelons que l’héroïne
est une religieuse, et la seule fois où elle évoque son état,
c’est pour vanter les avantages qu’il présente à un
amant délicat par rapport à celui d’une femme mariée !
La conception orale qui domine ici, c’est un radical pessimiste humain.
Conception pessimiste de l’amour
S’il est une conception d’ensemble qui caractérise les Lettres
portugaises, c’est une vue radicalement pessimiste de l’amour, la
même que celle que l’on retrouve chez La Rochefoucauld, qui domine
la société parisienne dans les années 1760.
En effet, pour ce dernier, l’amour part à la base d’un manque
de sincérité, d’un malentendu : « n’aimer guère,
en amour, est un moyen assuré d’être aimé » « il
faut de l’artifice pour se faire aimer » (lettre V) écrit
la religieuse, qui se reproche d’avoir fait preuve de « trop de bonne
foi ». Ce ne serait donc qu’un « jeu de dupes » animé par
toutes les contradictions inhérentes à l’âme humaine : « nous sommes plus près d’aimer ceux qui nous haïssent
que ceux qui nous aiment plus que nous le voulons ». Une fois établi,
le moteur de l’amour est la tromperie : « Dans l’amitié comme
dans l’amour, on est souvent plus heureux par les choses qu’on ignore
que par celles que l’on sait », « on est quelquefois moins
malheureux d’être trompé de ce qu’on aime, que d’en être
détrompé ». Les paroles de Mariane lui font écho : « Je
ne cherchais pas à être éclaircie ; ne suis-je pas malheureuse
de n’avoir pu vous obliger à prendre quelque soin de me tromper ? » (lettre V). L’amour est un sentiment foncièrement égoïste
car « le plaisir de l’amour est d’aimer, et l’on est
plus heureux par la passion que l’on a que par celle que l’on donne »,
la religieuse tient exactement le même discours : « J’ai éprouvé que
vous m’étiez moins cher que la passion » (lettre V). Enfin,
pour La Rochefoucauld, l’amour est une illusion qui se dissipe toujours : « l’amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement
perpétuel, et il cesse de vivre, dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre ».