Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis
? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
- Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
- Tes amis ?
- Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est
restée jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie ?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté ?
- Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L'or ?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J'aime les nuages. Les nuages qui passent... là-bas...là-bas
les merveilleux nuages !
La petite vieille ratatinée se sentit toute
réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête, à
qui tout le monde voulait plaire ; ce joli être si fragile comme
elle, la petite vieille, et, comme elle aussi, sans dents et sans
cheveux.
Et elle s'approcha de lui, voulant lui faire des
risettes et des mines agréables.
Mais l'enfant épouvanté
se débattait sous les caresses de la bonne femme décrépite, et
remplissait la maison de ses glapissements.
Alors la bonne
vieille se retira dans sa solitude éternelle, et elle pleurait
dans un coin, se disant :
- " Ah ! pour nous, malheureuses
vieilles femelles, l'âge est passé de plaire, même aux
innocents ; et nous faisons horreur aux petits enfants que nous
voulons aimer. "
Que les fins de journées d'automne sont pénétrantes ! Ah ! pénétrantes jusqu'à la douleur ! car il
est de certaines sensations délicieuses dont le vague n'exclut pas l'intensité ; et il n'est pas de pointe plus acérée
que celle de l'infini.
Grand délice que celui de noyer son regard dans l'immensité du ciel et de la mer ! Solitude,
silence, incomparable chasteté de l'azur ! une petite voile frissonnante à l'horizon, et qui, par sa petitesse et son
isolement, imite mon irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par
elles ( car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement,
sans arguties, sans syllogismes, sans déductions.
Toutefois, ces pensées, qu'elles sortent de moi ou s'élancent des choses,
deviennent bientôt trop intenses. L'énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positives. Mes nerfs
trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses.
Et maintenant la profondeur du ciel me consterne ; sa limpidité m'exaspère. L'insensibilité de la mer,
l'immuabilité du spectacle, me révoltent... Ah ! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ? Nature enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil ! L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu.
C'était l'explosion du nouvel an : chaos
de boue et de neige, traversé de mille carrosses, étincelant de
joujoux et de bonbons, grouillant de cupidités et de
désespoirs, délire officiel d'une grande ville fait pour
troubler le cerveau du solitaire le plus fort.
Au milieu de ce
tohu-bohu et de ce vacarme, un âne trottait vivement, harcelé
par un malotru armé d'un fouet.
Comme l'âne allait
tourner l'angle d'un trottoir, un beau monsieur ganté,
verni, cruellement cravaté et emprisonné dans des habits tout
neufs, s'inclina cérémonieusement devant l'humble bête, et lui
dit, en ôtant son chapeau : " Je vous la souhaite bonne et
heureuse ! " puis se retourna vers je ne sais quels
camarades avec un air de fatuité, comme pour les prier d'ajouter
leur approbation à son contentement.
L'âne ne vit pas ce
beau plaisant, et continua de courir avec zèle où
l'appelait son devoir.
Pour moi, je fus pris subitement d'une
incommensurable rage contre ce magnifique imbécile, qui me parut
concentrer en lui tout l'esprit de la France.
Une chambre qui ressemble à une rêverie, une
chambre véritablement spirituelle, où l'atmosphère
stagnante est légèrement teintée de rose et de bleu.
L'âme y prend un bain de paresse, aromatisé par le regret
et le désir. - c'est quelque chose de crépusculaire, de
bleuâtre et de rosâtre ; un rêve de volupté pendant une
éclipse.
Les meubles ont des formes allongés, prostrées,
alanguies. Les meubles ont l'air de rêver ; on les dirait
doués d'une vie somnambulique, comme le végétal et le
minéral. Les étoffes parlent une langue muette, comme les
fleurs, comme les ciels, comme les soleils couchants.
Sur les
murs nulle abomination artistique. Relativement au rêve pur, à
l'impression non analysée, l'art défini, l'art
positif est un blasphème. Ici, tout a la suffisante clarté et
la délicieuse obscurité de l'harmonie.
Une senteur
infinitésimale du choix le plus exquis à laquelle se mêle une
très légère humidité nage dans cette atmosphère, où
l'esprit sommeillant est bercé par des sensations de serre
chaude.
La mousseline pleut abondamment devant fenêtres et
devant le lit ; elle s'épanche en cascades neigeuses. Sur
ce lit est couchée l'idole, la souveraine des rêves. Mais
comment est-elle ici ? Qui l'a amenée ? quel pouvoir
magique l'a installée sur ce trône de rêverie et de
volupté ? Qu'importe ? la voilà ! je la reconnais.
Voilà bien
ces yeux dont la flamme traverse le crépuscule ; ces subtiles et
terribles mirettes, que je reconnais à leur effrayante malice !
Elles attirent, elles subjuguent, elles dévorent le regard de
l'imprudent qui les contemple. Je les ai souvent étudiées, ces
étoiles noires qui commandent la curiosité et
l'admiration.
A quel démon bienveillant dois-je
d'être ainsi entouré de mystère, de silence, de paix et
de parfums ? O béatitude ! ce que nous nommons généralement la
vie, même dans son expansion la plus heureuse, n'a rien de
commun avec cette vie suprême dont j'ai maintenant connaissance
et que je savoure minute par minute, seconde par seconde !
Non!
il n'est plus de minutes, il n'est plus de secondes ! Le temps a
disparu ; c'est l'éternité qui règne, une éternité de
délices.
Mais un coup terrible, lourd, a retenti à la porte,
et, comme dans les rêves infernaux, il m'a semblé que je
recevais un coup de pioche dans l'estomac.
Et puis un
spectre est entré. C'est un huissier qui vient me torturer au
nom de la loi ; une infâme concubine qui vient crier misère et
ajouter les trivialités de sa vie aux douleurs de la mienne ; ou
bien le saute-ruisseau d'un directeur de journal qui
réclame la suite du manuscrit.
La chambre paradisiaque,
l'idole, la souveraine des rêves, la Sylphide, comme disait
le grand René, toute cette magie a disparu au coup brutal
frappé par le spectre.
Horreur! je me souviens! je me souviens!
Oui! ce taudis, ce séjour de l'éternel ennui, est bien le
mien. Voici les meubles sots, poudreux, écornés : la cheminée
sans flamme et sans braise souillée de crachats ; les tristes
fenêtres où la pluie a tracé des sillons dans la poussière ;
les manuscrits, raturés ou incomplets ; l'almanach où le crayon
a marqué les dates sinistres.
Et ce parfum d'un autre
monde, dont je m'enivrais avec une sensibilité perfectionnée,
hélas ! il est remplacé par une fétide odeur de tabac mêlée
à je ne sais quelle nauséabonde moisissure. On respire ici
maintenant le ranci de la désolation.
Dans ce monde étroit,
mais si plein de dégoût, un seul objet connu me sourit : la
fiole de laudanum ; une vieille et terrible amie ; comme toutes
les amies, hélas! féconde en caresses et en traîtrises.
Oh !
oui ! le temps a reparu ; le temps règne en souverain
maintenant, et avec le hideux vieillard est revenu tout son
démoniaque cortège de souvenirs, de regrets, de spasmes, de
peurs, d'angoisses, de cauchemars, de colères et de
névroses.
Je vous assure que les secondes maintenant sont
fortement et solennellement accentuées, et chacune, en
jaillissant de la pendule, dit : "Je suis la Vie,
l'insupportable, l'implacable Vie !"
Il n'y a qu'une seconde
dans la vie humaine qui ait mission d'annoncer une bonne
nouvelle, la bonne nouvelle qui cause à chacun une inexplicable
peur.
Oui ! le Temps règne ; il a repris sa brutale dictature. Et
il me pousse, comme si j'étais un bœuf, avec son double
aiguillon. - " Et hue donc ! bourrique ! Sue donc, esclave ! Vis
donc, damné ! "
Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine
poudreuse, sans chemin, sans gazon, sans un chardon, sans une
ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés.
Chacun d'eux portait sur son dos une énorme chimère, aussi
lourde qu'un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment
d'un fantassin romain.
Mais la monstrueuse bête n'était
pas un poids inerte ; au contraire, elle enveloppait et opprimait
l'homme de ses muscles élastiques et puissants ; elle
s'agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa
monture ; et sa tête fabuleuse surmontait le front de
l'homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les
anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de
l'ennemi.
Je questionnai l'un de ces hommes, et je lui
demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu'il n'en
savait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu'évidemment ils
allaient quelque part, puisqu'ils étaient poussés par un
invincible besoin de marcher.
Chose curieuse à noter : aucun de
ces voyageurs n'avait l'air irrité contre la bête féroce
suspendue à son cou et collée à son dos ; on eût dit qu'il la
considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages
fatigués et sérieux ne témoignaient d'aucun désespoir ;
sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la
poussière d'un sol aussi désolé que ce ciel, ils
cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont
condamnés à espérer toujours.
Et le cortège passa à côté
de moi et s'enfonça dans l'atmosphère de
l'horizon, à l'endroit où la surface arrondie de la
planète se dérobe à la curiosité du regard humain.
Et pendant
quelques instants je m'obstinai à vouloir comprendre ce mystère ; mais bientôt l'irrésistible indifférence s'abattit
sur moi, et j'en fus plus lourdement accablé qu'ils ne
l'étaient eux-mêmes par leurs écrasantes chimères.
Quelle admirable journée ! Le vaste parc se
pâme sous l'œil brûlant du soleil, comme la jeunesse sous
la domination de l'amour.
L'extase universelle des
choses ne s'exprime par aucun bruit; les eaux elles-mêmes
sont comme endormies. Bien différentes des fêtes humaines,
c'est ici une orgie silencieuse.
On dirait qu'une lumière
toujours croissante fait de plus en plus étinceler les objets ;
que les fleurs excitées brûlent du désir de rivaliser avec
l'azur du ciel par l'énergie de leurs couleurs, et que
la chaleur, rendant visibles les parfums, les fait monter vers
l'astre, comme des fumées.
Cependant, dans cette jouissance
universelle, j'ai aperçu un être affligé.
Aux pieds d'une
colossale Vénus, un de ces fous artificiels, un de ces bouffons
volontaires chargés de faire rire les rois quand le remords ou
l'ennui les obsède, affublé d'un costume éclatant et
ridicule, coiffé de cornes et de sornettes, tout ramassé contre
le piédestal, lève des yeux pleins de larmes vers
l'immortelle déesse.
Et ses yeux disent : "Je suis le
dernier et le plus solitaire des humains, privé d'amour et
d'amitié, et bien inférieur en cela au plus imparfait des
animaux. Cependant je suis fait, moi aussi, pour comprendre et
sentir l'immortelle beauté ! Ah ! déesse ! Ayez pitié de
ma tristesse et de mon délire."
Mais l'implacable Vénus
regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de marbre.
« Mon beau chien, mon bon chien, mon cher toutou,
approchez et venez respirer un excellent parfum acheté chez le
meilleur parfumeur de la ville. »
Et le chien, en frétillant de la
queue, ce qui est, je crois, chez ces pauvres êtres, le signe
correspondant du rire et du sourire, s'approche et
curieusement son nez humide sur le flacon débouché ; puis,
reculant soudainement avec effroi, il aboie contre moi, en
manière de reproche.
« - Ah ! misérable chien, si je vous avais
offert un paquet d'excréments, vous l'auriez flairé
avec délices et peut-être dévoré. Ainsi, vous-même, indigne
compagnon de ma triste vie, vous ressemblez au public, à qui il
ne faut jamais présenter des parfums délicats qui
l'exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies. »
Il y a des natures purement contemplatives et
tout à fait impropres à l'action qui cependant, sous une
impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une
rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables.
Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle
chagrinante, rôde lâchement devant sa porte sans oser rentrer,
tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne
se résigne qu'au bout de six mois à opérer une démarche
nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement
précipités vers l'action par une force irrésistible comme
la flèche d'un arc. Le moraliste et le médecin, qui prétendent
tout savoir, ne peuvent pas expliquer d'où vient si
subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et
voluptueuses, et comment, incapables d'accomplir les choses
les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une
certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les
plus absurdes et souvent même les plus dangereux.
Un de mes
amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois
le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec
autant de facilité qu'on l'affirme généralement. Dix fois de
suite, l'expérience manqua ; mais, à la onzième, elle
réussit beaucoup trop bien.
Un autre allumera un cigare à
côté d'un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour
tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire
preuve d'énergie, pour faire le joueur, pour connaître les
plaisirs de l'anxiété, pour rien, par caprice, par
désœuvrement.
C'est une espèce d'énergie qui jaillit de
l'ennui et de la rêverie ; et ceux en qui elle se manifeste
si inopinément sont, en général, comme je l'ai dit, les
plus indolents et les plus rêveurs des êtres.
Un autre, timide
à ce point qu'il baisse les yeux même devant les regards des
hommes, à ce point qu'il lui faut rassembler toute sa pauvre
volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau
d'un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de
la majesté de Minos, d'Eaque et de Rhadamanthe, sautera
brusquement au cou d'un vieillard qui passe à côté de lui et
l'embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée.
Pourquoi ? parce que... parce que cette physionomie lui était
irrésistiblement symphatique ? peut-être ; mais il est plus
légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi.
J'ai
été plus d'une fois victime de ces crises et de ces
élans, qui nous autorisent à croire que des démons malicieux
se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs
plus absurdes volontés.
Un matin je m'étais levé maussade,
triste, fatigué d'oisiveté, et poussé me semblait-il,
à faire quelque chose de grand, une action d'éclat ; et
j'ouvris la fenêtre, hélas !
(Observez, je vous prie, que
l'esprit de mystification qui, chez quelques personnes,
n'est pas le résultat d'un travail ou d'une combinaison, mais
d'une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que
par l'ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les
médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les
médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule
d'actions dangereuses ou inconvenantes.)
La première personne que
j'aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant,
discordant, monta jusqu'à moi à travers la lourde et sale
atmosphère parisienne. Il me serait d'ailleurs impossible de
dire pourquoi je fus pris à l'égard de ce pauvre homme,
d'une haine aussi soudaine que despotique.
" - Hé!
hé!" et je lui criai de monter. Cependant je
réfléchissais non sans quelque gaieté, que, la chambre étant
au sixième étage et l'escalier fort étroit, l'homme devait
éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en
maints endroits les angles de sa fragile marchandise.
Enfin il
parut ; j'examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis
: "Comment ? vous n'avez pas de verres de couleur ? des
verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de
paradis ? imprudent que vous êtes, vous osez vous promener dans
des quartiers pauvres, et vous n'avez pas même de vitres qui
fassent voir la vie en beau !" Et je le poussai vivement
dans l'escalier, où il trébucha en grognant.
Je m'approchai du
balcon et je me saisis d'un petit pot de fleurs, et quand
l'homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber
perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur
de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser
sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le
bruit éclatant d'un palais de cristal crevé par la foudre.
Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : " La vie
en beau ! la vie en beau ! "
Ces plaisanteries nerveuses ne
sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais
qu'importe l'éternité de la damnation à qui a trouvé
dans une seconde l'infini de la jouissance ?
Enfin ! seul ! On n'entend plus que le
roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant
quelques heures, nous possèderons le silence, le repos. Enfin !
la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai
plus que par moi-même.
Enfin ! il m'est donc permis de me
délasser dans un bain de ténèbres ! D'abord, un double
tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera
ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent
actuellement du monde.
Horrible vie ! Horrible ville !
Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de lettres,
dont l'un m'a demandé si l'on pouvait aller en Russie par
voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île);
avoir disputé généreusement contre le directeur d'une revue,
qui à chaque objection répondait: "C'est ici le parti des
honnêtes gens", ce qui implique que tous les autres
journaux sont rédigés par des coquins ; avoir salué une
vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir
distribué des poignées de main dans la même proportion, et
cela sans avoir pris la précaution d'acheter des gants ; être
monté pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse
qui m'a prié de lui dessiner un costume de Vénustre ;
avoir fait ma cour à un directeur de théâtre, qui m'a dit
en me congédiant : « Vous feriez peut-être bien de vous
adresser à Z... ; c'est le plus lourd, le plus sot et le plus
célèbre de tous mes auteurs ; avec lui vous pourriez peut-être
aboutir à quelque chose. Voyez- le, et puis nous verrons »
; m'être vanté (pourquoi ?) de plusieurs vilaines
actions que je n'ai jamais commises, et avoir lâchement nié
quelques autres méfaits que j'ai accomplis avec joie,
délit de fanfaronnade, crime de respect humain ; avoir refusé
à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite
à un parfait drôle ; ouf ! est-ce bien fini ?
Mécontent de
tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et
m'enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la
nuit. Ames de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que
j'ai chantés, fortifiez - moi, soutenez - moi, éloignez de
moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde ; et vous,
seigneur mon dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques
beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le
dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je
méprise!
