Si c'est un homme

Primo Lévi - 1947

L’arrivée au camp

Chapitre 1 de "Et brusquement..." à "...nous ne vîmes plus rien."




Plan de la fiche sur le chapitre 1 de Si c’est un homme de Primo Lévi :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

     Primo Lévi (1919 - 1987) écrit en 1947 Si c’est un homme. Ce livre est devenu un ouvrage de référence pour les historiens : un des témoignages fondamentaux en ce qui concerne le génocide hitlérien et le système concentrationnaire. Le ton est sobre et posé, tel un témoignage. C’est une réflexion « sur l’âme humaine ». L’œuvre nous raconte son expérience depuis son arrestation jusqu’à sa libération un peu plus d’un an plus tard.
     Dans cet extrait de Si c’est un homme, nous voyons une longue attente et un voyage très épuisant, puis une détente brusque (sursaut du récit) "et brusquement ce fût le dénouement".

Problématique : étudier l’enjeu de l’écriture autobiographique.


Entrée du camp d'Auschwitz
Entrée du camp d'Auschwitz, avec l'inscription "Arbeit macht frei" : le travail rend libre



Texte étudié

Et brusquement ce fut le dénouement. La portière s'ouvrit avec fracas ; l'obscurité retentit d'ordres hurlés dans une langue étrangère, et de ces aboiements barbares naturels aux Allemands quand ils commandent, et qui semblent libérer une hargne séculaire. Nous découvrîmes un large quai, éclairé par des projecteurs. Un peu plus loin, une file de camions.

Puis tout se tut à nouveau. Quelqu'un traduisit les ordres : il fallait descendre avec les bagages et les déposer le long du train. En un instant, le quai fourmillait d'ombres ; mais nous avions peur de rompre le silence, et tous s'affairaient autour des bagages, se cherchaient, s'interpellaient, mais timidement, à mi-voix.

Une dizaine de SS, plantés sur leurs jambes écartées, se tenaient à distance, l'air indifférent. À un moment donné, ils s'approchèrent, et sans élever la voix, le visage impassible, ils se mirent à interroger certains d'entre nous en les prenant à part, rapidement : « Quel âge ? En bonne santé ou malade ? » et selon la réponse, ils nous indiquaient deux directions différentes.

Tout baignait dans un silence d'aquarium, de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible, d'apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C'était à la fois déconcertant et désarmant. Quelqu'un osa s'inquiéter des bagages : ils lui dirent: « bagages, après » ; un autre ne voulait pas quitter sa femme : ils lui dirent « après, de nouveau ensemble » ; beaucoup de mères refusaient de se séparer de leurs enfants : ils leur dirent « bon, bon, rester avec enfants ». Sans jamais se départir de la tranquille assurance de qui ne fait qu'accomplir son travail de tous les jours ; mais comme Renzo s'attardait un peu trop à dire adieu à Francesca, sa fiancée, d'un seul coup en pleine figure ils l'envoyèrent rouler à terre : c'était leur travail de tous les jours.

En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes valides. Ce qu'il advint des autres, femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible alors de le savoir : la nuit les engloutit, purement et simplement. Aujourd'hui pourtant, nous savons que ce tri rapide et sommaire avait servi à juger si nous étions capables ou non de travailler utilement pour le Reich ; nous savons que les camps de Buna-Monowitz et de Birkenau n'accueillirent respectivement que quatre-vingt-seize hommes et vingt-neuf femmes de notre convoi et que deux jours plus tard il ne restait de tous les autres - plus de cinq cents - aucun survivant. Nous savons aussi que même ce semblant de critère dans la discrimination entre ceux qui étaient reconnus aptes et ceux qui ne l'étaient pas ne fut pas toujours appliqué, et qu'un système plus expéditif fut adopté par la suite : on ouvrait les portières des wagons des deux côtés en même temps, sans avertir les nouveaux venus ni leur dire ce qu'il fallait faire. Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient dans le camp ; les autres finissaient à la chambre à gaz.

Ainsi mourut la petite Emilia, âgée de trois ans, tant était évidente aux yeux des Allemands la nécessité histori-que de mettre à mort les enfants des juifs. Emilia, fille de l'ingénieur Aldo Levi de Milan, une enfant curieuse, ambitieuse, gaie, intelligente, à laquelle ses parents, au cours du voyage dans le wagon bondé, avaient réussi à faire prendre un bain dans une bassine de zinc, avec de l'eau tiède qu'un mécanicien allemand « dégénéré » avait consenti à prélever sur la réserve de la locomotive qui nous entraînait tous vers la mort.

