Qu'il vive !

René Char, 1950







Introduction

    René Char (1907 - 1988) est un poète et résistant français.
    Il adhère à 22 ans au mouvement surréaliste. Il signe un recueil en commun avec André Breton et Paul Eluard mais reprend vite son indépendance en 1934. Son œuvre sera désormais celle d'un solitaire et d'un homme d'action et de conviction en prise avec son temps.
    Démobilisé en 1940, il entre presque aussitôt dans la Résistance sous le nom de guerre d'Alexandre. Cette expérience sera relatée dans "Les Feuillets d'Hypnos" (1946).
    Après la Libération, "Seuls demeurent" (1945), somme des temps de guerre, est suivi du "Poème pulvérisé" (1947), de "Fureur et mystère" (1948) et des "Les Matinaux" (1950) qui ont mission d'éveiller, au sortir de la réclusion, aux mille ruisseaux de la vie diurne.
    René Char a beaucoup travaillé avec les peintres de son temps : Braque, Miro.

    Le poème que nous allons étudier, Qu'il vive, est extrait du recueil "Les Matinaux" édité en 1950. Dans ce poème, René Char dépeint un pays qu'il décrit comme un "vœu de l'esprit".

Problématiques possibles :
En quoi le rêve de René Char est-il symbolique ?
Comment les valeurs humanistes de René Char s'expriment-elles dans ce poème ?
En quoi ce poème est révélateur d'un renouveau ?
Comment s'exprime le rêve dans ce poème ?


Texte du poème Qu'il vive !

Qu'il vive !


Ce pays n'est qu'un vœu de l'esprit, un contre-sépulcre.

Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains.

La vérité attend l'aurore à côté d'une bougie. Le verre de fenêtre est négligé. Qu'importe à l'attentif.

Dans mon pays, on ne questionne pas un homme ému.

Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque chavirée.

Bonjour à peine, est inconnu dans mon pays.

On n'emprunte que ce qui peut se rendre augmenté.

Il y a des feuilles, beaucoup de feuilles sur les arbres de mon pays. Les branches sont libres de n'avoir pas de fruits.

On ne croit pas à la bonne foi du vainqueur.

Dans mon pays, on remercie.


René Char - Les Matinaux - 1950



Annonce des axes

I. Le vœu du poète
1. Un pays imaginaire
2. Un pays ancré dans le réel
3. L'amour du poète pour ce pays rêvé

II. Un pays vertueux
1. Les valeurs affectives
2. Les valeurs morales

III. Un pays symbole de renaissance
1. Un pays imparfait
2. Un pays qui renait
3. Un pays libéré



Commentaire littéraire

I. Le vœu du poète

1. Un pays imaginaire

Ce poème décrit un pays qui semble imaginaire, le pays rêvé par le poète René Char :

Un vœu de l'esprit : en exergue du poème Char indique que "ce pays n'est qu'un vœu de l'esprit" ainsi il l'ancre d'emblée dans le domaine de l'imaginaire, du pays rêvé, d'un souhait. De plus, le pays n'est pas nommé.

Un chant : on retrouve la notion de chant dans ce poème où sont évoqués "les oiseaux" et dans lequel l'anaphore "Dans mon pays" (répété 5 fois, et 3 fois en début de ligne) vient rythmer comme un refrain le poème. Cette expression "Dans mon pays" débute et termine le poème.
Le poème est également rythmé par de nombreuses allitérations (par exemple, allitération en [r] dans "les tendres preuves du printemps", allitération en [t] dans toute la première phrase…) et assonances (par exemple, assonance en [a] dans "Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque chavirée").
On peut également remarquer des rimes en [é] dans le début du poème.
C'est un chant de désir, le chant du poète : dans l'antiquité la poésie était chantée et le poète s'accompagnait d'un luth. En effet, il faut savoir que la création poétique trouve ses origines dans la transmission des codes, des lois, des savoirs, des mythes, et elle était étroitement liée à l'oralité, notamment au chant et à la musique : les poètes grecs, les "aèdes", chantaient leurs poèmes, comme le feront, plus tard, au Moyen Âge, les troubadours et les trouvères. Et c'est sans doute à cause de cette oralité que naquirent, dans la poésie, tous les systèmes de renvois et de rappels sonores que nous connaissons la rime ; le rythme et les rappels sonores – autrement dit les assonances et les allitérations. En fait, les repères essentiels aidant l'auditeur à retenir le poème. C'est aussi le rôle de cette anaphore dans ce poème.