" Vraiment, ma chère, vous me fatiguez
sans mesure et sans pitié ; on dirait, à vous entendre
soupirer, que vous souffrez plus que les glaneuses sexagénaires
et que les vieilles mendiantes qui ramassent des croûtes de pain
à la porte des cabarets.
" Si au moins vos soupirs exprimaient
le remords, ils vous feraient quelque honneur ; mais ils ne
traduisent que la satiété du bien-être et l'accablement
du repos. Et puis, vous ne cessez de vous répandre en paroles
inutiles : " Aimez - moi bien ! j'en ai tant besoin !
Consolez - moi par-ci, caressez - moi par là !" Tenez, je
veux essayer de vous guérir ; nous en trouverons peut- être le
moyen, pour deux sols, au milieu d'une fête, et sans aller bien
loin.
" Considérons bien, je vous prie, cette solide cage
de fer derrière laquelle s'agite, hurlant comme un damné,
secouant les barreaux comme un orang-outang exaspéré par
l'exil, imitant, dans la perfection, tantôt les bonds
circulaires du tigre, tantôt les dandinements stupides de
l'ours blanc, ce monstre poilu dont la forme imite assez
vaguement la vôtre.
" Ce monstre est un de ces animaux
qu'on appelle généralement " mon ange ! ", c'est-à-dire une femme. L'autre monstre, celui qui crie à
tue-tête, un bâton à la main, est un mari. Il a enchaîné sa
femme légitime comme une bête, et il la montre dans les
faubourgs, les jours de foire, avec permission des magistrats,
cela va sans dire. " Faites bien attention ! Voyez avec
quelle voracité (non simulée peut-être !) elle déchire des
lapins vivants et des volailles piaillantes que lui jette son
cornac. " Allons, dit- il, il ne faut pas manger tout son
bien en un jour ", et, sur cette sage parole, il lui arrache
cruellement la proie, dont les boyaux dévidés restent un
instant accrochés aux dents de la bête féroce, de la femme,
veux - je dire.
" Allons ! un bon coup de bâton pour la
calmer ! car elle darde des yeux terribles de convoitise sur la
nourriture enlevée. Grand Dieu ! le bâton n'est pas un bâton
de comédie, avez-vous entendu résonner la chair, malgré le
poil postiche ? Aussi les yeux lui sortent maintenant de la
tête, elle hurle plus naturellement. Dans sa rage, elle
étincelle tout entière, comme le fer qu'on bat. "
" Telles
sont les mœurs conjugales de ces deux descendants d'Eve et
d'Adam, ces œuvres de vos mains, ô mon Dieu ! Cette femme
est incontestablement malheureuse, quoique après tout,
peut-être, les jouissances titillantes de la gloire ne lui
soient pas inconnues. Il y a des malheurs plus irrémédiables,
et sans compensation. Mais dans le monde où elle a été jetée,
elle n'a jamais pu croire que la femme méritait une autre
destinée.
" Maintenant, à nous deux, chère précieuse! A voir
les enfers dont le monde est peuplé, que voulez-vous que je
pense de votre joli enfer, vous qui ne reposez que sur des
étoffes aussi douces que votre peau, qui ne mangez que de la
viande cuite, et pour qui un domestique habile prend soin de
découper les morceaux ?
" Et que peuvent signifier pour moi tous
ces petits soupirs qui gonflent votre poitrine parfumée, robuste
coquette ? Et toutes ces affectations apprises dans les livres,
et cette infatigable mélancolie, faite pour inspirer au
spectateur un tout autre sentiment que la pitié ? En vérité,
il me prend quelquefois envie de vous apprendre ce que c'est que
le vrai malheur. "
" A vous voir ainsi, ma belle délicate,
les pieds dans la fange et les yeux tournés vaporeusement vers
le ciel, comme pour lui demander un roi, on dirait
vraisemblablement une jeune grenouille qui invoquerait
l'idéal. Si vous méprisez le soliveau (ce que je suis
maintenant, comme vous savez bien), gare la grue qui vous
croquera, vous gobera et vous tuera à son plaisir !
" Tant
poète que je sois, je ne suis pas aussi dupe que vous voudriez
le croire, et si vous me fatiguez trop souvent de vos précieuses
pleurnicheries, je vous traiterai en femme sauvage, ou je vous
jetterai par la fenêtre, comme une bouteille vide. "
Il n'est pas donné à chacun de prendre un
bain de multitude : jouir de la foule est un art ; celui-là seul
peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité,
à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du
travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion
du voyage.
Multitude, solitude : termes égaux et convertibles
par le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa
solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule
affairée.
Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu'il
peut à sa guise être lui-même et autrui. comme ces âmes
errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le
personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et si de
certaines places paraissent lui être fermées, c'est qu'à ses
yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées.
Le
promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de
cette universelle communion. celui-là qui épouse facilement la
foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront
éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre,
et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme
siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les
misères que la circonstance lui présente.
Ce que les hommes
nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible,
comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution
de l'âme qui se donne tout entière, poésie et charité,
à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe.
Il
est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne
fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu'il est
des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés.
Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres
missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute
quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et, au sein de la
vaste famille que leur génie s'est faite, ils doivent rire
quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si
agitée et pour leur vie si chaste.
Vauvenargues dit que dans les jardins publics
il est des allées hantées principalement par l'ambition
déçue, par les inventeurs malheureux, par les gloires
avortées, par les cœurs brisés, par toutes ces âmes
tumultueuses et fermées, en qui grondent encore les derniers
soupirs d'un orage, et qui reculent loin du regard insolent
des joyeux et des oisifs. Ces retraites ombreuses sont les
rendez-vous des éclopés de la vie.
C'est surtout vers ces lieux
que le poète et le philosophe aiment diriger leurs avides
conjectures. Il y a là une pâture certaine. Car s'il est une
place qu'ils dédaignent de visiter, comme je l'insinuais tout à
l'heure, c'est surtout la joie des riches. Cette turbulence dans
le vide n'a rien qui les attire. Au contraire, ils se sentent
irrésistiblement entraïnés vers tout ce qui est faible,
ruiné, contristé, orphelin.
Un œil expérimenté ne s'y
trompe jamais. Dans ces traits rigides ou abattus, dans ces yeux
caves et ternes, ou brillants des derniers éclairs de la lutte,
dans ces rides profondes et nombreuses, dans ces démarches si
lentes ou si saccadées, il déchiffre tout de suite les
innombrables légendes de l'amour trompé, du dévouement
méconnu, des efforts non récompensés, de la faim et du froid
humblement, silencieusement supportés.
Avez-vous quelquefois
aperçu des veuves sur ces bancs solitaires, des veuves pauvres ?
Qu'elles soient en deuil ou non, il est facile de les
reconnaître. D'ailleurs, il y a toujours dans le deuil du pauvre
quelque chose qui manque, une absence d'harmonie qui le rend plus
navrant. Il est contraint de lésiner sur sa douleur. Le riche
porte la sienne au grand complet.
Quelle est la veuve la plus
triste et la plus attristante, celle qui traîne à sa main un
bambin avec qui elle ne peut pas partager sa rêverie, ou celle
qui est tout à fait seule ? Je ne sais... Il m'est arrivé une
fois de suivre pendant de longues heures une vieille affligée de
cette espèce ; celle-là roide, droite, sous un petit châle
usé, portait dans tout son être une fierté de stoïcienne.
Elle était évidemment condamnée, par une absolue solitude, à
des habitudes de vieux célibataire, et le caractère masculin de
ses mœurs ajoutait un piquant mystérieux à leur austérité.
Je ne sais dans quel misérable café et de quelle façon elle
déjeuna. Je la suivis au cabinet de lecture ; et je l'épiai
longtemps pendant qu'elle cherchait dans les gazettes, avec des
yeux actifs, jadis brûlés par les larmes, des nouvelles d'un
intérêt puissant et personnel.
Enfin, dans l'après-midi, sous
un ciel d'automne charmant, un de ces ciels d'où descendent en
foule les regrets et les souvenirs, elle s'assit à l'écart dans
un jardin, pour entendre, loin de la foule, un de ces concerts
dont la musique des régiments gratifie le peuple parisien.
C'était
sans doute là la petite débauche de cette vieille innocente (ou
de cette vieille purifiée), la consolation bien gagnée d'une de
ces lourdes journées sans ami, sans causerie, sans joie, sans
confident, que Dieu laissait tomber sur elle, depuis bien des ans
peut-être ! trois cent soixante-cinq fois par an.
Une autre
encore :
Je ne puis jamais m'empêcher de jeter un regard, sinon
universellement sympathique, au moins curieux, sur la foule de
parias qui se pressent autour de l'enceinte d'un concert public.
L'orchestre jette à travers la nuit des chants de fête, de
triomphe ou de volupté. Les robes traînent en miroitant ; les
regards se croisent ; les oisifs, fatigués de n'avoir rien fait,
se dandinent, feignant de déguster indolemment la musique. Ici
rien que de riche, d'heureux ; rien qui ne respire et n'inspire
l'insouciance et le plaisir de se laisser vivre ; rien, excepté
l'aspect de cette tourbe qui s'appuie là-bas sur la barrière
extérieure, attrapant gratis, au gré du vent, un lambeau de
musique, et regardant l'étincelante fournaise intérieure.
C'est
toujours quelque chose intéressante que ce reflet de la joie du
riche au fond de l'œil du pauvre. Mais ce jour-là, à travers
ce peuple vêtu de blouses et d'indienne, j'aperçus un
être dont la noblesse faisait un éclatant contaste avec toute
la trivialité environnante.
C'était une femme grande,
majestueuse, et si noble dans tout son air, que je n'ai pas
souvenir d'avoir vu sa pareille dans les collections des
aristocratiques beautés du passé. Un parfum de hautaine vertu
émanait de toute sa personne. Son visage, triste et amaigri,
était en parfaite accordance avec le grand deuil dont elle
était revêtue. Elle aussi, comme la plèbe à laquelle elle
s'était mêlée et qu'elle ne voyait pas, elle regardait le
monde lumineux avec un œil profond, et elle écoutait en hochant
doucement la tête.
Singulière vision ! " A coup sûr, me
dis-je, cette pauvreté -là, si pauvreté il y a, ne doit pas
admettre l'économie sordide ; un si noble visage m'en
répond. Pourquoi donc reste - t - elle volontairement dans un
milieu où elle fait une tache si éclatante ? "
Mais en
passant curieusement auprès d'elle, je crus en deviner la
raison. La grande veuve tenait par la main un enfant comme elle
vêtu de noir ; si modique que fût le prix d'entrée, ce
prix suffisait peut-être pour payer un des besoins du petit
être, mieux encore, une superfluité, un jouet.
Et elle sera
rentrée à pied, méditant et rêvant, seule, toujours seule ;
car l'enfant est turbulent, égoïste, sans douceur et sans
patience ; et il ne peut même pas, comme le pur animal, comme le
chien et le chat, servir de confident aux douleurs solitaires.
Partout s'étalait, se répandait,
s'ébaudissait le peuple en vacances. C'était une de ces
solennités sur lesquelles, pendant un long temps, comptent les
saltimbanques, les faiseurs de tours, les montreurs
d'animaux et les boutiquiers ambulants, pour compenser les
mauvais temps de l'année.
En ces jours-là il me semble
que le peuple oublie tout, la douleur et le travail ; il devient
pareil aux enfants. Pour les petits c'est un jour de congé,
c'est l'horreur de l'école renvoyée à vingt-quatre heures.
Pour les grands c'est un armistice conclu avec les puissances
malfaisantes de la vie, un répit dans la contention et la lutte
universelles.
L'homme du monde lui-même et l'homme
occupé de travaux spirituels échappent difficilement à
l'influence de ce jubilé populaire. Ils absorbent, sans le
vouloir, leur part de cette atmosphère d'insouciance. Pour
moi, je ne manque jamais, en vrai Parisien, de passer la revue de
toutes les baraques qui se pavanent à ces époques solennelles.
Elles se faisaient en vérité, une concurrence formidable :
elles piaillaient, beuglaient, hurlaient. C'était un mélange de
cris, de détonations de cuivre et d'explosions de fusées.
Les queues-rouges et les Jocrisses convulsaient les traits de
leurs visages basanés, racornis par le vent, la pluie et le
soleil ; ils lançaient, avec l'aplomb des comédiens sûrs
de leurs effets, des bons mots et des plaisanteries d'un comique
solide et lourd comme celui de Molière. Les Hercules, fiers de
l'énormité de leurs membres, sans front et sans crâne,
comme les orangs-outangs, se prélassaient majestueusement sous
les maillots lavés la veille pour la circonstance. Les
danseuses, belles comme des fées ou des princesses, sautaient et
cabriolaient sous le feu des lanternes qui remplissaient leurs
jupes d'étincelles.
Tout n'était que lumière, poussière,
cris, joie, tumulte ; les uns dépensaient, les autres gagnaient,
les uns et les autres également joyeux. Les enfants se
suspendaient aux jupons de leurs mères pour obtenir quelque
bâton de sucre, ou montaient sur les épaules de leurs pères
pour mieux voir un escamoteur éblouissant comme un dieu. Et
partout circulait, dominant tous les parfums, une odeur de
friture qui était comme l'encens de cette fête.
Au bout,
à l'extrême bout de la rangée de baraques, comme si, honteux,
il s'était exilé lui-même de toutes ces splendeurs, je vis un
pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépit, une ruine
d'homme, adossé contre un des poteaux de sa cahute ; une
cahute plus misérable que celle du sauvage le plus abruti, et
dont deux bouts de chandelles, coulants et fumants, éclairaient
trop bien encore la détresse.
Partout la joie, le gain, la
débauche ; partout la certitude du pain pour les lendemains ;
partout l'explosion frénétique de la vitalité. Ici la
misère absolue, la misère affublée, pour comble
d'horreur, de haillons comiques, où la nécessité, bien
plus que l'art, avait introduit le contraste. Il ne riait
pas, le misérable ! Il ne pleurait pas, il ne dansait pas, il ne
gesticulait pas, il ne criait pas ; il ne chantait aucune
chanson, ni gaie, ni lamentable, il n'implorait pas. Il était
muet et immobile. Il avait renoncé, il avait abdiqué. Sa
destinée était faite.
Mais quel regard profond, inoubliable, il
promenait sur la foule et les lumières, dont le flot mouvant
s'arrêtait à quelques pas de sa répulsive misère ! Je
sentis ma gorge serrée par la main terrible de l'hystérie,
et il me sembla que mes regards étaient offusqués par ces
larmes rebelles qui ne veulent pas tomber.
Que faire ? A quoi bon
demander à l'infortuné quelle curiosité, quelle merveille
il avait à montrer dans ces ténèbres puantes, derrière son
rideau déchiqueté ? En vérité, je n'osais; et dût la
raison de ma timidité vous faire rire, j'avouerai que je
craignais de l'humilier. Enfin, je venais de me résoudre à
déposer en passant quelque argent sur une de ses planches,
espérant qu'il devinerait mon intention, quand un grand reflux
de peuple, causé par je ne sais quel trouble, m'entraîna loin
de lui.
Et, m'en retournant, obsédé par cette vision, je
cherchai à analyser ma soudaine douleur, et je me dis : Je viens
de voir l'image du vieil homme de lettres qui a survécu à
la génération dont il fut le brillant amuseur ; du vieux poète
sans amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère
et par l'ingratitude publique et dans la baraque de qui le
monde oublieux ne veut plus entrer !
Je voyageais. Le paysage au milieu duquel
j'étais placé était d'une grandeur et d'une noblesse
irrésistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose
dans mon âme. Mes pensées voltigeaient avec une légèreté
égale à celle de l'atmosphère ; les passions vulgaires, telles
que la haine et l'amour profane, m'apparaissaient maintenant
aussi éloignées que les nuées qui défilaient au fond des
abîmes sous mes pieds ; mon âme me semblait aussi vaste et
aussi pure que la coupole du ciel dont j'étais enveloppé ; le
souvenir des choses terrestres n'arrivaient à mon cœur
qu'affaibli et diminué, comme le son de la clochette des
bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le
versant d'une autre montagne. Sur le petit lac immobile, noir de
son immense profondeur, passait quelquefois l'ombre d'un
nuage, comme le reflet du manteau d'un géant aérien volant à
travers le ciel. Et je me souviens que cette sensation solennelle
et rare, causée par un grand mouvement parfaitement silencieux,
me remplissait d'une joie mêlée de peur. Bref, je me sentais,
grâce à l'enthousiasmante beauté dont j'étais
environné, en parfaite paix avec moi-même et avec l'univers ;
je crois même que, dans ma parfaite béatitude et dans mon total
oubli de tout le mal terrestre, j'en étais venu à ne plus
trouver ridicules les journaux qui prétendent que l'homme
est né bon ; quand, la matière incurable renouvelant ses
exigences, je songeai à réparer la fatigue et à soulager
l'appétit causés par une si longue ascension. Je tirai de ma
poche un gros morceau de pain, une tasse de cuir et un flacon
d'un certain élixir que les pharmaciens vendaient en temps-là
aux touristes pour le mêler à l'occasion avec de l'eau de
neige.
