RUY BLAS - Victor Hugo
Acte I - Scène première – Don Salluste De Bazan, Gudiel ; par instants Ruy Blas.
Don Salluste.
Ruy Blas, fermez la porte, – ouvrez cette fenêtre.
Ruy Blas obéit, puis, sur un signe de don Salluste,
il sort par la porte du fond. Don Salluste va à la fenêtre.
Ils dorment encor tous ici, – le jour va naître.
Il se tourne brusquement vers Gudiel.
Ah ! C'est un coup de foudre ! ... – oui, mon règne est passé,
Gudiel ! – renvoyé, disgracié, chassé ! –
Ah ! Tout perdre en un jour ! – l'aventure est secrète
Encor, n'en parle pas. – oui, pour une amourette,
– Chose, à mon âge, sotte et folle, j'en convien ! –
Avec une suivante, une fille de rien !
Séduite, beau malheur ! Parce que la donzelle
Est à la reine, et vient de Neubourg avec elle,
Que cette créature a pleuré contre moi,
Et traîné son enfant dans les chambres du roi ;
Ordre de l'épouser. Je refuse. On m'exile.
On m'exile ! Et vingt ans d'un labeur difficile,
Vingt ans d'ambition, de travaux nuit et jour ;
Le président haï des alcades de cour,
Dont nul ne prononçait le nom sans épouvante ;
Le chef de la maison de Bazan, qui s'en vante ;
Mon crédit, mon pouvoir ; tout ce que je rêvais,
Tout ce que je faisais et tout ce que j'avais,
Charge, emplois, honneurs, tout en un instant s'écroule
Au milieu des éclats de rire de la foule !
Gudiel.
Nul ne le sait encor, monseigneur.
Don Salluste.
Mais demain !
Demain, on le saura ! – nous serons en chemin.
Je ne veux pas tomber, non, je veux disparaître !
Il déboutonne violemment son pourpoint.
– Tu m'agrafes toujours comme on agrafe un prêtre,
Tu serres mon pourpoint, et j'étouffe, mon cher ! –
Il s'assied.
Oh ! Mais je vais construire, et sans en avoir l'air,
Une sape profonde, obscure et souterraine !
Chassé ! –
Il se lève.
Gudiel.
D'où vient le coup, monseigneur ?
Don Salluste.
De la reine.
Oh ! Je me vengerai, Gudiel ! Tu m'entends.
Toi dont je suis l'élève, et qui depuis vingt ans
M'as aidé, m'as servi dans les choses passées,
Tu sais bien jusqu'où vont dans l'ombre mes pensées,
Comme un bon architecte, au coup d'oeil exercé,
Connaît la profondeur du puits qu'il a creusé.
Je pars. Je vais aller à Finlas, en Castille,
Dans mes états, – et là, songer ! – pour une fille !
– Toi, règle le départ, car nous sommes pressés.
Moi, je vais dire un mot au drôle que tu sais.
À tout hasard. Peut-il me servir ? Je l'ignore.
Ici jusqu'à ce soir je suis le maître encore.
Je me vengerai, va ! Comment ? Je ne sais pas ;
Mais je veux que ce soit effrayant ! – de ce pas
Va faire nos apprêts, et hâte-toi. – silence !
Tu pars avec moi. Va.
Gudiel salue et sort. – don Salluste appelant.
– Ruy Blas !
Ruy Blas,
se présentant à la porte
du fond.
Votre excellence ?
Don Salluste.
Comme je ne dois plus coucher dans le palais,
Il faut laisser les clefs et clore les volets.
Ruy Blas,
s'inclinant.
Monseigneur, il suffit.
Don Salluste.
Écoutez, je vous prie.
La reine va passer, là, dans la galerie,
En allant de la messe à sa chambre d'honneur,
Dans deux heures. Ruy Blas, soyez là.
Ruy Blas.
Monseigneur,
J'y serai.
Don Salluste,
à la fenêtre.
Voyez-vous cet homme dans la place
Qui montre aux gens de garde un papier, et qui passe ?
Faites-lui, sans parler, signe qu'il peut monter.
Par l'escalier étroit.
Ruy Blas obéit. Don Salluste continue
en lui montrant la petite porte à droite.
– avant de nous quitter,
Dans cette chambre où sont les hommes de police,
Voyez donc si les trois alguazils de service
Sont éveillés.
Ruy Blas. Il va à la
porte, l'entr'ouvre et revient.
Seigneur, ils dorment.
Don Salluste.
Parlez bas.
J'aurai besoin de vous, ne vous éloignez pas.
Faites le guet afin que les fâcheux nous laissent.
Entre don César De Bazan. Chapeau défoncé. Grande cape déguenillée
qui ne laisse voir de sa toilette que des bas mal tirés et des souliers
crevés.
Épée de spadassin.
Au moment où il entre, lui et Ruy Blas se regardent
et font en même temps, chacun de son côté, un geste de surprise.
Don Salluste, les observant, à part.
Ils se sont regardés ! Est-ce qu'ils se connaissent ?
Ruy Blas sort.