Un kaléidoscope : ce pays est caractérisé par une succession d'images et d'idées sans rapport entre elles, et de paragraphes courts, comme dans un rêve ou dans l'imagination du poète, qui semblent surgir au détour d'un chemin comme si le poète nous invitait à suivre une promenade imaginaire dans laquelle il nous ferait remarquer certains détails importants.

Une idéalisation : pays qui ne comporte que des valeurs ou choses positives, les valeurs négatives sont écartées par des négations : "on ne questionne pas", "il n'y a pas d'ombre maligne", "de n'avoir pas", "on ne croit pas"…


2. Un pays ancré dans le réel

Pourtant, certains points du poème ancrent le pays dans le réel :

Utilisation du présent de l'indicatif : poème entièrement rédigé au présent ce qui l'ancre dans la réalité. Les expressions "Il n'y a pas" et "Il y a" donnent également un caractère des choses concrètes, qui existent ou non.

Présence de nombreux éléments du réel : "oiseau, bougie, fenêtre, barque, arbres, branches, feuilles, fruits" + "preuves" = indique une existence réelle.

Présence des hommes : "hommes" et pronom indéfini "on".


3. L'amour du poète pour ce pays rêvé

Dans ce poème "Qu'il vive", René Char montre qu'il aime le pays qu'il décrit.

Tout d'abord le titre "Qu'il vive !" montre que le poète souhaiterait que ce pays existe réellement. Le point d'exclamation vient renforcer ce désirr.

De plus, le poète montre un fort attachement à son pays marqué par l'emploi du pronom possessif "mon" x5.
La tendresse est également montrée dans l'expression "tendres preuves" ; elle est également ressentie par le regard bienveillant que le poète porte sur les imperfections qu'il relève sans jugement péjoratif ("les oiseaux mal habillés", "le verre de la fenêtre négligé"). On peut également noter des allitérations en "t" et "p" dans le premier paragraphe qui viennent appuyer cette notion de tendresse et de bienveillance.

Le poète montre une grande tendresse, un grand attachement à ce pays que l'on peut rapprocher de son réel attachement à sa campagne du Vaucluse.


II. Un pays vertueux

1. Les valeurs affectives

Dans ce pays, les émotions peuvent être ressenties sans jugement : "on ne questionne pas un homme ému". Ainsi, les valeurs affectives montrées dans cette phrase sont doubles : on peut s'émouvoir librement, et les autres ne jugent pas quelqu'un qui s'émeut.

La générosité : "On n'emprunte que ce qui peut se rendre augmenté." On donne plus que l'on ne reçoit.


2. Les valeurs morales

La vérité : "la vérité attend l'aurore à côté d'une bougie" -> personnification de la vérité : cette valeur est présente pour le poète même si elle semble pour un temps dans l'ombre car elle reste pour l'instant dans l'attente, elle est prête à s'exprimer. La bougie parait comme le symbole de cette vérité qui pour l'instant est peu éclairée, donc encore peu présente, mais l'aurore évoque une lumière bien plus forte, et l'idée d'une naissance -> la vérité deviendra bien plus forte quand l'aurore sera là.

La liberté : "Les branches sont libres de n'avoir pas de fruits" cette liberté est à rapprocher de la notion de vainqueur : René Char ayant été résistant cette valeur est fondamentale pour lui car il l'a portée au plus profond de son engagement. De même, par opposition à la période de la guerre, ici nous sommes dans un pays libre où la vérité peut éclater. Ce sont les valeurs d'un pays démocratique.

Il y a aussi d'autres valeurs moins politiques, mais fondamentales, relevant des valeurs sociales permettant de vivre ensemble.

La politesse : "bonjour à peine, est inconnu dans mon pays" + "Dans mon pays, en remercie." la politesse est une valeur fondamentale, signe du respect entre les personnes. Le fait que la phrase "Dans mon pays, en remercie" met bien en exergue cette valeur de la politesse, et de la reconnaissance.