Je découpais tranquillement mon pain, quand un bruit
très léger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit
être déguenillé, noir, ébouriffé, dont les yeux creux,
farouches et comme suppliants, dévoraient le morceau de pain. Et
je l'entendis soupirer, d'une voix basse et rauque, le mot :
gâteau ! Je ne pus m'empêcher de rire en entendant
l'appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque
blanc, et j'en coupais pour lui une belle tranche que je lui
offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux
l'objet de sa convoitise ; puis, happant le morceau avec sa main,
se recula vivement, comme s'il eût craint que mon offre ne
fût pas sincère ou que je m'en repentisse déjà.
Mais au même
instant il fut culbuté par un autre petit sauvage, sorti je ne
sais d'où, et si parfaitement semblable au premier qu'on
aurait pu le prendre pour son frère jumeau. Ensemble ils
roulèrent sur le sol, se disputant la précieuse proie, aucun
n'en voulant sans doute sacrifier la moitié pour son frère. Le
premier exaspéré, empoigna le second par les cheveux; celui-ci
lui saisit l'oreille avec les dents, et en cracha un petit
morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le légitime
propriétaire du gâteau essaya d'enfoncer ses petites
griffes dans les yeux de l'usurpateur ; à son tour celui-ci
appliqua toutes ses forces à étrangler son adversaire d'une
main, pendant que de l'autre, il tâchait de glisser dans sa
poche le prix du combat. Mais, ravivé par le désespoir, le
vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d'un coup
de tête dans l'estomac. A quoi bon décrire une lutte hideuse
qui dura en vérité plus longtemps que leurs forces enfantines
ne semblaient le promettre ? Le gâteau voyageait de main en main
et changeait de poche à chaque instant ; mais hélas ! il
changeait aussi de volume, et lorsque enfin, exténués,
haletants, sanglants, ils s'arrêtèrent par impossibilité de
continuer, il n'y avait plus, à vrai dire, aucun sujet de
bataille ; le morceau de pain avait disparu, et il était
éparpillé en miettes semblables aux grains de sable auxquels il
était mêlé.
Ce spectacle m'avait embrumé le paysage, et la
joie calme où s'ébaudissait mon âme avant d'avoir vu
ces petits hommes avait totalement disparu; j'en restai triste
assez longtemps, me répétant sans cesse : " Il y a donc un
pays superbe où le pain s'appelle gâteau, friandise si rare
qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide! "
Les Chinois voient l'heure dans
l'œil des chats.
Un jour un missionnaire, se promenant dans
la banlieue de Nankin, s'aperçut qu'il avait oublié sa
montre, et demanda à un petit garçon quelle heure il était.
Le
gamin du céleste Empire hésita d'abord ; puis, se ravisant, il
répondit : "Je vais vous le dire." Peu d'instants
après, il reparut, tenant dans ses bras un fort gros chat, et le
regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux il affirma sans
hésiter : "Il n'est pas encore tout à fait midi." Ce qui
était vrai.
Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la
si bien nommée, qui est à la fois l'honneur de son sexe,
l'orgueil de mon cœur et le parfum de mon esprit, que ce
soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou
dans l'ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois
toujours l'heure distinctement, toujours la même, une heure
vaste, solennelle, grande comme l'espace, sans division de
minutes ni de secondes, - une heure immobile qui n'est pas
marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir,
rapide comme un coup d'œil.
Et si quelque importun venait
me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux
cadran, si quelque génie malhonnête et intolérant, quelque
démon du contre - temps venait me dire : " Que regardes-tu
là avec tant de soin ? Que cherches- tu dans les yeux de cet
être ? Y vois-tu l'heure, mortel prodigue et fainéant ? "
Je répondrais sans hésiter : "Oui, je vois l'heure ;
il est l'éternité !"
N'est-ce pas, madame, que voici un
madrigal vraiment méritoire, et aussi emphatique que vous-même
? En vérité, j'ai eu tant de plaisir à broder cette
prétentieuse galanterie,que je ne vous demanderai rien en
échange.
Laisse-moi respirer longtemps, longtemps,
l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un
homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter
avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des
souvenirs dans l'air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je
vois ! tout ce que je sens! tout ce que j'entends dans tes
cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des
autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un
rêve, plein de voilures et de mâtures, ils contiennent de
grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants
climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où
l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles
et par la peau humaine.
Dans l'océan de ta chevelure,
j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques,
d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes
formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur
un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.
Dans les
caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues
heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire,
bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de
fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l'ardent
foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlée
à l'opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois
resplendir l'infini de l'azur tropical ; sur les rivages
duvetés de ta chevelure, je m'enivre des odeurs combinées du
goudron, du musc et de l'huile de coco.
Laisse-moi mordre
longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes
cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des
souvenirs.
Il est un pays superbe, un pays de Cocagne,
dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays
singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu'on pourrait
appeler l'Orient de l'Occident, la Chine de l'Europe, tant la
chaude et capricieuse fantaisie s'y est donné carrière, tant
elle l'a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes
et délicates végétations.
Un vrai pays de Cocagne, où tout
est beau, riche, tranquille, honnête; où le luxe a plaisir à
se mirer dans l'ordre ; où la vie est grasse et douce à
respirer ; d'où le désordre, la turbulence et l'imprévu sont
exclus ; où le bonheur est marié au silence; où la cuisine
elle-même est poétique, grasse et excitante à la fois; où
tout vous ressemble, mon cher ange.
Tu connais cette maladie
fiévreuse qui s'empare de nous dans les froides misères, cette
nostalgie du pays qu'on ignore, cette angoisse de la curiosité ?
Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche,
tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti une Chine
occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est
marié au silence. C'est là qu'il faut aller vivre, c'est là
qu'il faut aller mourir !
Oui, c'est là qu'il faut aller
respirer, rêver et allonger les heures par l'infini des
sensations. Un musicien a écrit l'Invitation à la valse ; quel
est celui qui composera l'Invitation au voyage, qu'on puisse
offrir à la femme aimée, à la sœur d'élection ?
Oui, c'est
dans cette atmosphère qu'il ferait bon vivre,- là-bas, où les
heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges
sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative
solennité.
Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et
d'une richesse sombre, vivent discrètement des peintures
béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui
les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement
la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles
étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb
divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes,
curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des
âmes raffinées. Les miroirs les métaux, les étoffes,
l'orfèvrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie
muette et mystérieuse; et de toutes choses, de tous les coins,
des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s'échappe un
parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l'âme
de l'appartement.
Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout
est riche, propre, luisant, comme une belle conscience, comme une
magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfèvrerie,
comme une bijouterie barriolée ! Les trésors du monde y
affluent, comme dans la maison d'un homme laborieux et qui a
bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux
autres, comme l'art l'est à la nature, où celle-ci
est reformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie,
refondue.
Qu'ils cherchent, qu'ils cherchent encore, qu'ils
reculent sans cesse les limites de leur bonheur,ces alchimistes
de l'horticulture! Qu'ils proposent des prix de soixante et de
cent mille florins pour qui résoudra leurs ambitieux problèmes!
Moi, j'ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu !
Fleur
incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c'est là,
n'est-ce-pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu'il
faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans
ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme
les mystiques, dans ta propre correspondance ?
Des rêves !
toujours des rêves ! et plus l'âme est ambitieuse et délicate,
plus les rêves l'éloignent du possible. Chaque homme porte en
lui sa dose d'opium naturel, incessamment sécrétée et
renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien
comptons-nous d'heures remplies par la jouissance positive, par
l'action réussie et décidée ? Vivrons-nous jamais,
passerons-nous jamais dans ce tableau qu'a peint mon esprit, ce
tableau qui te ressemble ?
Ces trésors, ces meubles, ce luxe,
cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c'est toi. C'est
encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces
énormes navires qu'ils charrient, tout chargés de richesses, et
d'où montent les chants monotones de la manœuvre, ce sont mes
pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis
doucement vers la mer qui est l'Infini, tout en réfléchissant
les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; -
et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de
l'Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées
enrichies qui reviennent de l'infini vers toi.
Je veux donner l'idée d'un divertissement innocent. Il y
a si peu d'amusements qui ne soient pas coupables! Quand vous sortirez
le matin avec l'intention décidée de flâner sur les grandes routes,
remplissez vos poches de petites inventions à un sol, - telles que le
polichinelle
plat mû par un seul fil, les forgerons qui battent l'enclume, le
cavalier et son cheval dont la queue est un sifflet, -
et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux
enfants inconnus et pauvres que vous rencontrerez.
Vous verrez leurs yeux s'agrandir démesurément. D'abord ils n'oseront
pas prendre; ils douteront de leur bonheur.
Puis leurs mains agripperont vivement le cadeau, et ils s'enfuiront
comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau
que vous leur avez donné, ayant appris à se défier de l'homme.
Sur une route, derrière la grille d'un
vaste jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d'un
joli château frappé par le soleil, se tenait un enfant beau et
frais, habillé de ces vêtements de campagne si pleins de
coquetterie.
Le luxe, l'insouciance et le spectacle habituel de
la richesse rendent ces enfants-là si jolis, qu'on les croirait
faits d'une autre pâte que les enfants de la médiocrité
ou de la pauvreté.
A côté de lui gisait sur l'herbe un joujou
splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu
d'une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries.
Mais l'enfant ne s'occupait pas de son joujou préféré, et
voici ce qu'il regardait :
De l'autre côté de la grille,
sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un
autre enfant, sale, chétif, fuligineux, un de ces marmots-parias
dont un œil impartial découvrirait la beauté, si, comme
l'œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un
vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de
la misère.
A travers ces barreaux symboliques séparant deux
mondes, la grande route et le château, l'enfant pauvre montrait
à l'enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait
avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le
petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte
grillée, c'était un rat vivant ! Les parents, par économie
sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même.
Et les
deux enfants se riaient l'un à l'autre fraternellement, avec des
dents d'une égale blancheur.
C'était grande assemblée des Fées, pour
procéder à la répartition des dons parmi tous les
nouveau-nés, arrivés à la vie depuis vingt-quatre heures.
Toutes ces antiques et capricieuses Sœurs du Destin, toutes ces
Mères bizarres de la joie et de la douleur, étaient fort
diverses : les unes avaient l'air sombre et rechigné, les
autres, un air folâtre et malin ; les unes, jeunes, qui avaient
toujours été jeunes ; les autres, vieilles, qui avaient
toujours été vieilles.
Tous les pères qui ont foi dans les
Fées étaient venus, chacun apportant son nouveau-né dans ses
bras.
Les Dons, les Facultés, les bons Hasards, les
Circonstances invincibles, étaient accumulés à côté du
tribunal, comme les prix sur l'estrade, dans une distribution de
prix. Ce qu'il y avait ici de particulier, c'est que les Dons
n'étaient pas la récompense d'un effort, mais tout au contraire
une grâce accordée à celui qui n'avait pas encore vécu, une
grâce pouvant déterminer sa destinée et devenir aussi bien la
source de son malheur que de son bonheur.
Les pauvres Fées
étaient très affairées ; car la foule des solliciteurs était
grande, et le nombre intermédiaire placé entre l'homme et Dieu
est soumis comme nous à la terrible loi du Temps et de son
infinie postérité, les Jours, les Heures, les Minutes, les
Secondes.
En vérité, elles étaient aussi ahuries que des
ministres un jour d'audience, ou des employés du Mont-de-Piété
quand une fête nationale autorise les dégagements gratuits. Je
crois même qu'elles regardaient de temps à autre l'aiguille de
l'horloge avec autant d'impatience que des juges humains qui,
siégeant depuis le matin, ne peuvent s'empêcher de rêver au
dîner, à la famille et à leurs chères pantoufles. Si, dans la
justice surnaturelle, il y a un peu de précipitation et de
hasard, ne nous étonnons pas qu'il en soit de même quelquefois
dans la justice humaine. Nous serions nous-mêmes, en ce cas, des
juges injustes.
Aussi furent commises ce jour-là quelques
bourdes qu'on pourrait considérer comme bizarres, si la
prudence, plutôt que le caprice, était le caractère
distinctif, éternel des Fées.
Ainsi la puissance d'attirer
magnétiquement la fortune fut adjugée à l'héritier unique
d'une famille très riche, qui, n'étant doué d'aucun sens de
charité, non plus que d'aucune convoitise pour les biens les
plus visibles de la vie, devait se trouver plus tard
prodigieusement embarrassé de ses millions.
Ainsi furent donnés
l'amour du Beau et la Puissance poétique au fils d'un sombre
dieu, carrier de son état, qui ne pouvait, en aucune façon,
aider les facultés, ni soulager les besoins de sa déplorable
progéniture.
J'ai oublié de vous dire que la distribution, en
ces cas solennels, est sans appel, et qu'aucun don ne peut être
refusé.
Toutes les Fées se levaient, croyant leur corvée
accomplie; car il ne restait plus aucun cadeau, aucune largesse
à jeter à tout ce fretin humain, quand un brave homme, un
pauvre petit commerçant, je crois, se leva, et empoignant par sa
robe de vapeurs multicolores la Fée qui était le plus à sa
portée, s'écria :
" Eh! madame! vous nous oubliez! Il y a
encore mon petit ! Je ne veux pas être venu pour rien. "
La
Fée pouvait être embarrassée; car il ne restait plus rien.
Cependant elle se souvint à temps d'une loi bien connue, quoique
rarement appliquée, dans le monde surnaturel, habité par ces
déités impalpables, amies de l'homme, et souvent contraintes de
s'adapter à ses passions, telles que les Fées, les Gnomes, les
Salamandres, les Sylphides, les Sylphes, les Nixes, les Ondins et
les Ondines, - je veux parler de la loi qui concède aux Fées,
dans un cas semblable à celui-ci, c'est-à-dire le cas
d'épuisement des lots, la faculté d'en donner encore un,
supplémentaire et exceptionnel, pourvu toutefois qu'elle ait
l'imagination suffisante pour le créer immédiatement.
Donc la
bonne Fée répondit, avec un aplomb digne de son rang : "
Je donne à ton fils... je lui donne... le Don de plaire ! "
" Mais plaire comment ? plaire... ? plaire pourquoi ? demanda
opiniâtrement le petit boutiquier, qui était sans doute un de
ces raisonneurs si communs, incapables de s'élever jusqu'à la
logique de l'Absurde. " Parce que! parce que! "
répliqua la Fée courroucée, en lui tournant le dos ; et
rejoignant le cortège de ses compagnes, elle leur disait :
" Comment trouvez-vous ce petit Français vaniteux, qui veut
tout comprendre et qui ayant obtenu pour son fils le meilleur des
lots, ose encore interroger et discuter l'indiscutable ? "
Deux superbes Satans et une Diablesse, non
moins extraordinaire, ont la nuit dernière monté l'escalier
mystérieux par où l'Enfer donne assaut à la faiblesse de
l'homme qui dort, et communique en secret avec lui. Et ils sont
venus se poser glorieusement devant moi, debout comme sur une
estrade. Une splendeur sulfureuse émanait de ces trois
personnages, qui se détachaient ainsi du fond opaque de la nuit.
Ils avaient l'air si fier et si plein de domination, que je les
pris d'abord tous les trois pour de vrais Dieux.
Le visage du
premier Satan était d'un sexe ambigu, et il y avait aussi, dans
les lignes de son corps, la mollesse des anciens Bacchus. Ses
beaux yeux languissants, d'une couleur ténébreuse et indécise,
ressemblaient à des violettes chargées encore des lourds pleurs
de l'orage, et ses lèvres entrouvertes à des cassolettes
chaudes, d'où s'exhalait la bonne odeur d'une parfumerie ; et à
chaque fois qu'il soupirait, des insectes musqués
s'illuminaient, en voletant, aux ardeurs de son souffle.
Autour
de sa tunique de pourpre était roulé, en manière de ceinture,
un serpent chatoyant qui, la tête relevée, tournait
langoureusement vers lui ses yeux de braise. A cette ceinture
vivante étaient suspendus, alternant avec des fioles pleines de
liqueurs sinistres, de brillants couteaux et des instruments de
chirurgie. Dans sa main droite il tenait une autre fiole dont le
contenu était d'un rouge lumineux, et qui portait pour
étiquette ces mots bizarres : " Buvez, ceci est mon sang,
un parfait cordial " ; dans la gauche, un violon qui lui
servait sans doute à chanter ses plaisirs et ses douleurs, et à
répandre la contagion de sa folie dans les nuits de sabbat.
