La Princesse de Clèves

Mme de La Fayette - 1678

L'aveu (Troisième partie)

De "M. de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours..." à "...ne veut pas que je vous le nomme."





Plan de la fiche sur l'aveu - La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette (1634 - 1693), publié sans nom d'auteur en 1678, apparaît comme le premier roman d'analyse de la littérature française moderne. L'intrigue de ce roman historique et psychologique est située à la cour d'Henri II.

    L'héroïne éponyme, modèle de beauté et de vertu, a épousé un homme par estime et non par amour. Peu après son mariage, présentée au duc de Nemours, elle va être victime d'un coup de foudre réciproque. Décidée à rester fidèle à son mari, mais aussi à fuir les souffrances de cette passion, elle quitte la Cour. Son mari la presse d'y revenir, elle se voit contrainte de lui avouer la véritable raison de sa retraite.

    L'extrait choisi suit immédiatement une scène d'aveu particulièrement originale, que certains contemporains ont jugé invraisemblable : une femme avoue à son mari qu'elle en aime un autre pour qu'il lui permette de rester éloignée de cet homme, et donc de protéger leur mariage. Le mari ne va pas manquer de ressentir les atteintes de la jalousie, tout en reconnaissant le mérite de sa femme.
    Ainsi, marquée par la souffrance des deux personnages, cette scène est d'abord une scène pathétique, où se révèle leur caractère sublime, faisant apparaître le prince de Clèves comme un modèle d'honnête homme. Mais, cet extrait constitue également un passage d'analyse psychologique, sur le problème de l'amour et de la passion.


Texte étudié

La Princesse de Clèves
Troisième partie

[…]

M. de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux sur elle, qu’il la vit à ses genoux, le visage couvert de larmes, et d’une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l’embrassant en la relevant : Ayez pitié de moi, vous-même, madame, lui dit-il, j’en suis digne, et pardonnez si, dans les premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue ; vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre : elle dure encore : je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, et je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre. Et qui est-il, madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? depuis quand vous plaît-il ? qu’a-t-il fait pour vous plaire ? quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché, par la pensée qu’il était incapable de l’être ; cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire ; j’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant ; mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini : vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, madame, je n’en abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari : mais, madame, achevez, et apprenez-moi qui est celui que vous voulez éviter. Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle ; je suis résolue de ne vous le pas dire, et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme.

Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678



Aveu de la Princesse de Clèves
L’aveu de la Princesse de Clèves
Illustration de Pierre Gustave Eugène (1863)



Annonce des axes

I. Une scène pathétique
1. Les attitudes
2. La caractérisation de la douleur
3. L'émotion du discours

II. L'honnête homme, le Prince de Clèves comme modèle de perfection et de raison
1. Courtoisie et galanterie à l'égard de l'épouse
2. La reconnaissance de la valeur du geste
3. La raison

III. Analyse d'un couple : origines de la jalousie
1. Un rapport de supériorité dans le couple
2. Le mari jaloux
3. Analyse de soi



Commentaire littéraire

I. Une scène pathétique

1. Les attitudes

La princesse a fait son aveu à genoux, dans une attitude d'humilité, de soumission et d'abandon, tout près de son mari : "il la vit à ses genoux". Son visage est également "couvert de larmes". Tout cela ne peut manquer de provoquer la pitié du mari, qui "pensa mourir de douleur", mais aussi celle du lecteur.
Quant au mari, il est resté pendant l'aveu "la tête appuyée sur ses mains", signe de préoccupation, d'abattement.


2. La caractérisation de la douleur

On trouve dans le texte tout un champ lexical de la souffrance : "larmes", "douleur", "affliction", "malheureux". Ce champ lexical s'accompagne de superlatifs : "le plus malheureux homme", mais aussi d'intensifs : "une affliction aussi violente", et enfin d'hyperboles : "mourir de douleur", "visage couvert de larmes". La caractérisation de la souffrance est donc paroxystique, il s'agit de faire pitié au lecteur, mais aussi de lui montrer que les personnages évoluent dans la sphère du sublime.