Pas de jugement sur les apparences : "les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains", "Le verre de fenêtre est négligé. Qu'importe à l'attentif." -> L'aspect extérieur des choses n'est pas important, ce n'est pas un monde futile. "L'attentif" sait ne pas s'arrêter sur l'aspect extérieur des choses.

Ses valeurs sont celles de la fraternité. Les personnes sont désignées soit en général par l'expression "un homme" soit par le pronom indéfini "on", cela montre une réelle égalité entre les hommes.

Les grandes valeurs de ce pays rejoignent la devise de la République "liberté, égalité, fraternité". Sous une forme poétique, c'est bien une société démocratique que décrit René Char fortement marqué par son engagement de résistant.


III. Un pays symbole de renaissance

1. Un pays imparfait

Les expressions "le verre de fenêtre est négligé" "les oiseaux sont mal habillés" "la barque a chaviré" montrent que même dans ce pays idéal il n'y a pas de perfection. Nous ne sommes pas dans un pays paradisiaque car il veut nous montrer que la perfection n'est pas quelque chose d'important pour lui, elle n'a pas sa place dans cet idéal, car paradoxalement c'est d'un idéal humain et non d'un idéal divin qu'il nous parle, et l'humain n'est pas parfait.


2. Un pays qui renait

Le poème renvoie l'image d'un pays qui renaît, comme le montre l'expression "attend l'aurore". Opposition nuit / jour : "bougie" / "aurore".

La renaissance de la nature endormie ("tendres preuves du printemps", "oiseaux", "arbres et feuilles" + adverbe "beaucoup") est une métaphore d'un pays qui aurait été plongé dans le sommeil mais dans lequel les valeurs morales démocratiques subsistent comme cette vérité qui n'attend que de renaitre dans l'"aurore" symbolique de renouveau.
Le champ lexical de la nature utilisé tout au long du poème ("printemps", "oiseaux", "feuilles", "arbres") renvoie une image d'une nature vivante, foisonnante.

De même, l'expression "ombre maligne" fait référence également à la nuit et à une puissance maléfique -"maligne"- celle de l'occupant qui "fait chavirer la barque" c'est-à-dire symboliquement la société entière. Cependant, à cette nuit succède la renaissance du jour et du printemps qui sont soulignés par les 4 rimes en [i] à la fin du poème "pays, fruits, pays, remercie" qui marquent une sorte d'éclatement de cette renaissance.

René Char qui se surnommait "Hypnos" pendant la guerre, car hypnos signifie sommeil en grec et dont le premier recueil, publié après-guerre mais écrit durant la résistance, se nommera "Feuillets d'Hypnos", fait ici encore référence à ce long sommeil symbolique de l'occupation.


3. Un pays libéré

Ce pays est libre. La structure du poème est en écho avec cette liberté : il n'y a pas de contraintes dans la forme du poème.

Pour René Char c'est un pays fraternel, libre et qui doit oublier ses divisions : "on ne croit pas à la bonne foi du vainqueur" : c'est-à-dire que les vainqueurs ne sont pas supérieurs aux autres, ils ne doivent pas se venger.
Puis il ajoute "Dans mon pays, on remercie" : on doit juste être reconnaissant de cette liberté retrouvée. René Char, dès la fin de la guerre n'a pas voulu participer à l'épuration et a pris ses distances avec la politique en retournant à l'écriture car il avait refusé de publier durant toute la guerre et l'occupation pendant laquelle il avait préféré la lutte armée pour faire face à l'ennemi.




Conclusion

    Dans ce poème "Qu'il vive !" René Char, profondément marqué par son engagement de résistant, nous présente un pays idéal entre rêve et réalité, qui porte des valeurs profondément démocratiques et qui symbolise métaphoriquement la France qui renait de la guerre, mais un pays apaisé qui surmonte ses divisions.
    Camus dira de Char : poète de la révolte et de la liberté, il n'a jamais accepté la complaisance, ni confondu, selon son expression, la révolte avec l'humeur […] Sans l'avoir voulu, et seulement pour n'avoir rien refusé de son temps, Char fait plus alors que nous exprimer : il est aussi le poète de nos lendemains.
    A rapprocher par exemple du pays imaginaire de Baudelaire qui s'inscrit plus dans le paradis alors que Char est dans un imaginaire beaucoup plus teinté de réalité.

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Merci à Magali pour cette analyse de Qu'il vive ! de René Char