A
ses chevilles délicates traînaient quelques anneaux d'une
chaîne d'or rompue, et quand la gêne qui en résultait le
forçait à baisser les yeux vers la terre, il contemplait
vaniteusement les ongles de ses pieds, brillants et polis comme
des pierres bien travaillées.
Il me regarda avec ses yeux
inconsolablement navrés, d'où s'écoulait une insidieuse
ivresse, et il me dit d'une voix chantante : " Si tu veux,
si tu veux, je te ferai le seigneur des âmes, et tu seras le
maître de la matière vivante, plus encore que le sculpteur peut
l'être de l'argile ; et tu connaîtras le plaisir, sans cesse
renaissant, de sortir de toi-même pour t'oublier dans autrui, et
d'attirer les autres âmes jusqu'à les confondre avec la tienne. "
Et je lui répondis : " Grand merci ! je n'ai que
faire de cette pacotille d'êtres qui, sans doute, ne valent pas
mieux que mon pauvre moi. Bien que j'aie quelque honte à me
souvenir, je ne veux rien oublier; et quand même je ne te
connaîtrais pas, vieux monstre, ta mystérieuse coutellerie, tes
fioles équivoques, les chaînes dont tes pieds sont empêtrés,
sont des symboles qui expliquent assez clairement les
inconvénients de ton amitié. Garde tes présents. "
Le
second Satan n'avait ni cet air à la fois tragique et souriant,
ni ces belles manières insinuantes, ni cette beauté délicate
et parfumée. C'était un homme vaste, à gros visage sans yeux,
dont la lourde bedaine surplombait les cuisses, et dont toute la
peau était dorée et illustrée, comme d'un tatouage, d'une
foule de petites figures mouvantes représentant les formes
nombreuses de la misère universelle. Il y avait de petits hommes
efflanqués qui se suspendaient volontairement à un clou; il y
avait de petits gnomes difformes, maigres, dont les yeux
suppliants réclamaient l'aumône mieux encore que 1eurs mains
tremblantes; et puis de vieilles mères portant des avortons
accrochés à leurs mamelles exténuées. Il y en avait encore
bien d'autres.
Le gros Satan tapait avec son poing sur son
immense ventre, d'où sortait alors un long et retentissant
cliquetis de métal, qui se terminait en un vague gémissement
fait de nombreuses voix humaines. Et il riait, en montrant
impudemment ses dents gâtées, d'un énorme rire imbécile,
comme certains hommes de tous les pays quand ils ont trop bien
dîné.
Et celui-là me dit : " Je puis te donner ce qui
obtient tout, ce qui vaut tout, ce qui remplace tout ! " Et
il tapa sur son ventre monstrueux, dont l'écho sonore fit le
commentaire de sa grossière parole.
Je me détournai avec
dégoût et je répondis : "Je n'ai besoin, pour ma
jouissance, de la misère de personne ; et je ne veux pas d'une
richesse attristée, comme un papier de tenture, de tous les
malheurs représentés sur ta peau."
Quant à la Diablesse,
je mentirais si je n'avouais pas qu'à première vue je lui
trouvai un bizarre charme. Pour définir ce charme, je ne saurais
le comparer à rien de mieux qu'à celui des très-belles
femmes sur le retour, qui cependant ne vieillissent plus, et dont
la beauté garde la magie pénétrante des ruines. Elle avait
l'air à la fois impérieux et dégingandé, et ses yeux, quoique
battus, contenaient une force fascinatrice. Ce qui me frappa le
plus, ce fut le mystère de sa voix, dans laquelle je retrouvais
le souvenir des contralti les plus délicieux et aussi un peu de
l'enrouement des gosiers incessamment lavés par l'eau-de-vie.
" Veux-tu connaître ma puissance ? " dit la fausse
déesse avec sa voix charmante et paradoxale. " Ecoute.
"
Et elle emboucha alors une gigantesque trompette,
enrubannée, comme un mirliton, des titres de tous les journaux
de l'univers, et à travers cette trompette elle cria mon nom,
qui roula ainsi à tra- vers l'espace avec le bruit de cent mille
tonnerres, et me revint répercuté par l'écho de la plus
lointaine planète.
" Diable! " fis-je, à moitié
subjugué, " voilà qui est précieux ! " Mais en
examinant plus attentivement la séduisante virago, il me sembla
vaguement que je la reconnaissais pour l'avoir vue trinquant avec
quelques drôles de ma connaissance; et le son rauque du cuivre
apporta à mes oreilles je ne sais quel souvenir d'une trompette
prostituée.
Aussi je répondis, avec tout mon dédain : "
Va-t'en ! Je ne suis pas fait pour épouser la maîtresse de
certains que je ne veux pas nommer. "
Certes, d'une si
courageuse abnégation j'avais le droit d'être fier. Mais
malheureusement je me réveillai, et toute ma force m'abandonna.
" En vérité, me dis-je, il fallait que je fusse bien
lourdement assoupi pour montrer de tels scrupules. Ah ! s'ils
pouvaient revenir pendant que je suis éveillé, je ne ferais pas
tant le délicat ! "
Et je les invoquai à haute voix, les
suppliant de me pardonner, leur offrant de me déshonorer aussi
souvent qu'il le faudrait pour mériter leurs faveurs ; mais je
les avais sans doute fortement offensés, car ils ne sont jamais
revenus.
Le jour tombe. Un grand apaisement se fait dans
les pauvres esprits fatigués du labeur de la journée ; et leurs
pensées prennent maintenant les couleurs tendres et indécises
du crépuscule.
Cependant du haut de la montagne arrive à mon
balcon, à travers les nues transparentes du soir, un grand
hurlement, composé d'une foule de cris discordants, que l'espace
transforme en une lugubre harmonie, comme celle de la marée qui
monte ou d'une tempête qui s'éveille.
Quels sont les
infortunés que le soir ne calme pas, et qui prennent, comme les
hibous, la venue de la nuit pour un signal de sabbat ? Cette
sinistre ululation nous arrive du noir hospice perché sur la
montagne ; et, le soir, en fumant et en contemplant le repos de
l'immense vallée, hérissée de maisons dont chaque fenêtre dit
: " C'est ici la paix maintenant ; c'est ici la joie de la
famille!" je puis, quand le vent souffle de là-haut, bercer
ma pensée étonnée à cette imitation des harmonies de l'enfer.
Le crépuscule excite les fous. - Je me souviens que j'ai eu deux
amis que le crépuscule rendait tout malades. L'un méconnaissait
alors tous les rapports d'amitié et de politesse, et
maltraitait, comme un sauvage, le premier venu. Je l'ai vu jeter
à la tête d'un maître d'hôtel un excellent poulet, dans
lequel il croyait voir je ne sais quel insultant hiéroglyphe. Le
soir, précurseur des voluptés profondes, lui gâtait les choses
les plus succulentes.
L'autre, un ambitieux blessé, devenait, à
mesure que le jour baissait, plus aigre, plus sombre, plus
taquin. Indulgent et sociable encore pendant la journée, il
était impitoyable le soir; et ce n'était pas seulement sur
autrui, mais aussi sur lui-même, que s'exerçait rageusement sa
manie crépusculeuse.
Le premier est mort fou, incapable de
reconnaître sa femme et son enfant ; le second porte en lui
l'inquiétude d'un malaise perpétuel, et fût-il gratifié de
tous les honneurs que peuvent conférer les républiques et les
princes, je crois que le crépuscule allumerait encore en lui la
brûlante envie de distinctions imaginaires. La nuit, qui mettait
ses ténèbres dans leur esprit, fait la lumière dans le mien ;
et, bien qu'il ne soit pas rare de voir la même cause engendrer
deux effets contraires, j'en suis toujours comme intrigué et
alarmé.
O nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! vous êtes
pour moi le signal d'une fête intérieure, vous êtes la
délivrance d'une angoisse ! Dans la solitude des plaines,
dans les labyrinthes pierreux d'une capitale, scintillement
des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu
d'artifice de la déesse Liberté !
Crépuscule, comme vous êtes
doux et tendre ! Les lueurs roses qui traînent encore à
l'horizon comme l'agonie du jour sous l'oppression victorieuse de
la nuit, les feux des candélabres qui font des taches d'un rouge
opaque sur les dernières gloires du couchant, les lourdes
draperies qu'une main invisible attire des profondeurs de
l'Orient,imitent tous les sentiments compliqués qui luttent dans
le cœur de l'homme aux heures solennelles de la vie.
On dirait encore une de ces robes étranges de danseuses, où une gaze
transparente et sombre laisse entrevoir les splendeurs amorties d'une jupe éclatante, comme sous le noir présent transperce le
délicieux passé ; et les étoiles vacillantes d'or et d'argent,
dont elle est semée, représentent ces feux de la fantaisie qui
ne s'allument bien que sous le deuil profond de la Nuit.
Un gazetier philanthrope me dit que la solitude
est mauvaise pour l'homme et à l'appui de sa thèse, il cite,
comme tous les incrédules, des paroles des Pères de l'Eglise;
Je sais que le Démon fréquente volontiers les lieux arides, et
que l'Esprit de meurtre et de lubricité s'enflamme
merveilleusement dans les solitudes. Mais il serait possible que
cette solitude ne fût dangereuse que pour l'âme oisive et
divagante qui la peuple de ses passions et de ses chimères.
Il
est certain qu'un bavard, dont le suprême plaisir consiste à
parler du haut d'une chaire ou d'une tribune, risquerait fort de
devenir fou furieux dans l'île de Robinson. Je n'exige pas de
mon gazetier les courageuses vertus de Crusoé, mais je demande
qu'il ne décrète pas d'accusation les amoureux de la solitude
et du mystère.
Il y a dans nos races jacassières, des individus
qui accepteraient avec moins de répugnance le supplice suprême,
s'il leur était permis de faire du haut de l'échafaud une
copieuse harangue, sans craindre que les tambours de Santerre ne
leur coupassent intempes- tivement la parole.
Je ne les plains
pas, parce que je devine que leurs effusions oratoires leur
procurent des voluptés égales à celles que d'autres tirent du
silence et du recueillement ; mais je les méprise.
Je désire
surtout que mon maudit gazetier me laisse m'amuser à ma guise.
" Vous n'éprouvez donc jamais, - me dit-il, avec un ton de
nez très apostolique, -le besoin de partager vos
jouissances" ? Voyez-vous le subtil envieux! Il sait que je
dédaigne les siennes, et il vient s'insinuer dans les miennes,
le hideux trouble-fête !
" Ce grand malheur de ne pouvoir
être seul !... " dit quelque part La Bruyère, comme pour
faire honte à tous ceux qui courent s'oublier dans la foule,
craignant sans doute de ne pouvoir se supporter eux-mêmes.
" Presque tous nos malheurs nous viennent de n'avoir
pas su rester dans notre chambre ", dit un autre sage,
Pascal, je crois, rappelant ainsi dans la cellule du
recueillement tous ces affolés qui cherchent le bonheur dans le
mouvement et dans une prostitution que je pourrais appeler
fraternitaire, si je voulais parler la belle langue de mon siècle.
Il se disait, en se promenant dans un grand
parc solitaire : "Comme elle serait belle dans un costume
de cour, compliqué et fastueux, descendant, à travers
l'atmosphère d'un beau soir, les degrés de marbre d'un palais,
en face des grandes pelouses et des bassins ! Car elle a
naturellement l'air d'une princesse."
En passant plus tard
dans une rue, il s'arrêta devant une boutique de gravures, et,
trouvant dans un carton une estampe représentant un paysage
tropical, il se dit : " Non ! ce n'est pas dans un palais
que je voudrais posséder sa chère vie. Nous n'y serions pas
chez nous. D'ailleurs ces murs criblés d'or ne laisseraient pas
une place pour accrocher son image ; dans ces solennelles
galeries, il n'y a pas un coin pour l'intimité. Décidément,
c'est là qu'il faudrait demeurer pour cultiver le rêve de ma
vie. "
Et, tout en analysant des yeux les détails de la
gravure, il continuait mentalement : " Au bord de la mer,
une belle case en bois, enveloppée de tous ces arbres bizarres
et luisants dont j'ai oublié les noms..., dans l'atmosphère,
une odeur enivrante, indéfinissable..., dans la case un puissant
parfum de rose et de musc..., plus loin, derrière notre petit
domaine, des bouts de mâts balancés par la houle..., autour de
nous, au-delà de la chambre éclairée d'une lumière rose
tamisée par les stores, décorée de nattes fraîches et de
fleurs capiteuses, avec de rares sièges d'un rococo portuguais,
d'un bois lourd et ténébreux (où elle reposerait si calme, si
bien éventée, fumant le tabac légèrement opiacé!), au-delà
de la varangue, le tapage des oiseaux ivres de lumières, et le
jacassement des petites négresses..., et, la nuit, pour servir
d'accompagnement à mes songes, le chant plaintif des arbres à
musique, des mélancoliques filaos ! Oui, en vérité, c'est bien
là le décor que je cherchais. Qu'ai-je à faire de palais ?
"
Et plus loin, comme il suivait une grande avenue, il
aperçut une auberge proprette, où d'une fenêtre égayée par
des rideaux d'indienne bariolée se penchaient deux têtes
rieuses. Et tout de suite : " Il faut, - se dit-i1, - que ma
pensée soit une grande vagabonde pour aller chercher si loin ce
qui est si près de moi. Le plaisir et le bonheur sont dans la
première auberge venue, dans l'auberge du hasard, si féconde en
voluptés. Un grand feu, des faïences voyantes, un souper
passable, un vin rude, et un lit très-large avec des draps un
peu âpres, mais frais ; quoi de mieux ? "
Et en rentrant
seul chez lui, à cette heure où les conseils de la Sagesse ne
sont plus étouffés par les bourdonnements de la vie extérieure,
il se dit : " J'ai eu aujourd'hui, en rêve, trois domiciles
où j'ai trouvé un égal plaisir. Pourquoi contraindre mon corps
à changer de place, puisque mon âme voyage si lestement ? Et à
quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en
lui-même une jouissance suffisante ? "
Le soleil accable la ville de sa lumière
droite et terrible; le sable est éblouissant et la mer miroite.
Le monde stupéfié s'affaisse lâchement et fait la sieste, une
sieste qui est une espèce de mort savoureuse où le dormeur, à
demi éveillé, goûte les voluptés de son anéantissement.
Cependant Dorothée, forte et fière comme le soleil, s'avance
dans la rue déserte, seule vivante à cette heure sous l'immense
azur, et faisant sur la lumière une tache éclatante et noire.
Elle s'avance, balançant mollement son torse si mince sur ses
hanches si larges. Sa robe de soie collante, d'un ton clair et
rose, tranche vivement sur les ténèbres de sa peau et moule
exactement sa taille longue, son dos creux et sa gorge pointue.
Son ombrelle rouge, tamisant la lumière, projette sur son visage
sombre le fard sanglant de ses reflets.
Le poids de son énorme
chevelure presque bleue tire en arrière sa tête délicate et
lui donne un air triomphant et paresseux. De lourdes pendeloques
gazouillent secrètement à ses mignonnes oreilles.
De temps en
temps la brise de mer soulève par le coin sa jupe flottante et
montre sa jambe luisante et superbe ; et son pied, pareil aux
pieds des déesses de marbre que l'Europe enferme dans ses
musées, imprime fidèlement sa forme sur le sabIe fin. Car
Dorothée est si prodigieusement coquette que le plaisir d'être
admirée l'emporte chez elle sur l'orgueil de l'affranchie, et,
bien qu'elle soit libre, elle marche sans souliers.
Elle s'avance
ainsi, harmonieusement, heureuse de vivre et souriant d'un blanc
sourire, comme si elle apercevait au loin dans l'espace un miroir
reflétant sa démarche et sa beauté.
A l'heure où les chiens
eux-mêmes gémissent de douleur sous le soleil qui les mord,
quel puissant motif fait donc aller ainsi la paresseuse
Dorothée, belle et froide comme le bronze ?
Pourquoi a-t-elle
quitté sa petite case si coquettement arrangée, dont les fleurs
et les nattes font à si peu de frais un parfait boudoir ; où
elle prend tant de plaisir à se peigner, à fumer, à se faire
éventer ou à se regarder dans le miroir de ses grands
éventails de plumes, pendant que la mer, qui bat la plage à
cent pas de là, fait à ses rêveries indécises un puissant et
monotone accompagnement, et que la marmite de fer, où cuit un
ragoût de crabes au riz et au safran, lui envoie, du fond de la
cour, ses parfums excitants ?
Peut-être a-t-elle un rendez-vous
avec quelque jeune officier qui, sur des plages lointaines, a
entendu parler par ses camarades de la célèbre Dorothée.