3. L'émotion du discours

L'auteur a choisi de donner directement la parole au personnage pour faire partager directement son émotion. L'émotion va être marquée par l'emploi des diverses modalités : les interrogations montrent le désespoir et l'emportement du prince, tout comme les impératives de la dernière réplique du prince dans cet extrait. Les impératives du début du discours montrent que le prince commence une sorte de prière (un miserere). Il est ainsi en situation de faiblesse et de désarroi.


II. L'honnête homme, le Prince de Clèves comme modèle de perfection et de raison

1. Courtoisie et galanterie à l'égard de l'épouse

Il relève sa femme, c'est-à-dire qu'il ne la considère pas coupable. Il ne cesse de l'appeler "Madame".


2. La reconnaissance de la valeur du geste

La valeur de l'aveu est reconnue : "trop noble", "prix infini", "grande marque de fidélité". Emploi du vocabulaire laudatif, et de superlatifs. Il ne se laisse pas aveugler par la jalousie, et parvient à voir dans cet aveu un signe de confiance, et d'estime : "vous m'estimez assez".


3. La raison

Le prince reste un être de langage, s'il se laisse emporter dans des questions, il sait aussi se raisonner, en analysant la situation (présence des mots de liaison montre la volonté de rester dans la logique). Il refuse donc la violence : "je n'abuserai pas (de cet aveu) et je ne vous en aimerai pas moins".


III. Analyse d'un couple : origines de la jalousie

1. Un rapport de supériorité dans le couple

Les premiers impératifs du prince montrent que le prince se met en position d'infériorité et renverse même les rôles : c'est elle qui selon lui doit pardonner et non lui. Il se juge indigne d'elle : "je ne réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre". Il n'emploie pour la qualifier qu'un vocabulaire laudatif, accompagné de superlatifs, ici absolu : "vous me paraissez plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde". Ce rapport est soulignée par le contraste des sentiments : "Vous m'avez donné de la passion"/ "Je n'ai jamais pu vous donner de l'amour". Le parallélisme souligne l'impuissance, les vains efforts, mais aussi la disproportion des sentiments. Le prince a peut-être manqué d'ambition.


2. Le mari jaloux

Le prince, s'il inverse les rôles, retrouve malgré tout des attitudes de mari jaloux. Il se livre à un interrogatoire, par des questions accumulées : "Et qui est-il", "Depuis quand (...) ?, "Qu'a-t-il fait (...) ?". De même il insiste pour savoir le nom du rival par des impératifs dont la valeur jussive est à peine tempérée par l'apostrophe galante "Madame".
Pourtant, il se rend compte que sa femme par son aveu lui a donné une preuve de fidélité, ce qui lui permet de retrouver le calme, en s'interrogeant sur les causes de sa jalousie.


3. Analyse de soi

Le Prince se livre donc dans son discours à une analyse de ses rapports de couple et à une analyse de sa jalousie. Il distingue deux sortes de jalousie : celle du mari, celle de l'amant. Il élimine celle du mari pour se concentrer sur celle de l'amant. Ce n'est pas ses droits de mari qui sont remis en cause, mais ses capacités à se faire aimer de cette femme : "je m'étais consolé (...) de n'avoir pas touché (votre cœur), par la pensée qu'il était incapable de l'être ; cependant un autre fait ce que je n'ai pu faire". Le prince souligne donc à maintes reprises son incapacité, son impuissance. Il éprouve à l'égard du rival plus que de la jalousie, de l'envie : "cet heureux homme".





Conclusion

    L'aveu de l'héroïne a donc permis de livrer l'analyse d'une situation amoureuse particulière, et de le faire à la manière des Précieux, avec finesse et nuances.
    En outre, cette scène permet de dessiner deux personnages sublimes, qui, à la manière des personnages de tragédie, emportent l'admiration et la pitié des lecteurs, pitié d'autant plus grande que le prince se laissera mourir de désespoir amoureux. La passion est donc bien redoutable.

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