Lettre portugaises

Guilleragues - 1669








Texte complet des Lettres portugaises


L'auteur

    Gabriel-Joseph Guilleragues, de son vrai nom comte de Gabriel-Joseph de Lavagne, est né en 1628 à Bordeaux, et mort en 1686 à Constantinople (Turquie) à l'âge de 58 ans.
    Sa première œuvre, Les Valentins a été publiée en 1668 (il avait 40 ans). Il écrivit ensuite Les Lettres portugaises en 1669. Il a notamment été directeur de la gazette en 1675, Secrétaire de la chambre et du cabinet (1669-1673), Ambassadeur en Turquie, Secrétaire privé de Louis XIV, et Secrétaire du Prince de Conti.


Histoire des Lettres portugaises

    Quand Les Lettres portugaises paraissent en 1669 chez Claude Barbin, un petit libraire parisien, le succès est immédiat. L’œuvre deviendra le modèle, sans cesse imité, de la lettre amoureuse, et même, plus loin, d’un art d’aimer : Stendhal, dans la vie de Rossini : « il faut aimer comme la religieuse portugaise, et avec cette âme de feu dont elle nous a laissé une si vive empreinte dans ses lettres immortelles ». Si ces lettres ont traversé les siècles, on peut expliquer leur extraordinaire succès par leur qualité littéraire évidente, mais aussi par le mystère qui a longtemps entouré l’œuvre. L’histoire des Lettres Portugaises est, en elle-même, un roman (lire l’avertissement au lecteur). Les Lettres sont donc anonymes et présentées comme authentiques. Dès la première publication chez Barbin, le public est en haleine. Elles resteront longtemps un livre à la mode et inspireront pendant plus d’un siècle d’innombrables ouvrages dans le monde entier. Le débat sur l’authenticité des Lettres fait rage. Une édition étrangère, datée de 1669, précise : « Le nom de celui auquel on les a écrites est M. le chevalier de Chamilly, et le nom de celui qui en a fait la traduction est Cuilleraque ». Ce « Cuilleraque » n’est autre que Guilleragues, un courtisan célèbre pour son esprit. Pourquoi aucun témoignage contemporain ne nous est-il jamais parvenu le désignant comme auteur des fameuses Lettres ? Il faut comprendre pourquoi ses amis (Racine, Boileau, Mme de Sévigné ou Mme de La Sablière) devaient se montrer discrets : trahir publiquement Guilleragues, c’était lui nuire, et c’était aussi déplaire au Roi qui avait fait de lui le dépositaire de ses affaires privées et secrets d’Etat.

Lettres portugaises



     C’est au XVIIe siècle, sous l’influence des éditions qui déforment à l’envie le titre et la présentation des Lettres que prend corps la légende de l’authenticité qui va se développer tout au long du XVIIIe siècle. « Nous n’avons guère de meilleurs ouvrages que ceux qui ont été écrits par des auteurs véritablement touchés des passions qu’ils voulaient exprimer, c’est ce qui a rendu si excellentes les Lettres d’Héloïse, les Lettres portugaises, et enfin, les lettres manuscrites de deux ou trois femmes galantes de ce temps. » dixit l’abbé de Villiers, 1699. Peu nombreux sont ceux qui doutent encore de la véritable existence de cette religieuse. Parmi eux, citons Rousseau.
     Le XIXe voit s’ouvrir, pour les Lettres portugaises, une période dite « historique ». L’érudit helléniste Boissonade publie le 5 janvier 1810 dans le Journal de l’Empire une note décisive : « sur mon exemplaire de l’édition de 1669, il y a cette note d’une écriture qui m’est inconnue : « la religieuse qui a écrit ces lettres se nommait Mariane Alcaforada, religieuse à Beja… » ». Des recherches furent donc entreprises pour identifier la religieuse, dont l’existence apparut bien réelle. Pendant 50 ans, la thèse « alcaforadiste » triompha sans partage.
     Ce n’est qu’en 1926 que l’on commença à aborder l’origine des Lettres d’une façon enfin critique. L’anglais Frederick C. Green soulève des contradictions d’ordre historique et chronologique. Surtout, il découvre dans le Registre des privilèges du Roi un texte qui attribue pleinement la paternité de l’œuvre à Guilleragues. Les spécialistes s’inclinent devant les faits, mais l’opinion reste divisée. Une autre famille d’esprit, convaincue de la thèse « alcaforadiste », s’efforce de maintenir le public dans ses illusions.