Infailliblement elle le priera, la simple créature, de lui
décrire le bal de l'Opéra, et lui demandera si on peut y aller
pieds nus, comme aux danses du dimanche, où les vieilles
Cafrines elles-mêmes deviennent ivres et furieuses de joie ; et
puis encore si les belles dames de Paris sont toutes plus belles qu'elle.
Dorothée est admirée et choyée de tous, et elle
serait parfaitement heureuse si elle n'était obligée d'entasser
piastre sur piastre pour racheter sa petite sœur qui a bien onze
ans, et qui est déjà mûre, et si belle. Elle réussira sans
doute, la bonne Dorothée; le maître de l'enfant est si avare,
trop avare, pour comprendre une autre beauté que celle des écus !
Ah ! vous voulez savoir pourquoi je vous hais
aujourd'hui. Il vous sera sans doute moins facile de le
comprendre qu'à moi de vous l'expliquer ; car vous êtes, je
crois, le plus bel exemple d'imperméabilité féminine qui se
puisse rencontrer.
Nous avions passé ensemble une longue
journée qui m'avait paru courte. Nous nous étions bien promis
que toutes nos pensées nous seraient communes à l'un et à
l'autre, et que nos deux âmes désormais n'en feraient plus
qu'une ; - un rêve qui n'a rien d'original, après tout, si ce
n'est que, rêvé par tous les hommes, il n'a été réalisé par
aucun.
Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir
devant un café neuf qui formait le coin d'un boulevard neuf,
encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses
splendeurs inachevées. Le café étincelait. Le gaz, lui-même,
y déployait toute l'ardeur d'un début, et éclairait de toutes
ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes
éblouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des
corniches, les pages aux joues rebondies traînés par des chiens
en laisse, les dames riant au faucon perché sur leur poing, les
nymphes et les déesses portant sur leur tête des fruits, des
pâtés et du gibier, les Hébés et les Ganymèdes présentant
à bras tendu la petite amphore à bavaroises ou l'obélisque
bicolore des glaces panachées ; toute l'histoire et toute la
mythologie mises au service de la goinfrerie.
Droit devant nous,
sur la chaussée, était planté un brave homme d'une quarantaine
d'années, au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant
d'une main un petit garçon et portant sur l'autre bras un petit
être trop faible pour marcher. Il remplissait l'office de bonne
et faisait prendre à ses enfants l'air du soir. Tous en
guenilles. Ces trois visages étaient extraordinairement
sérieux, et ces six yeux contemplaient fixement le café nouveau
avec une admiration égale, mais nuancée diversement par l'âge.
Les yeux du père disaient : " Que c'est beau ! que c'est
beau ! on dirait que tout l'or du pauvre monde est venu se porter
sur ces murs. " - Les yeux du petit garçon : " Que
c'est beau ! que c'est beau ! mais c'est une maison où peuvent
seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous. " Quant aux
yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer
autre chose qu'une joie stupide et profonde.
Les chansonniers
disent que le plaisir rend l'âme bonne et amollit le cœur. La
chanson avait raison ce soir-là, relativement à moi. Non
seulement j'étais attendri par cette famille d'yeux, mais je me
sentais honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que
notre soif. Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour,
pour y lire ma pensée plongeais dans vos yeux si beaux et si
bizarrement doux, dans vos yeux verts habités par le caprice et
inspirés par la Lune, quand vous me dîtes : " Ces gens me
sont insupportables avec les yeux ouverts comme des portes
cochères ! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les
éloigner d'ici ? "
Tant il est difficile de s'entendre,
mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre
gens qui s'aiment !
Fancioulle était un admirable bouffon, et
presque un des amis du Prince. Mais pour les personnes vouées
par état au comique, les choses sérieuses ont de fatales
attractions, et, bien qu'il puisse paraître bizarre que les
idées de patrie et de liberté s'emparent despotiquement du
cerveau d'un histrion, un jour Fancioulle entra dans une
conspiration formée par quelques gentilshommes mécontents.
Il existe partout des hommes de bien pour dénoncer au pouvoir ces
individus d'humeur atrabilaire qui veulent déposer les princes
et opérer, sans la consulter, le déménagement d'une société.
Les seigneurs en question furent arrêtés, ainsi que Fancioulle,
et voués à une mort certaine.
Je croirais volontiers que le
Prince fut presque fâché de trouver son comédien favori parmi
les rebelles. Le Prince n'était ni meilleur ni pire qu'un autre ; mais une excessive sensibilité le rendait, en beaucoup de cas,
plus cruel et plus despote que tous ses pareils. Amoureux
passionné des beaux-arts, excellent connaisseur d'ailleurs, il
était vraiment insatiable de voluptés. Assez indifférent
relativement aux hommes et à la morale, véritable artiste
lui-même, il ne connaissait d'ennemi dangereux que l'Ennui, et
les efforts bizarres qu'il faisait pour fuir ou pour vaincre ce
tyran du monde lui auraient certainement attiré, de la part d'un
historien sévère, l'épithète de "monstre", s'il
avait été permis, dans ses domaines, d'écrire quoi que ce fût
qui ne tendît pas uniquement au plaisir ou à l'étonnement, qui
est une des formes les plus délicates du plaisir. Le grand
malheur de ce Prince fut qu'il n'eût jamais un théâtre assez
vaste pour son génie. Il y a des jeunes Nérons, qui étouffent
dans des limites trop étroites, et dont les siècles à venir
ignoreront toujours le nom et la bonne volonté. L'imprévoyante
Providence avait donné à celui-ci des facultés plus grandes
que ses Etats.
Tout d'un coup le bruit courut que le souverain
voulait faire grâce à tous les conjurés ; et l'origine de ce
bruit fut l'annonce d'un grand spectacle où Fancioulle devait
jouer l'un de ses principaux et de ses meilleurs rôles, et
auquel assisteraient même, disait-on, les gentilshommes
condamnés ; signe évident, ajoutaient les esprits superficiels,
des tendances généreuses du Prince offensé.
De la part d'un
homme aussi naturellement et volontairement excentrique, tout
était possible, même la vertu, même la clémence, surtout s'il
avait pu espérer d'y trouver des plaisirs inattendus. Mais pour
ceux qui, comme moi, avaient pu pénétrer plus avant dans les
profondeurs de cette âme curieuse et malade, il était
infiniment plus probable que le Prince voulait juger de la valeur
des talents scéniques d'un homme condamné à mort. Il voulait
profiter de l'occasion pour aire une expérience physiologique
d'un intérêt capital, et vérifier Jusqu'à quel point les
facultés habituelles d'un artiste pouvaient être altérées ou
modifiées par la situation extraordinaire où il se trouvait ;
au-delà, existait-il dans son âme une intention plus ou moins
arrêtée de clémence ? C'est un point qui n'a jamais pu être
éclairci.
Enfin, le grand jour arrivé, cette petite cour
déploya toutes ses pompes, et il serait difficile de concevoir,
à moins de l'avoir vu, tout ce que la classe privilégiée d'un
petit Etat, à ressources restreintes, peut montrer de splendeurs
pour une vraie solennité. Celle-là était doublement vraie,
d'abord par la magie du luxe étalé, ensuite par l'intérêt
moral et mystérieux qui y était attaché.
Le sieur Fancioulle
excellait surtout dans les rôles muets ou peu chargés de
paroles, qui sont souvent les principaux dans ces drames
féeriques dont l'objet est de représenter symboliquement le
mystère de la vie. Il entra en scène légèrement et avec une
aisance parfaite, ce qui contribua à fortifier dans le noble
public, l'idée de douceur et de pardon.
Quand on dit d'un
comédien : " Voilà un bon comédien ", on se sert
d'une formule qui implique que sous le personnage se laisse
encore deviner le comédien : c'est-à-dire l'art, l'effort, la
volonté. 0r, si un comédien arrivait à être, relativement au
personnage qu'il est chargé d'exprimer, ce que les meilleures
statues de l'antiquité, miraculeusement animées, vivantes,
marchantes, voyantes, seraient relativement à l'idée générale
et confuse de beauté, ce serait là, sans doute, un cas
singulier et tout à fait imprévu. Fancioulle fut, ce soir-là,
une parfaite idéalisation qu'il était impossible de ne pas
supposer vivante, possible, réelle. Ce bouffon allait, venait,
riait, pleurait, se convulsait, avec une indestructible auréole
autour de la tête, auréole invisible pour tous, mais visible
pour moi, et où se mêlaient, dans un étrange amalgame, les
rayons de l'Art et la Gloire du Martyre. Fancioulle introduisait,
par je ne sais quelle grâce spéciale, le divin et le
surnaturel, jusque dans les plus extravagantes bouffonneries. Ma
plume tremble et des larmes d'une émotion toujours présente me
montent aux yeux pendant que je cherche à vous décrire cette
inoubliable soirée. Fancioulle me prouvait d'une manière
péremptoire, irréfutable, que l'ivresse de l'Art est plus apte
que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ; que le génie
peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui
l'empêche de voir la tombe, perdu, comme il est, dans un paradis
excluant toute idée de tombe et de destruction.
Tout ce public,
si blasé et frivole qu'il pût être, subit bientôt la
toute-puissante domination de l'artiste. Personne ne rêva plus
de mort, de deuil, ni de supplices. Chacun s'abandonna, sans
inquiétude, aux voluptés multipliées que donne la vue d'un
chef-d'œuvre d'art vivant. Les explosions de la joie et de
l'admiration ébranlèrent à plusieurs reprises les voûtes de
l'édifice avec l'énergie d'un tonnerre continu. Le Prince
lui-même, enivré, mêla ses applaudissements à ceux de sa
cour.
Cependant, pour un œil clairvoyant, son ivresse, à lui,
n'était pas sans mélange. Se sentait-il vaincu dans son pouvoir
de despote ? humilié dans son art de terrifier les cœurs et
d'engourdir les esprits? frustré de ses espérances et bafoué
dans ses prévisions? De telles suppositions non exactement
justifiées, mais non absolument injustifiables, traversèrent
mon esprit pendant que je contemplais le visage du Prince, sur
lequel une pâleur nouvelle s'ajoutait sans cesse à sa pâleur
habituelle, comme la neige s'ajoute à la neige. Ses lèvres se
resserraient de plus en plus, et ses yeux s'éclairaient d'un feu
intérieur semblable à celui de la jalousie et de la rancune,
même pendant qu'il applaudissait ostensiblement les talents de
son vieil ami, l'étrange bouffon, qui bouffonnait si bien la
mort. A un certain moment, je vis Son Altesse se pencher vers un
petit page, placé derrière elle, et lui parler à l'oreille. La
physionomie espiègle du joli enfant s'illumina d'un sourire; et
puis il quitta vivement la loge princière comme pour s'acquitter
d'une commission urgente.
Quelques minutes plus tard un coup de
sifflet aigu, prolongé, interrompit Fancioulle dans un de ses
meilleurs moments, et déchira à la fois les oreilles et les
cœurs. Et de l'endroit de la salle d'où avait jailli cette
désapprobation inattendue, un enfant se précipitait dans un
corridor avec des rires étouffés.
Fancioulle, secoué,
réveillé dans son rêve, ferma d'abord les yeux, puis les
rouvrit presque aussitôt, démesurément agrandis, ouvrit
ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un
peu en avant, un peu en arrière, et puis tomba raide mort sur
les planches.
Le sifflet, rapide comme un glaive, avait-il
réellement frustré le bourreau? Le Prince avait-il lui-même
deviné toute l'homicide efficacité de sa ruse? Il est permis
d'en douter. Regretta-t-il son cher et inimitable Fancioulle? Il
est doux et légitime de le croire.
Les gentilshommes coupables
avaient joui pour la dernière fois du spectacle de la comédie.
Dans la même nuit ils furent effacés de la vie.
Depuis lors,
plusieurs mimes, justement appréciés dans différents pays,
sont venus jouer devant la cour de ***; mais aucun d'eux n'a pu
rappeler les merveilleux talents de Fancioulle, ni s'élever
jusqu'à la même faveur.
Comme nous nous éloignions du bureau de tabac,
mon ami fit un soigneux triage de sa monnaie ; dans la poche
gauche de son gilet il glissa de petites pièces d'or; dans la
droite, de petites pièces d'argent; dans la poche de sa culotte,
une masse de gros sols, et enfin, dans la droite, une pièce
d'argent de deux francs qu'il avait particulièrement examinée.
" Singulière et minutieuse répartition! " me dis-je
en moi-même.
Nous fîmes la rencontre d'un pauvre qui nous
tendit sa casquette en tremblant. - Je ne connais rien de plus
inquiétant que l'éloquence muette de ces yeux suppliants, qui
contiennent à la fois, pour l'homme sensible qui sait y lire,
tant d'humilité, tant de reproches. Il trouve quelque chose
approchant cette profondeur de sentiment compliqué, dans les
yeux larmoyants des chiens qu'on fouette.
L'offrande de mon ami
fut beaucoup plus considérable que la mienne, et je lui dis :
" Vous avez raison ; après le plaisir d'être étonné, il
n'en est pas de plus grand que celui de causer une surprise. -
C'était la pièce fausse ", me répondit-il tranquillement,
comme pour se justifier de sa prodigalité.
Mais dans mon
misérable cerveau, toujours occupé à chercher midi à quatorze
heures (de quelle fatigante faculté la nature m'a fait
cadeau!), entra soudainement cette idée qu'une pareille
conduite, de la part de mon ami, n'était excusable que par le
désir de créer un événement dans la vie de ce pauvre diable,
peut-être même de connaître les conséquences diverses,
funestes ou autres, que peut engendrer une pièce fausse dans la
main d'un mendiant. Ne pouvait-elle pas se multiplier en pièces
vraies ? ne pouvait-elle pas aussi le conduire en prison ? Un
cabaretier, un boulanger, par exemple, allait peut-être le faire
arrêter comme faux monnayeur ou comme propagateur de fausse
monnaie. Tout aussi bien la pièce fausse serait peut-être, pour
un pauvre petit spéculateur, le germe d'une richesse de quelques
jours. Et ainsi ma fantaisie allait son train, prêtant des ailes
à l'esprit de mon ami et tirant toutes les déductions possibles
de toutes les hypothèses possibles.
Mais celui-ci rompit
brusquement ma rêverie en reprenant mes propres paroles : "
Oui, vous avez raison; il n'est pas de plaisir plus doux que de
surprendre un homme en lui donnant plus qu'il n'espère. "
Je le regardais dans le blanc des yeux, et je fus épouvanté de
voir que ses yeux brillaient d'une incontestable candeur. Je vis
alors clairement qu'il avait voulu faire à la fois la charité
et une bonne affaire; gagner quarante sols et le cœur de Dieu
emporter le paradis économiquement; enfin attraper gratis un
brevet d'homme charitable. Je lui aurais presque pardonné le
désir de la criminelle jouissance dont je le supposais tout à
l'heure capable; j'aurais trouvé curieux, singulier, qu'il
s'amusât à compromettre les pauvres ; mais je ne lui
pardonnerai jamais l'ineptie de son calcul. On n'est jamais
excusable d'être méchant, mais il y a quelque mérite à savoir
qu'on l'est; et le plus irréparable des vices est de faire le
mal par bêtise.
Hier, à travers la foule du boulevard, je me
suis senti frôlé par un Etre mystérieux que j'avais toujours
désiré connaître, et que je reconnus tout de suite, quoique je
ne l'eusse jamais vu. Il y avait sans doute chez lui,
relativement à moi, un désir analogue, car il me fit, en
passant, un clignement d'œil significatif auquel je me
hâtai d'obéir. Je le suivis attentivement, et bientôt je
descendis derrière lui dans une demeure souterraine,
éblouissante, où éclatait un luxe dont aucune des habitations
supérieures de Paris ne pourrait fournir un exemple approchant.
Il me parut singulier que j'eusse pu passer si souvent à côté
de ce prestigieux repaire sans en deviner l'entrée. Là
régnait une atmosphère exquise, quoique capiteuse, qui faisait
oublier presque instantanément toutes les fastidieuses horreurs
de la vie ; on y respirait une béatitude sombre, analogue à
celle que durent éprouver les mangeurs de lotus quand,
débarquant dans une île enchantée éclairée des lueurs
d'une éternelle après-midi ils sentirent naître en eux,
aux sons assoupissants des mélodieuses cascades, le désir de ne
jamais revoir leurs pénates, leurs femmes, leurs enfants, et de
ne jamais remonter sur les hautes lames de la mer.
Il y avait là
des visages étranges d'hommes et de femmes marqués
d'une beauté fatale, qu'il me semblait avoir vus déjà à
des époques et dans des pays dont il m'était impossible de me
souvenir exactement, et qui m'inspiraient plutôt une
sympathie fraternelle que cette crainte qui naît ordinairement
à l'aspect de l'inconnu Si je voulais essayer de
définir d'une manière quelconque l'expression singulière
de leurs regards, je dirais que jamais je ne vis d'yeux
brillant plus énergiquement de l'horreur de l'ennui et
du désir immortel de se sentir vivre.