Ainsi disparurent en un instant, par traîtrise, nos femmes, nos parents, nos enfants. Presque personne n'eut le temps de leur dire adieu. Nous les aperçûmes un moment encore, telle une masse sombre à l'autre bout du quai, puis nous ne vîmes plus rien.

Primo Lévi - Si c’est un homme - Extrait du chapitre 1




Annonce des axes

I. Opposition entre les prisonniers et les SS
1. Un système d’opposition
2. Le langage
3. Négation de l’échange

II. Une dénonciation de l'horreur
1. Objectivité du témoin
2. L’humanité de l’auteur
3. L’accusation de l’écrivain



Commentaire littéraire

I. Opposition entre les prisonniers et les SS

1. Un système d’opposition

- Paragraphes 1 et 2 : soldats hurlants opposés aux civils silencieux.
- Paragraphe 3 : SS (méticuleux organisateurs) opposés aux arrivants (désarroi et désordre).
- Fin du texte : « vivants » opposés aux « morts ».

    => Monde des hommes opposé au monde des camps.

2. Le langage

- Guillemets (énoncés réduits à leur plus simple expression -> langage déshumanisé).
- Enoncés seulement prédicatifs -> ironie les bourreaux qui ne nomment pas les hommes).
- Dégénéré : effet polyphonique : le narrateur vole un mot aux bourreaux.

3. Négation de l’échange

- Echange déséquilibré, mécanisé (question/réponse ; ordres/obéissance ; échange force de travail contre la survie…)
- Derniers échanges humains (« se cherchaient » ; bain Emilia…).
- L’indifférence (« ils » différent de « nous » : « silence d’aquarium » ->  frontière entre deux mondes de natures différentes).
 -> Personnes présentées comme des ombres passant entre la vie et la mort, le clair et l’obscur : choix stylistiques qui suggèrent la présence d’un narrateur objectif, profondément ému, et juge de cette scène.


II. Une dénonciation de l'horreur

1. Objectivité du témoin

- Un témoignage minutieux -> passé simple + chiffres très précis (ton scientifique).
- Un compte rendu neutre, euphémisé -> semble adopter ton impassible des Allemands.
- Liens logiques, glissement vers un discours plus explicatif (recul écrivain) ; recherche d’une causalité.
- Le ton (effet de miroir) (distance, n’élève pas voix -> dénonciation renforcée).
- Morts : évocation individuelle puis collective des disparus.

2. L’humanité de l’auteur

- Un témoignoige émouvant (histoire de Renzo et Francesca ; Emilia : rappel de son jeune âge et énumération de ses qualités : « âgée de trois ans », « curieuse, ambitieuse, gaie, intelligente » ; « femmes, enfants, vieillards » : fragilité des prisonniers face aux SS).
- Le « je » -> une seule occurrence (survivant) : discrétion, humilité.
- Se transforme en « nous » »nous avons peur » -> survivants, morts = déportés ; « nous savons » lecteur + auteur ? Ou discrétion ?
- Choix révélateur (nous -> lutte humanité contre la barbarie; dénonciation de l’horreur).

3. L’accusation de l’écrivain

- Utilisation de procédés rhétoriques pour mieux convaincre (anaphore « nous savons » « ainsi » ; opposition « capables ou non »).
- Un « dénouement ». Théâtre de l’absurde : sans le savoir les hommes ont déjà quitté leur vie.
- Série de variations -> gradation -> scène hallucinée (règne mort, force brute).
- Monde de l’ordinaire (présence habituelle SS « leur travail de tous les jours » 2 fois -> dénonciation encore plus forte.
- Le juge : « nous savons » -> regard informé et distancié quelques années plus tard).
- Dénonciation des bourreaux (jugement de l’auteur sur les Allemands, leur rôle dans l’histoire du peuple juif et leur traîtrise).
- Au nom des victimes (laisser parler les faits et surtout les morts ; survivant dont unique raison de vivre est de témoigner pour tous les morts).





Conclusion

    C'est le souvenir de la première sélection qui est relaté dans ce texte. Primo Lévi maîtrise sans cesse l’expression de l’émotion : il laisse la parole aux personnages et se contente de donner les indications nécessaires à la compréhension des événements. Ici l’arrivée au camp est une sorte de pièce ajoutée à un dossier qui se constitue sous nos yeux et nous sommes de juger les événements rapportés. Il existe une séparation non seulement entre les morts et les survivants, mais aussi entre les bourreaux et les victimes.
    On ressent bien dans cet extrait de Si c’est un homme tous les enjeux autobiographiques : TEMOIGNAGE, HOMMAGE, JUGEMENT. Ici les enjeux historique et éthique de l’écriture autobiographique revêtent une importance toute particulière.

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Merci à Victor pour cette analyse sur le chapitre 1 de Si c’est un homme de Primo Lévi