     Un dernier problème persiste : tant sur le plan littéraire qu’affectif, les rapports entre les Lettres portugaises et son auteur n’apparaissent pas. C’est Léo Spitzer, puis Jacques Rougeot qui élucidèrent le mystère. Guilleragues était-il capable d’écrire ces fameuses Lettres ? Tout le suggère. On vante son « esprit rare est sublime », il a travaillé avec Molière.
     Les Lettres sont indiscutablement l’œuvre d’un maître dans l’art épistolaire, et l’on retrouvera de nombreuses lettres de Guilleragues qui présentent des similitudes frappantes avec celles de la Portugaise (on peut par exemple citer la correspondance enflammée avec Mme de La Sablière). L’orthographe, le style, des schémas de phrases qui réapparaissent dans ses écrits familiers se retrouvent également dans son œuvre. Ces lettres dénotent d’une sensibilité très vive, mais, en même temps, d’une certaine ironie et d’un humour cinglant : où est donc l’ingénuité de la mythique religieuse portugaise ? De plus, sous leur apparente spontanéité, elles témoignent d’une remarquable culture antique, et Guilleragues est un grand amateur et connaisseur de l’Antiquité. Référence à Ovide (47) => L’esprit de Mariane et celui de Guilleragues ne font qu’un.


Etude de l’œuvre et de sa structure

     Les Lettres Portugaises sont un roman épistolaire, en prose. Mariane, religieuse portugaise, écrit 5 lettres à son amant qui l’a délaissée pour retourner en France.

Naturel et la modernité :
     L’emploi de la prose, moderne pour l’époque, la structure sans période ni paragraphe comme les répétitions, ont été critiqués par les contemporains de l’auteur : « d’ailleurs, il n’y a pas même de style ; la plupart des périodes y sont sans mesures, et ce que j’y trouve de plus ennuyeux, ce sont de continuelles répétitions, qui rebattent ce qui méritait à peine d’être dit une fois » (Gabriel Guéret, 1669, la Promenade de Saint Cloud). Guilleragues n’hésite pas à sacrifier l’élégance à l’expressivité et au naturel, il préfère la spontanéité à l’académisme, et sa modernité permet de rendre crédibles et de donner vie à ses Lettres, si bien qu’elles passeront pour authentiques pendant plus de 200 ans.

La forme épistolaire :
     Elle n’est nullement un artifice technique, mais la forme la plus adaptée au sujet. Une formule analogue se retrouve dans une œuvre plus contemporaine : la Voix Humaine, de Cocteau : une femme abandonnée par son amant se plaint à lui par téléphone. Comme on entend pas les réponses du correspondant, cette pièce en un acte se réduit à un monologue. C’est la même chose pour Mariane, dans la mesure ou celle-ci s’adresse d’abord à son amant («mon amour»), mais cherche de plus en plus à communiquer avec elle-même : « J’écris plus pour moi que pour vous, je ne cherche qu’à me soulager » (lettre IV). Dans l’œuvre, aucune lettre de l’amant, mais elles ne sont pas nécessaires puisque « froides, pleine de redites ». Le correspondant restera toujours « en pointillé » dans les lettres : il apparaît sous forme d’apostrophe (« mon amour »), des pronoms personnel « tu » et « vous », mais n’a pas de véritable présence : « l’amant ne sera jamais que « vous », un « vous » qui se détache avec une certaine ambiguïté sur un fond de monologue » (Susan Lee Carrell).

L’évolution radicale des sentiments :
     La première lettre s’ouvre sur une apostrophe à l’amant : « mon amour », que Mariane va tutoyer dans les premières lignes, puis elle passera définitivement au vouvoiement. Tous se passe comme si, Mariane, évoquant le passé dans une discrète introduction : une exposition, revit l’intimité et la sensualité des moments passés avant le départ du correspondant. Les cinq lettres retraceront un « decrescendo » sentimental, le passage de la passion à la lucidité. Lucidité sur ses propres sentiments, et sur ceux de son amant « résolu à un éloignement » dans la première lettre, justifié par «d’assez méchants prétextes » dans la lettre III, détaillé avec ironie dans la IV. Dans la cinquième lettre, elle fait enfin face à la réalité de cette liaison. Les illusions se dissipent progressivement. C’est cette évolution des sentiments qui explique les nombreuses contradictions de Mariane dans ses lettres (p.61-62).