Mon hôte et moi, nous
étions déjà, en nous asseyant, de vieux et parfaits amis. Nous
mangeâmes, nous bûmes outre mesure de toutes sortes de vins
extraordinaires, et, chose non moins extraordinaire, il me
semblait, après plusieurs heures, que je n'étais pas plus ivre
que lui. Cependant le jeu, ce plaisir surhumain, avait coupé à
divers intervalles nos fréquentes libations, et je dois dire que
j'avais joué et perdu mon âme avec une insouciance et une
légèreté héroïques. L'âme est une chose si impalpable,
si souvent inutile, et quelquefois si gênante que je
n'éprouvai, quant à cette perte, qu'un peu moins
d'émotion que si j'avais égaré, dans une promenade, ma
carte de visite.
Nous fumâmes longuement quelques cigares dont
la saveur et le parfum incomparables donnaient à l'âme la
nostalgie de pays et de bonheurs inconnus et, enivré de toutes
ces délices, j'osai, dans un accès de familiarité qui ne parut
pas lui déplaire, m'écrier, en m'emparant d'une coupe
pleine jusqu'au bord : " A votre immortelle santé, vieux
bouc ! "
Nous causâmes aussi de l'univers, de sa
création et de sa future destruction ; de la grande idée du
siècle, c'est à dire du progrès et de la perfectibilité, et,
en général, de toutes les formes de l'infatuation humaine.
Sur ce sujet-là, Son altesse ne tarissait pas en plaisanteries
légères et irréfutables, et elle s'exprimait avec une
suavité de diction et une tranquillité dans la drôlerie que je
n'ai trouvées dans aucun des plus célèbres causeurs de
l'humanité. Elle m'expliqua l'absurdité des différentes
philosophies qui avaient jusqu'à présent pris possession du
cerveau humain, et daigna même me faire confidence de quelques
principes fondamentaux dont il ne me convient pas de partager les
bénéfices et la propriété avec qui que ce soit. Elle ne se
plaignit en aucune façon de la mauvaise réputation dont elle
jouit dans toutes les parties du monde, m'assura qu'elle était,
elle-même, la personne la plus intéressée à la destruction de
la superstition, et m'avoua qu'elle n'avait eu peur, relativement
à son propre pouvoir, qu'une seule fois, c'était le jour où
elle avait entendu un prédicateur, plus subtil ques ses
confrères, s'écrier en chaire : " Mes chers frères,
n'oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des
lumières, que la plus belle des ruses du diable est de vous
persuader qu'il n'existe pas! "
Le souvenir de ce célèbre orateur nous conduisit naturellement vers le sujet
des académies, et mon étrange convive m'affirma qu'il ne dédaignait pas,
en beaucoup de cas, d'inspirer la plume, la parole et la conscience des pédagogues, et qu'il
assistait presque toujours en personne, quoique invisible, à toutes les séances académiques.
Encouragé par tant de
bontés, je lui demandai des nouvelles de dieu, et s'il
l'avait vu récemment. Il me répondit, avec une insouciance
nuancée d'une certaine tristesse : " Nous nous saluons
quand nous nous rencontrons, mais comme deux vieux gentilhommes,
en qui une politesse innée ne saurait éteindre tout à fait le
souvenir d'anciennes rancunes. "
Il est douteux que Son
Altesse ait jamais donné une si longue audience à un simple
mortel, et je craignais d'abuser. Enfin, comme l'aube
frissonnante blanchissait les vitres, ce célèbre personnage,
chanté par tant de poètes et servi par tant de philosophes qui
travaillent à sa gloire sans le savoir, me dit :
" Je veux
que vous gardiez de moi un bon souvenir, et vous prouver que moi,
dont on dit tant de mal, je suis quelquefois bon diable, pour me
servir d'une de vos locutions vulgaires. Afin de compenser
la perte irrémédiable que vous avez faite de votre âme, je
vous donne l'enjeu que vous auriez gagné si le sort avait
été pour vous, c'est-à-dire la possibilité de soulager et de
vaincre, pendant toute votre vie, cette bizarre affection de
l'ennui, qui est la source de toutes vos maladies et de tous
vos misérables progrès. Jamais un désir ne sera formé par
vous, que je ne vous aide à le réaliser ; vous régnerez sur
vos vulgaires semblables ; vous serez fourni de flatteries et
même d'adorations ; l'argent, l'or, les diamants, les
palais féeriques, viendront vous chercher et vous prieront de
les accepter, sans que vous ayez fait un effort pour les gagner ;
vous changerez de patrie et de contrée aussi souvent que votre
fantaisie vous l'ordonnera ; vous vous soûlerez de
voluptés, sans lassitude, dans des pays charmants où il fait
toujours chaud et où les femmes sentent aussi bon que les
fleurs, - et caetera, et caetera... ", ajouta-t-il en se
levant et en me congédiant avec un bon sourire.
Si ce n'eût
été la crainte de m'humilier devant une aussi grande
assemblée, je serais volontiers tombé aux pieds de ce joueur
généreux, pour le remercier de son inouïe munificence. Mais
peu à peu, après que je l'eus quitté, l'incurable
défiance rentra dans mon sein ; je n'osais plus croire à un si
prodigieux bonheur, et, en me couchant, faisant encore ma prière
par un reste d'habitude imbécile, je répétais dans un
demi-sommeil : "Mon Dieu ! Seigneur, mon Dieu ! faites que
le diable me tienne sa parole!"
Dans un beau jardin où les rayons d'un soleil
automnal semblaient s'attarder à plaisir, sous un ciel déjà
verdâtre où des nuages d'or flottaient comme des continents en
voyage, quatre beaux enfants, quatre garçons, las de jouer sans
doute, causaient entre eux.
L'un disait : " Hier on m'a
mené au théâtre. Dans des palais grands et tristes, au fond
desquels on voit la mer et le ciel, des hommes et des femmes,
sérieux et tristes aussi, mais bien plus beaux et bien mieux
habillés que ceux que nous voyons partout, parlent avec une voix
chantante. Ils se menacent, ils supplient, ils se désolent, et
ils appuient souvent leur main sur un poignard enfoncé dans leur
ceinture. Ah ! c'est bien beau ! Les femmes sont bien plus belles
et bien plus grandes que celles qui viennent nous voir à la
maison et, quoique avec leurs grands yeux creux et leurs joues
enflammées elles aient l'air terrible, on ne peut pas
s'empêcher de les aimer. On a peur, on a envie de pleurer, et
cependant l'on est content... Et puis, ce qui est plus singulier,
cela donne envie d'être habillé de même, de dire et de faire
les mêmes choses, et de parler avec la même voix... "
L'un
des quatre enfants, qui depuis quelques secondes n'écoutait plus
le discours de son cama- rade et observait avec une fixité
étonnante je ne sais quel point du ciel, dit tout à coup :
" Regardez, regardez là-bas... ! Le voyez-vous? Il est
assis sur ce petit nuage isolé, ce petit nuage couleur de feu,
qui marche doucement. Lui aussi, on dirait qu'il nous
regarde. "
" Mais qui donc? " demandèrent les
autres.
" Dieu! " répondit-il avec un accent parfait
de conviction. " Ah ! il est déjà bien loin ; tout à
l'heure, vous ne pourrez plus le voir. Sans doute il voyage, pour
visiter tous les pays. Tenez, il va passer derrière cette
rangée d'arbres qui est presque à l'horizon... et maintenant il
descend derrière le clocher... Ah ! on ne le voit plus! "
Et l'enfant resta longtemps tourné du même côté, fixant sur la
ligne qui sépare la terre du ciel des yeux où brillait une
inexplicable expression d'extase et de regret.
" Est-il
bête, celui-là, avec son bon Dieu, que lui seul peut
apercevoir! " dit alors le troisième, dont toute la petite
personne était marquée d'une vivacité et d'une vitalité
singulières. " Moi, je vais vous raconter comment il m'est
arrivé quelque chose qui ne vous est jamais arrivé, et qui est
un peu plus intéressant que votre théâtre et vos nuages. - Il
y a quelques jours, mes parents m'ont emmené en voyage avec eux,
et, comme dans l'auberge où nous nous sommes arrêtés, il n'y
avait pas assez de lits pour nous tous, il a été décidé que
je dormirais dans le même lit que ma bonne. " - Il attira
ses camarades près de lui, et parla d'une voix plus basse. -
" Ca fait un singulier effet, allez, de n'être pas couché
seul et d'être dans un lit avec sa bonne, dans les ténèbres.
Comme je ne dormais pas, je me suis amusé, pendant qu'elle
dormait, à passer ma main sur ses bras, sur son cou et sur ses
épaules. Elle a les bras et le cou bien plus gros que toutes les
autres femmes, et la peau en est si douce, si douce, qu'on dirait
du papier à lettre ou du papier de soie. J'y avais tant de
plaisir que j'aurais longtemps continué, si je n'avais pas eu
peur, peur de la réveiller d'abord, et puis encore peur de je ne
sais quoi. Ensuite j'ai fourré ma tête dans ses cheveux qui
pendaient dans son dos, épais comme une crinière, et ils
sentaient aussi bon, je vous assure, que les fleurs du jardin, à
cette heure-ci. Essayez, quand vous pourrez, d'en faire autant
que moi, et vous verrez! "
Le jeune auteur de cette
prodigieuse révélation avait, en faisant son récit, les yeux
écarquillés par une sorte de stupéfaction de ce qu'il
éprouvait encore, et les rayons du soleil couchant, en glissant
à travers les boucles rousses de sa chevelure ébouriffée, y
allumaient comme une auréole sulfureuse de passion. Il était
facile de deviner que celui-là ne perdrait pas sa vie à
chercher la Divinité dans les nuées, et qu'il la trouverait
fréquemment ailleurs.
Enfin le quatrième dit : " Vous
savez que je ne m'amuse guère à la maison; on ne me mène
jamais au spectacle ; mon tuteur est trop avare : Dieu ne
s'occupe pas de moi et de mon ennui, et je n'ai pas une belle
bonne pour me dorloter. Il m'a souvent semblé que mon plaisir
serait d'aller toujours droit devant moi, sans savoir où, sans
que personne s'en inquiète, et de voir toujours des pays
nouveaux. Je ne suis jamais bien nulle part, et je crois toujours
que je serais mieux ailleurs que là où je suis. Eh bien! j'ai
vu, à la dernière foire du village voisin, trois hommes qui
vivent comme je voudrais vivre. Vous n'y avez pas fait attention,
vous autres. Ils étaient grands, presque noirs et très fiers,
quoique en guenilles, avec l'air de n'avoir besoin de personne.
Leurs grands yeux sombres sont devenus tout à fait brillants
pendant qu'ils faisaient de la musique; une musique si
surprenante qu'elle donne envie tantôt de danser, tantôt de
pleurer, ou de faire les deux à la fois, et qu'on deviendrait
comme fou si on les écoutait trop longtemps. L'un, en traînant
son archet sur son violon, semblait raconter son chagrin, et
l'autre, en faisant sautiller son petit marteau sur les cordes
d'un petit piano suspendu à son cou par une courroie, avait
l'air de se moquer de la plainte de son voisin, tandis que le
troisième choquait de temps à autre ses cymbales avec une
violence extraordinaire. Ils étaient si contents d'eux-mêmes,
qu'ils ont continué à jouer leur musique de sauvages, même
après que la foule s'est dispersée. Enfin ils ont ramassé
leurs sous, ont chargé leur bagage sur leur dos, et sont partis.
Moi, voulant savoir où ils demeuraient, je les ai suivis de
loin, jusqu'au bord de la forêt, où j'ai compris seulement
alors qu'ils ne demeuraient nulle part.
Alors l'un a dit : "
Faut-il déployer la tente?
" Ma foi! non! " a
répondu l'autre, " il fait une si belle nuit! "
Le
troisième disait en comptant la recette : " Ces gens-là ne
sentent pas la musique, et leurs femmes dansent comme des ours.
Heureusement, avant un mois nous serons en Autriche, où nous
trouverons un peuple plus aimable. "
" Nous ferions
peut-être mieux d'aller vers l'Espagne, car voici la saison qui
s'avance ; fuyons avant les pluies et ne mouillons que notre
gosier ", a dit un des deux autres.
" J'ai tout retenu,
comme vous voyez. Ensuite ils ont bu chacun une tasse
d'eau-de-vie et se sont endormis, le front tourné vers les
étoiles. J'avais eu d'abord envie de les prier de m'emmener avec
eux et de m'apprendre à jouer de leurs instruments ; mais je
n'ai pas osé, sans doute parce qu'il est toujours très
difficile de se décider à n'importe quoi, et aussi parce
quej'avais peur d'être rattrapé avant d'être hors de France.
"
L'air peu intéressé des trois autres camarades me donna
à penser que ce petit était déjà un incompris. Je le
regardais attentivement ; il y avait dans son œil et dans son
front ce je ne sais quoi de précocement fatal qui éloigne
généralement la sympathie, et qui, je ne sais pourquoi,
excitait la mienne, au point que j'eus un instant l'idée bizarre
que je pouvais avoir un frère à moi-même inconnu.
Le soleil
s'était couché. La nuit solennelle avait pris place. Les
enfants se séparèrent, chacun allant, à son insu, selon les
circonstances et les hasards, mûrir sa destinée, scandaliser
ses proches et graviter vers la gloire ou vers le déshonneur.
Il faut être toujours ivre. Tout est là :
c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible
fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la
terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de
poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si
quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte
d'un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous
vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue,
demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à
l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à
tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle,
demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l'étoile,
l'oiseau, l'horloge, vous répondront : "Il est l'heure de
s'enivrer ! Pour n'être pas les esclaves martyrisés du
Temps, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu,
à votre guise."
Cent fois déjà le soleil avait jailli,
radieux ou attristé, de cette cuve immense de la mer dont les
bords ne se laissent qu'à peine apercevoir ; cent fois il
s'était replongé, étincelant ou morose, dans son immense
bain du soir Depuis nombre de jours, nous pouvions contempler
l'autre côté du firmament et déchiffrer l'alphabet
céleste des antipodes. Et chacun des passagers gémissait et
grognait. On eût dit que l'approche de la terre exaspérait
leur souffrance." Quand donc ", disaient-ils, "
cesserons-nous de dormir un sommeil secoué par la lame, troublé
par un vent qui ronfle plus haut que nous ? quand pourrons-nous
manger de la viande qui ne soit pas salée comme l'élément
infâme qui nous porte ? quand pourrons-nous digérer dans un
fauteuil immobile ? "
Il y en avait qui pensaient à leur
foyer, qui regrettaient leurs femmes infidèles et maussades, et
leur progéniture criarde. Tous étaient si affolés par
l'image de la terre absente, qu'ils auraient, je crois,
mangé de l'herbe avec plus d'enthousiasme que les
bêtes.
Enfin un rivage fut signalé; et nous vîmes, en
approchant, que c'était une terre magnifique, éblouissante. Il
semblait que les musiques de la vie s'en détachaient en un
vague murmure, et que de ces côtes, riches en verdures de toute
sorte, s'exhalait, jusqu'à plusieurs lieues, une
délicieuse odeur de fleurs et de fruits.
Aussitôt chacun fut
joyeux, chacun abdiqua sa mauvaise humeur. Toutes les querelles
furent oubliées, tous les torts réciproques pardonnés ; les
duels convenus furent rayés de la mémoire, et les rancunes
s'envolèrent comme des fumées.
Moi seul j'étais triste,
inconcevablement triste. Semblable à un prêtre à qui on
arracherait sa divinité, je ne pouvais, sans une navrante
amertume, me détacher de cette mer si infiniment variée dans
son effrayante simplicité, et qui semble contenir en elle et
représenter par ses jeux, ses allures, ses colères et ses
sourires, les humeurs, les agonies et les extases de toutes les
âmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront!
En disant adieu
à cette incomparable beauté, je me sentais abattu jusqu'à la
mort ; et c'est pourquoi, quand chacun de mes compagnons dit :
"Enfin !" je ne pus crier que : "Déjà !"
Cependant c'était la terre, la terre avec ses bruits, ses
passions, ses commodités, ses fêtes ; c'était une terre riche
et magnifique, pleine de promesses, qui nous envoyait un
mystérieux parfum de rose et de musc, et d'où les musiques
de la vie nous arrivaient en un amoureux murmure.
Celui qui regarde du dehors à travers une
fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui
regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond,
plus mystérieux, plus profond, plus fécond, plus ténébreux,
plus éblouissant, qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce
qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce
qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux
vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par delà des vagues de
toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre,
toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec
son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque
rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa
légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en
pleurant.
Si c'eût été un pauvre vieux homme, j'aurais refait
la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier
d'avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : "Es-tu sûr que cette légende
soit la vraie ?" Qu'importe ce que peut être la réalité
placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je
suis et ce que je suis ?
Malheureux peut être l'homme, mais
heureux l'artiste que le désir déchire !
Je brûle de
peindre celle qui m'est apparue si rarement et qui a fui si vite
comme une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté
dans la nuit. Comme il y a longtemps déjà qu'elle a disparu !
Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante. En elle
le noir abonde et tout ce qu'elle inspire est nocturne et
profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le
mystère, et son regard illumine comme l'éclair: c'est une
explosion dans les ténèbres.
Je la comparerais à un soleil
noir, si l'on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière
et le bonheur, mais elle fait plus volontiers penser à la lune
qui sans doute l'a marquée de sa redoutable influence ; non pas
la lune blanche des idylles qui ressemble à une froide mariée,
mais la lune sinistre et enivrante suspendue au fond d'une nuit
orageuse et bousculée par les nuées qui courent ; non pas la
lune paisible et discrète visitant le sommeil des hommes purs,
mais la lune arrachée du ciel vaincue et révoltée que les
sorcières thessaliennes contraignent durement à danser sur
l'herbe terrifiée !
Dans son petit front habitent la
volonté tenace et l'amour de la proie. Cependant au bas de
ce visage inquiétant où des narines mobiles aspirent
l'inconnu et l'impossible, éclate avec une grâce
inexprimable le rire d'une grande bouche, rouge et blanche,et
délicieuse qui fait rêver au miracle d'une superbe fleur
éclose dans un terrain volcanique.
Il y a des femmes qui
inspirent l'envie de les vaincre et de jouir d'elles mais
celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard.
La Lune qui est le caprice même regarda par la
fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit :
" Cette enfant me plaît. "
Et elle descendit
mœlleusement son escalier de nuages, et passa sans bruit à
travers les vitres. Puis elle s'étendit sur toi avec la
tendresse souple d'une mère et elle déposa ses couleurs sur ta
face. Tes prunelles en sont restées vertes et tes joues
extraordinairement pâles. C'est en contemplant cette visiteuse
que tes yeux se sont si bizarrement agrandis ; et elle t'a si
tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours
l'envie de pleurer.
Cependant dans l'expansion de sa
joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère
phosphorique, comme un poison lumineux et toute cette lumière
vivante pensait et disait :
" Tu subiras éternellement
l'influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière ; tu
aimeras ce que j'aime et ce qui m'aime: l'eau, les
nuages, le silence et la nuit ; la mer immense et verte ;
l'eau informe et multiforme, le lieu où tu ne seras pas;
l'amant que tu ne connaîtras pas ; les fleurs monstrueuses ; les
parfums qui font délirer ; les chats qui se pâment sur les
pianos et qui gémissent comme des femmes, d'une voix rauque et
douce !
" Et tu seras aimée de mes amants, courtisée par
mes courtisans Tu seras la reine des hommes aux yeux verts dont
j'ai serré aussi la gorge dans mes caresses nocturnes ; de
ceux-là qui aiment la mer, la mer immense, tumultueuse et verte,
l'eau informe et multiforme, le lieu où ils ne sont pas ;
la femme qu'ils ne connaissent pas ; les fleurs sinistres qui
ressemblent aux encensoirs d'une religion inconnue, les parfums
qui troublent la volonté, et les animaux sauvages et voluptueux
qui sont les emblèmes de leur folie. "
Et c'est pour cela,
maudite chère enfant gâtée que je suis maintenant couché à
tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la
redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice
empoisonneuse de tous les lunatiques.
J'ai connu une certaine Bénédicta, qui
remplissait l'atmosphère d'idéal, et dont les yeux répandaient
le désir de la grandeur, de la beauté, de la gloire et de tout
ce qui fait croire à l'immortalité.
Mais cette fille
miraculeuse était trop belle pour vivre longtemps ; aussi
est-elle morte quelques jours après que j'eus fait sa
connaissance, et c'est moi-même qui l'ai enterrée, un jour que
le printemps agitait son encensoir jusque dans les cimetières.
C'est moi qui l'ai enterrée, bien close dans une bière
d'un bois parfumé et incorruptible comme les coffres de
l'Inde.
Et comme mes yeux restaient fichés sur le lieu où
était enfoui mon trésor, je vis subitement une petite personne
qui ressemblait singulièrement à la défunte, et qui,
piétinant sur la terre fraîche, avec une violence hystérique
et bizarre disait, en éclatant de rire : " C'est moi, la
vraie Bénédicta! C'est moi, une fameuse canaille! Et pour la
punition de ta folie et de ton aveuglement, tu m'aimeras
telle que je suis! "
Mais moi, furieux, j'ai répondu :
" Non! non! non ! " et, pour mieux accentuer mon refus,
j'ai frappé si violemment la terre, que ma jambe s'est enfoncée
jusqu'au genou dans la sépulture récente, et que, comme un loup
pris au piège, je reste attaché, pour toujours peut-être, à
la fosse de l'idéal.
Elle est bien laide. Elle est délicieuse
pourtant!
Le Temps et l'Amour l'ont marquée de leurs
griffes et lui ont cruellement enseigné ce que chaque minute et
chaque baiser emportent de jeunesse et de fraîcheur.
Elle est
vraiment laide ; elle est fourmi, araignée, si vous voulez,
squelette même ; mais aussi elle breuvage, magistère,
sorcellerie ! en somme, elle est exquise.
Le Temps n'a pu rompre
l'harmonie pétillante de sa démarche ni l'élégance
indestructible de son armature. L'Amour n'a pas altéré la
suavité de son haleine d'enfant ; et le Temps n'a rien
arraché de son abondante crinière d'où s'exhale en fauves
parfums toute la vitalité endiablée du midi français : Nîmes,
Aix, Arles, Avignon, Narbonne, Toulouse, villes bénies du
soleil, amoureuses et charmantes.
Le Temps et l'Amour l'ont
vraiment mordue à belles dents ; ils n'ont rien diminué du
charme vague, mais éternel, de sa poitrine garçonnière.
Usée
peut-être, mais non fatiguée, et toujours héroïque, elle fait
penser à ces chevaux de grande race que l'œil du
véritable amateur reconnaît, même attelés à un carrosse de
louage ou à un lourd chariot.
Et puis elle est si douce et si
fervente ! Elle aime comme on aime en automne ; on dirait que les
approches de l'hiver allument dans son cœur un feu nouveau
et la servilité de sa tendresse n'a jamais rien de fatigant.
Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.
" - Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu'avec déplaisir ? "
L'homme épouvantable me répond : " - Monsieur d'après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droit ; donc je possède le droit de me mirer ; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience. "
Au nom du bon sens, j'avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n'avait pas tort.
Un port est un charmant séjour pour une âme
fatiguée des luttes de la vie. L'ampleur du ciel,
l'architecture mobile des nuages, les colorations
changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un
prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les
lasser. Les formes élancées des navires, au gréement
compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations
harmonieuses, servent à entretenir dans l'âme le goût du
rythme et de la beauté. Et puis surtout, il y a une sorte de
plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n'a plus ni
curiosité, ni ambition, à contempler, couché dans le
belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux
qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la
force de vouloir, le désir de voyager ou de s'enrichir.
Dans un boudoir d'hommes, c'est-à-dire dans un
fumoir attenant à un élégant tripot, quatre hommes fumaient et
buvaient. Ils n'étaient précisément ni jeunes ni vieux, ni
beaux ni laids; mais vieux ou jeunes, ils portaient cette
distinction non méconnaissable des vétérans de la joie, cet
indescriptible je ne sais quoi, cette tristesse froide et
railleuse qui dit clairement : " Nous avons fortement vécu,
et nous cherchons ce que nous pourrions aimer et estimer. "
L'un d'eux jeta la causerie sur le sujet des femmes. Il eût
été plus philosophique de n'en pas parler du tout ; mais il y a
des gens d'esprit qui, après boire, ne méprisent pas les
conversations banales. On écoute alors celui qui parle, comme on
écouterait de la musique de danse.
" Tous les hommes,
disait celui-ci, ont eu l'âge de Chérubin: c'est l'époque où,
faute de dryades, on embrasse, sans dégoût, le tronc des
chênes. C'est le premier degré de l'amour. Au second degré, on
commence à choisir. Pouvoir délibérer, c'est déjà une
décadence. C'est alors qu'on recherche décidément la beauté.
Pour moi, messieurs, je me fais gloire d'être arrivé, depuis
longtemps, à l'époque climatérique du troisième degré où la
beauté elle-même ne suffit plus, si elle n'est assaisonnée par
le parfum, la parure, et caetera. J'avouerai même que j'aspire
quelquefois, comme à un bonheur inconnu, à un certain
quatrième degré qui doit marquer le calme absolu. Mais, durant
toute ma vie, excepté à l'âge de Chérubin, j'ai été plus
sensible que tout autre à l'énervante sottise, à l'irritante
médiocrité des femmes. Ce que j'aime surtout dans les animaux,
c'est leur candeur. Jugez donc combien j'ai dû souffrir par ma
dernière maîtresse.
" C'était la bâtarde d'un prince.
Belle, cela va sans dire ; sans cela, pourquoi l'aurais je prise
? Mais elle gâtait cette grande qualité par une ambition
malséante et difforme. C'était une femme qui voulait toujours
faire l'homme. " Vous n'êtes pas un homme ! Ah! si j'étais
un homme ! De nous deux, c'est moi qui suis l'homme! " Tels
étaient les insupportables refrains qui sortaient de cette
bouche d'où je n'aurais voulu voir s'envoler que des chansons. A
propos d'un livre, d'un poème, d'un opéra pour lequel je
laissais échapper mon admiration : " Vous croyez peut-être
que cela est très fort ? disait-elle aussitôt ; est-ce
que vous vous connaissez en force ? " et elle argumentait.
" Un beau jour elle s'est mise à la chimie ; de sorte
qu'entre ma bouche et la sienne je trouvai désormais un masque
de verre. Avec tout cela, fort bégueule. Si parfois je la
bousculais par un geste un peu trop amoureux, elle se convulsait
comme une sensitive violée...
- Comment cela a-t-il fini ? dit
l'un des trois autres. Je ne vous savais pas si patient.
- Dieu,
reprit-il, mit le remède dans le mal. Un jour je trouvai cette
Minerve, affamée de force idéale, en tête-à-tête avec mon
domestique, et dans une situation qui m'obligea à me retirer
discrètement pour ne pas les faire rougir. Le soir, je les
congédiai tous les deux, en leur payant les arrérages de leurs
gages.
- Pour moi, reprit l'interrupteur, je n'ai à me plaindre
que de moi-même. Le bonheur est venu habiter chez moi, et je ne
l'ai pas reconnu. La destinée m'avait, en ces derniers temps,
octroyé la jouissance d'une femme qui était bien la plus douce,
la plus soumise et la plus dévouée des créatures, et toujours
prête ! et sans enthousiasme ! " Je le veux bien, puisque
cela vous est agréable. " C'était sa réponse ordinaire.
Vous donneriez la bastonnade à ce mur ou à ce canapé, que vous
en tireriez plus de soupirs que n'en tiraient du sein de ma
maîtresse les élans de l'amour le plus forcené. Après un an
de vie commune, elle m'avoua qu'elle n'avait jamais connu le
plaisir. Je me dégoûtai de ce duel inégal, et cette fille
incomparable se maria. J'eus plus tard la fantaisie de la revoir,
et elle me dit, en me montrant six beaux enfants : « Eh
bien! mon cher ami, l'épouse est « encore aussi vierge que
l'était votre maîtresse. » Rien n'était changé dans
cette personne. Quelquefois je la regrette : j'aurais dû
l'épouser. »
Les autres se mirent à rire, et un troisième
dit à son tour:
" Messieurs,j'ai connu des jouissances que
vous avez peut-être négligées. Je veux parler du comique dans
l'amour, et d'un comique qui n'exclut pas l'admiration. J'ai plus
admiré ma dernière maîtresse que vous n'avez pu, je crois,
haïr ou aimer les vôtres. Et tout le monde l'admirait autant
que moi. Quand nous entrions dans un restaurant, au bout de
quelques minutes, chacun oubliait de manger pour la contempler.
Les garçons eux-mêmes et la dame du comptoir ressentaient cette
extase contagieuse jusqu'à oublier leurs devoirs. Bref, j'ai
vécu quelque temps en tête-à-tête avec un phénomène vivant.
Elle mangeait, mâchait, broyait, dévorait, engloutissait, mais
avec l'air le plus léger et le plus insouciant du monde. Elle
m'a tenu ainsi longtemps en extase. Elle avait une manière
douce, rêveuse, anglaise et romanesque de dire : " J'ai
faim ! " Et elle répétait ces mots jour et nuit en
montrant les plus jolies dents du monde, qui vous eussent
attendris et égayés à la fois. - J'aurais pu faire ma fortune
en la montrant dans les foires comme monstre polyphage. Je la
nourrissais bien ; et cependant elle m'a quitté...
- Pour un
fournisseur aux vivres, sans doute?
- Quelque chose d'approchant,
une espèce d'employé dans l'intendance qui, par quelque tour de
bâton à lui connu, fournit peut-être à cette pauvre enfant la
ration de plusieurs soldats. C'est du moins ce que j'ai
supposé...
- Moi, dit le quatrième, j'ai enduré des
souffrances atroces par le contraire de ce qu'on reproche en
général à l'égoïste femelle. Je vous trouve mal venus, trop
fortunés mortels, à vous plaindre des imperfections de vos
maîtresses ! "
Cela fut dit d'un ton fort sérieux, par un
homme d'aspect doux et posé, d'une physionomie presque
cléricale, malheureusement illuminée par des yeux d'un gris
clair, de ces yeux dont le regard dit : " Je veux ! "
ou : " Il faut ! " ou bien : " Je ne pardonne
jamais ! "
" Si, nerveux comme je vous connais, vous,
G..., lâches et légers comme vous êtes, vous deux K... et
J..., vous aviez été accouplés à une certaine femme de ma
connaissance, ou vous vous seriez enfuis, ou vous seriez morts.
Moi, j'ai survécu, comme vous voyez. Figurez-vous une personne
incapable de commettre une erreur de sentiment ou de calcul;
figurez-vous une sérénité désolante de caractère; un
dévouement sans comédie et sans emphase ; une douceur sans
faiblesse ; une énergie sans violence. L'histoire de mon amour
ressemble à un interminable voyage sur une surface pure et
polie, comme un miroir, vertigineusement monotone, qui aurait
réfléchi tous mes sentiments et mes gestes avec l'exactitude
ironique de ma propre conscience, de sorte que je ne pouvais pas
me permettre un geste ou un sentiment déraisonnable sans
apercevoir immédiatement le reproche muet de mon inséparable
spectre. L'amour m'apparaissait comme une tutelle. Que de
sottises elle m'a empêché de faire, que je regrette de n'avoir
pas commises! Que de dettes payées malgré moi ! Elle me privait
de tous les bénéfices que j'aurais pu tirer de ma folie
personnelle. Avec une froide et infranchissable règle, elle
barrait tous mes caprices. Pour comble d'horreur, elle n'exigeait
pas de reconnaissance, le danger passé. Combien de fois ne me
suis-je pas retenu de lui sauter à la gorge, en lui criant :
" Sois donc imparfaite, misérable! afin que je puisse
t'aimer sans malaise et sans colère. " Pendant plusieurs
années, je l'ai admirée, le cœur plein de haine. Enfin, ce
n'est pas moi qui en suis mort !
- Ah ! firent les autres, elle
est donc morte ?
- Oui ! cela ne pouvait continuer ainsi. L'amour
était devenu pour moi un cauchemar accablant. Vaincre ou mourir,
comme dit la Politique, telle était l'alternative que m'imposait
la destinée ! Un soir, dans un bois... au bord d'une mare...
après une mélancolique promenade où ses yeux, à elle,
réfléchissaient la douceur du ciel, et où mon cœur, à moi,
était crispé comme l'enfer...
- Quoi !
- Comment !
- Que
voulez-vous dire ?
- C'était inévitable. J'ai trop le sentiment
de l'équité pour battre, outrager ou congédier un serviteur
irréprochable. Mais il fallait accorder ce sentiment avec
l'horreur que cet être m'inspirait ; me débarrasser de cet être
sans lui manquer de respect. Que vouliez-vous que je fisse d'elle,
puisqu'elle était parfaite? "
Les trois autres compagnons
regardèrent celui-ci avec un regard vague et légèrement
hébété, comme feignant de ne pas comprendre et comme avouant
implicitement qu'ils ne se sentaient pas, quant à eux, capables
d'une action aussi rigoureuse, quoique suffisamment expliquée
d'ailleurs.
Ensuite on fit apporter de nouvelles bouteilles, pour
tuer le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la Vie qui
coule si lentement.