Construction tragique :
     La structure de l’œuvre est parfaitement adaptée à cette évolution sentimentale.
     « Les cinq lettres sont comme les cinq actes condensés d’un drame respectant les unités classiques, à situation variant peu, consistants entièrement en monologues intérieurs. » (Leo Spitzer).
     Les Lettres portugaises obéissent donc à la structure de la tragédie grecque :
     Le prologue, d’abord, qui correspond à une exposition très habile dans l’œuvre de Guilleragues. Elle retrace le passé de manière naturelle, sans confidence ni monologue, et plonge le lecteur en pleine crise. Chaque lettre va ensuite correspondre à un acte de la tragédie, à une évolution dans le drame : Dans la première lettre, Mariane flotte entre crainte de l’abandon et espérance d’un retours. Dans la seconde, la lucidité pointe, la religieuse ne compte plus sur le retour de son amant, elle espère au moins qu’il ne n’oubliera pas. La troisième lettre nous présente une délibération cornélienne, dans la quatrième, le drame est dans sa crise, la fin s’annonce.
     Enfin, la cinquième et dernière lettre correspond à la purification des passions. La question rhétorique de Mariane constitue l’exode tragique, la sortie, un point d’orgue.
     Si la construction de l’œuvre rappelle la tragédie antique, son héroïne est également tragique : une femme abandonnée, qui passe d’une sensualité brûlante à un détachement glacé. La dignité mélodieuse de son langage entretient la « tristesse majestueuse » caractéristique à la tragédie.

Une héroïne moderne :
     Une conception morale très loin de la conception chrétienne dominante. Guilleragues ne laisse aucune place pour la « vertu » (le mot n’est même pas prononcé), Mariane n’a rien la « belle âme » façon Nouvelle Héloïse. Il s’agit ici simplement de passion, sans convention ni devoir, sans revendication. Il est amusant de considérer la place de la religion dans les lettres. Rappelons que l’héroïne est une religieuse, et la seule fois où elle évoque son état, c’est pour vanter les avantages qu’il présente à un amant délicat par rapport à celui d’une femme mariée ! La conception orale qui domine ici, c’est un radical pessimiste humain.


Conception pessimiste de l’amour

     S’il est une conception d’ensemble qui caractérise les Lettres portugaises, c’est une vue radicalement pessimiste de l’amour, la même que celle que l’on retrouve chez La Rochefoucauld, qui domine la société parisienne dans les années 1760.
     En effet, pour ce dernier, l’amour part à la base d’un manque de sincérité, d’un malentendu : « n’aimer guère, en amour, est un moyen assuré d’être aimé » « il faut de l’artifice pour se faire aimer » (lettre V) écrit la religieuse, qui se reproche d’avoir fait preuve de « trop de bonne foi ». Ce ne serait donc qu’un « jeu de dupes » animé par toutes les contradictions inhérentes à l’âme humaine : « nous sommes plus près d’aimer ceux qui nous haïssent que ceux qui nous aiment plus que nous le voulons ». Une fois établi, le moteur de l’amour est la tromperie : « Dans l’amitié comme dans l’amour, on est souvent plus heureux par les choses qu’on ignore que par celles que l’on sait », « on est quelquefois moins malheureux d’être trompé de ce qu’on aime, que d’en être détrompé ». Les paroles de Mariane lui font écho : « Je ne cherchais pas à être éclaircie ; ne suis-je pas malheureuse de n’avoir pu vous obliger à prendre quelque soin de me tromper ? » (lettre V). L’amour est un sentiment foncièrement égoïste car « le plaisir de l’amour est d’aimer, et l’on est plus heureux par la passion que l’on a que par celle que l’on donne », la religieuse tient exactement le même discours : « J’ai éprouvé que vous m’étiez moins cher que la passion » (lettre V). Enfin, pour La Rochefoucauld, l’amour est une illusion qui se dissipe toujours : « l’amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement perpétuel, et il cesse de vivre, dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre ».





Conclusion

     Les Lettres portugaises de Guilleragues marquent le début d’un genre : le roman épistolaire, qui va se développer et connaître un grand succès tout au long du 18e siècle.
     Le plus étonnant est de se rappeler que c’est un homme, Guilleragues, qui est à l’origine de ce « chant de l’amour trahi ». La qualité de la langue, la structure apparemment simple mais en réalité extrêmement étudiée, la remarquable illusion de naturel font de l’œuvre un classique de la littérature française.

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Merci à celui ou celle qui m'a envoyé cette analyse les Lettre portugaises de Guilleragues