Comme la voiture traversait le bois, il la fit
arrêter dans le voisinage d'un tir, disant qu'il lui serait
agréable de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Tuer ce
monstre-là, n'est-ce pas l'occupation la plus ordinaire et
la plus légitime de chacun ? - Et il offrit galamment la main à
sa chère, délicieuse et exécrable femme, à cette mystérieuse
femme à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et
peut-être aussi une grande partie de son génie.
Plusieurs balles
frappèrent loin du but proposé ; l'une d'elles s'enfonça
même dans le plafond ; et comme la charmante créature riait
follement, se moquant de la maladresse de son époux, celui-ci se
tourna brusquement vers elle, et lui dit : " Observez cette
poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l'air et
qui a la mine si hautaine. Et bien ! cher ange, je me figure que
c'est vous. " Et il ferma les yeux et il lâcha la détente.
La poupée fut nettement décapitée.
Alors s'inclinant vers sa
chère, sa délicieuse, son exécrable femme, son inévitable et
impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il
ajouta : " Ah ! mon cher ange, combien je vous remercie de
mon adresse ! "
Ma petite folle bien-aimée me donnait à
dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger, je
contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les
vapeurs, les merveilleuses constructions de l'impalpable. Et
je me disais à travers ma contemplation : " - Toutes ces
fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle
bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts. "
Et
tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et
j'entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et
comme enrouée par l'eau-de-vie, la voix de ma chère petite
bien-aimée, qui disait : " - Allez-vous bientôt manger votre
soupe, s... b... de marchand de nuages ? "
A la vue du cimetière, Estaminet. - " Singulière enseigne, - se dit notre promeneur, - mais bien
faite pour donner soif ! A coup sûr, le maître de ce cabaret
sait apprécier Horace et les poètes élèves d'Epicure.
Peut-être même connaît-il le raffinement profond des anciens
Egyptiens, pour qui il n'y avait pas de bon festin sans
squelette, ou sans un emblème quelconque de la brièveté de la
vie. "
Et il entra, but un verre de bière en face des
tombes, et fuma lentement un cigare. Puis, la fantaisie le prit
de descendre dans ce cimetière, dont l'herbe était si
haute et si invitante, et où régnait un si riche soleil.
En effet, la lumière et la chaleur y faisaient
rage, et l'on eût dit que le soleil ivre se vautrait tout
de son long sur un tapis de fleurs magnifiques, engraissées par
la destruction. Un immense bruissement de vie remplissait
l'air, - la vie des infiniments petits, - coupés à
intervalles réguliers par la crépitation des coups de feu
d'un tir voisin, qui éclataient comme l'explosion des
bouchons de champagne dans le bourdonnement d'une symphonie
en sourdine.
Alors, sous le soleil qui lui chauffait le cerveau et
dans l'atmosphère des ardents parfums de la mort,il entendit une
voix chuchoter sous la tombe où il était assis. Et cette voix
disait: " Maudites soient vos cibles et vos carabines,
turbulents vivants, qui vous souciez si peu des défunts et de
leur divin repos! Maudites soient vos ambitions, maudits soient
vos calculs, mortels impatients, qui venez étudier l'art de
tuer auprès du sanctuaire de la mort! Si vous saviez comme le
prix est facile à gagner, comme le but est facile à toucher, et
comme tout est néant, excepté la mort, vous ne vous fatigueriez
pas tant, laborieux vivants, et vous troubleriez moins souvent le
sommeil de ceux qui, depuis longtemps, ont mis dans le but, dans
le seul vrai but de la détestable vie! "
" Eh! quoi! vous ici, mon cher? Vous dans un
mauvais lieu! vous, le buveur de quintessences! vous, le mangeur
d'ambroisie! En vérité, il y a là de quoi me
surprendre.
- Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et
des voitures. Tout à l'heure, comme je traversais le
boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à
travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les
côtés à la fois, mon auréole dans un mouvement brusque a
glissé de ma tête dans la fange du macadam. je n'ai pas eu le
courage de la ramasser. J'ai jugé moins désagréable de perdre
mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je
dit, à quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me
promener incognito, faire des actions basses et me livrer à la
crapule comme les simples mortels Et me voici tout semblable à
vous, comme vous voyez !
- Vous devriez au moins faire afficher
cette auréole, ou la faire réclamer par le commissaire.
- Ma foi! non. Je me trouve bien ici. Vous seul, vous m'avez reconnu.
D'ailleurs la dignité m'ennuie. Ensuite je pense avec
joie que quelque mauvais poète la ramassera et s'en coiffera
impudemment. Faire un heureux, quelle jouissance ! et surtout un
heureux qui me fera rire ! Pensez à X ou à Z ! Hein ! comme ce
sera drôle ! "
Mademoiselle Bistouri
Comme j'arrivais à l'extrémité du faubourg,
sous les éclairs du gaz, je sentis un bras qui se coulait
doucement sous le mien, et j'entendis une voix qui me disait à
l'oreille : "Vous êtes médecin, monsieur ?"
Je
regardai ; c'était une grande fille, robuste, aux yeux très
ouverts, légèrement fardée, les cheveux flottant au vent avec
les brides de son bonnet.
" - Non; je ne suis pas médecin.
Laissez-moi passer. - Oh ! si ! vous êtes médecin. Je le vois
bien. Venez chez moi. Vous serez bien content de moi, allez ! -
Sans doute, j'irai vous voir, mais plus tard, après le médecin,
que diable!... - Ah! ah! - fit-elle, toujours suspendue à mon
bras, et en éclatant de rire, - vous êtes un médecin farceur,
j'en ai connu plusieurs dans ce genre-là. Venez. "
J'aime
passionnément le mystère, parce que j'ai toujours l'espoir de
le débrouiller. Je me laissai donc entraîner par cette
compagne, ou plutôt par cette énigme inespérée.
J'omets la
description du taudis ; on peut la trouver dans plusieurs vieux
poètes français bien connus. Seulement, détail non aperçu par
Régnier, deux ou trois portraits de docteurs célèbres étaient
suspendus aux murs.
Comme je fus dorloté ! Grand feu, vin chaud,
cigares ; et en m'offrant ces bonnes choses et en allumant
elle-même un cigare, la bouffonne créature me disait : "
Faites comme chez vous, mon ami, mettez-vous à l'aise. Ca vous
rappellera l'hôpital et le bon temps de la jeunesse. - Ah çà !
où donc avez-vous gagné ces cheveux blancs ? Vous n'étiez pas
ainsi, il n'y a pas encore bien longtemps, quand vous étiez
interne de L... Je me souviens que c'était vous qui l'assistiez
dans les opérations graves. En voilà un homme qui aime couper,
tailler et rogner ! C'était vous qui lui tendiez les
instruments, les fils et les éponges. - Et comme, l'opération
faite, il disait fièrement, en regardant sa montre : " Cinq
minutes, messieurs ! " - Oh ! moi, je vais partout. Je
connais bien ces Messieurs. "
Quelques instants plus tard, me
tutoyant, elle reprenait son antienne, et me disait : " Tu
es médecin, n'est-ce pas, mon chat ? "
Cet inintelligible
refrain me fit sauter sur mes jambes. " Non ! criai-je
furieux.
- Chirurgien, alors?
- Non! non! à moins que ce ne
soit pour te couper la tête! Sacré saint ciboire de sainte
maquerelle!
- Attends, reprit-elle, tu vas voir. "
Et elle
tira d'une armoire une liasse de,papiers, qui n'était autre
chose que la collection des portraits des médecins illustres de
ce temps, lithographiés par Maurin, qu'on a pu voir étalée
pendant plusieurs années sur le quai Voltaire.
" Tiens ! le
reconnais-tu celui-ci ?
- Oui ! c'est X. Le nom est au bas
d'ailleurs; mais je le connais personnellement.
- Je savais bien !
Tiens ! voilà Z., celui qui disait à son cours, en parlant de
X. : " Ce monstre qui porte sur son visage la noirceur de
son âme! " Tout cela, parce que l'autre n'était pas de son
avis dans la même affaire ! Comme on riait de ça à l'Ecole,
dans le temps ! Tu t'en souviens? - Tiens, voilà K., celui qui
dénonçait au gouvernement les insurgés qu'il soignait à son
hôpital. C'était le temps des émeutes. Comment est-ce possible
qu'un si bel homme ait si peu de cœur? - Voici maintenant W.,
un fameux médecin anglais; je l'ai attrapé à son voyage à
Paris. Il a l'air d'une demoiselle, n'est-ce pas?"
Et comme
je touchais à un paquet ficelé posé aussi sur le guéridon :
" Attends un peu, - dit-elle ; ça, c'est les internes, et
ce paquet-ci, c'est les externes. "
Et elle déploya en
éventail une masse d'images photographiques, représentant des
physionomies beaucoup plus jeunes.
" Quand nous nous
reverrons, tu me donneras ton portrait, n'est-ce pas, chéri?
-
Mais, lui dis-je, suivant à mon tour, moi aussi, mon idée fixe,
- pourquoi me crois-tu médecin ?
- C'est que tu es si gentil et
si bon pour les femmes !
- Singulière logique ! me dis-je à
moi-même.
- Oh ! je ne m'y trompe guère; j'en ai connu un bon
nombre. J'aime tant ces messieurs, que, bien que je ne sois pas
malade, je vais quelquefois les voir, rien que pour les voir. Il
y en a qui me disent froidement : " Vous n'êtes pas malade
du tout! " Mais il y en a d'autres qui me comprennent, parce
que je leur fais des mines.
- Et quand ils ne te comprennent
pas...?
- Dame! comme je les ai dérangés inutilement, je laisse
dix francs sur la cheminée. - C'est si bon et si doux, ces
hommes-là ! - J'ai découvert à la Pitié un petit interne, qui
est joli comme un ange, et qui est poli ! et qui travaille, le
pauvre garçon ! Ses camarades m'ont dit qu'il n'avait pas le
sou, parce que ses parents sont des pauvres qui ne peuvent rien
lui envoyer. Cela m'a donné confiance. Après tout, je suis
assez belle femme, quoique pas trop jeune. Je lui ai dit : "
Viens me voir, viens me voir souvent. Et avec moi, ne te gêne
pas ; je n'ai pas besoin d'argent. " Mais tu comprends que
je lui ai fait entendre ça par une foule de façons ; je ne lui
ai pas dit tout crûment ; j'avais si peur de l'humilier, ce cher
enfant ! - Eh bien ! croirais-tu que j'ai une drôle d'envie que
je n'ose pas lui dire? - Je voudrais qu'il vînt me voir avec sa
trousse et son tablier, même avec un peu de sang dessus!
"
Elle dit cela d'un air fort candide, comme un homme
sensible dirait à une comédienne qu'il aimerait : " Je
veux vous voir vêtue du costume que vous portiez dans ce fameux
rôle que vous avez créé. "
Moi, m'obstinant, je repris :
" Peux-tu te souvenir de l'époque et de l'occasion où est
née en toi cette passion si particulière? "
Difficilement
je me fis comprendre ; enfin j'y parvins. Mais alors elle me
répondit d'un air très triste, et même, autant que je peux me
souvenir, en détournant les yeux : " Je ne sais pas... je
ne me souviens pas. "
Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une
grande ville, quand on sait se promener et regarder? La vie
fourmille de monstres innocents. - Seigneur, mon Dieu! vous, le
Créateur, vous, le Maître ; vous qui avez fait la Loi et la
Liberté ; vous, le souverain qui laissez faire, vous, le juge
qui pardonnez ; vous qui êtes plein de motifs et de causes, et
qui avez peut-être mis dans mon esprit le goût de l'horreur
pour convertir mon cœur, comme la guérison au bout d'une lame ;
Seigneur, ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles !
O créateur ! peut-il exister des monstres aux yeux de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment
ils se sont faits et comment ils auraient pu ne pas se faire ?
Anywhere out of the world N'importe où hors du monde
Cette vie est un hôpital où chaque malade est
possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir
en face du poêle, et celui-là croit qu'il guérirait à côté
de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où
je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une
que je discute sans cesse avec mon âme.
" Dis-moi mon
âme, pauvre âme refroidie,que penserais-tu d'habiter Lisbonne ?
Il doit y faire chaud et tu t'y ragaillardirais comme un lézard.
Cette ville est au bord de l'eau ; on dit qu'elle est bâtie en
marbre et que le peuple y a une telle haine du végétal,qu'il
arrache tous les arbres. Voilà un paysage fait selon ton goût,
un paysage fait avec la lumière et le minéral et le liquide
pour les réfléchir !
Mon âme ne répond pas.
" Puisque tu
aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux - tu
venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être
te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré
l'image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui
aimes les forêts de mats et les navires amarrés au pied des
maisons.
Mon âme reste muette.
" Batavia te sourirait peut-être
davantage, nous y trouverions l'esprit de l'Europe marié à
la beauté tropicale. "
Pas un mot. - Mon âme serait-elle morte
?
" En es-tu donc venue à ce point d'engourdissement
que tu ne te plaises que dans ton mal ? S'il en est ainsi, fuyons
vers les pays qui sont les analogies de la Mort. - Je tiens notre
affaire, pauvre âme ! nous ferons nos malles pour Tornéo.
Allons plus loin encore, à l'extrême bout de la Baltique ;
encore plus loin de la vie, si c'est possible ; installons-nous
au pôle. Là le soleil ne frise qu'obliquement la terre, et
les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment
la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du
néant... Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres
cependant que, pour nous divertir les aurores boréales nous
enverrons de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets
d'un feu d'artifice de l'enfer !
Enfin, mon âme fait
explosion et sagement elle me crie : " N'importe où !
n'importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! "
Assommons les pauvres !
Pendant quinze jours je m'étais confiné dans
ma chambre, et je m'étais entouré des livres à la mode dans ce
temps-là (il y a seize ou dix-sept ans) ; je veux parler des
livres où il est traité de l'art de rendre les peuples heureux,
sages et riches, en vingt-quatre heures. J'avais donc digéré, -
avalé, veux-je dire, - toutes les élucubrations de tous ces
entrepreneurs de bonheur public, - de ceux qui conseillent à
tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui leur
persuadent qu'ils sont tous des rois détrônés. - On ne
trouvera pas surprenant que je fusse alors dans un état d'esprit
avoisinant le vertige ou la stupidité.
Il m'avait semblé
seulement que je sentais, confiné au fond de mon intellect, le
germe obscur d'une idée supérieure à toutes les formules de
bonne femme dont j'avais récemment parcouru le dictionnaire.
Mais ce n'était que l'idée d'une idée, quelque chose
d'infiniment vague.
Et je sortis avec une grande soif. Car le
goût passionné des mauvaises lectures engendre un besoin
proportionnel du grand air et des rafraîchissants.
Comme j'allais
entrer dans un cabaret, un mendiant me tendit son chapeau, avec
un de ces regards inoubliables qui culbuteraient les trônes, si
l'esprit remuait la matière, et si l'œil d'un magnétiseur
faisait mûrir les raisins.
En même temps, j'entendis une voix qui
chuchotait à mon oreille, une voix que je reconnus bien ;
c'était celle d'un bon Ange, ou d'un bon Démon, qui
m'accompagne partout. Puisque Socrate avait son bon Démon,
pourquoi n'aurais-je pas mon bon Ange, et pourquoi n'aurais-je
pas l'honneur, comme Socrate, d'obtenir mon brevet de folie,
signé du subtil Lélut et du bien avisé Baillarger ?
Il existe
cette différence entre le Démon de Socrate et le mien, que
celui de Socrate ne se manifestait à lui que pour défendre,
avertir, empêcher, et que le mien daigne conseiller, suggérer,
persuader. Ce pauvre Socrate n'avait qu'un Démon prohibiteur ;
le mien est un grand affirmateur, le mien est un Démon d'action,
ou Démon de combat.
Or, sa voix me chuchotait ceci : "
Celui-là seul est l'égal d'un autre, qui le prouve, et
celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir.
"
Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. D'un seul coup
de poing, je lui bouchai un œil, qui devint, en une seconde,
gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles à lui briser
deux dents, et comme je ne me sentais pas assez fort, étant né
délicat et m'étant peu exercé à la boxe, pour assommer
rapidement ce vieillard, Je le saisis d'une main par le collet de
son habit, de l'autre, je l'empoignai à la gorge, et je me mis
à lui secouer vigoureusement la tête contre un mur. Je dois
avouer que j'avais préalablement inspecté les environs d'un
coup d'œil, et que j'avais vérifié que dans cette banlieue
déserte, je me trouvais, pour un assez long temps, hors de la
portée de tout agent de police.
Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans
le dos, assez énergique pour briser les omoplates, terrassé ce
sexagénaire affaibli, je me saisis d'une grosse branche d'arbre
qui traînait à terre, et je le battis avec l'énergie obstinée
des cuisiniers qui veulent attendrir un beefsteak.
Tout à coup, -
ô miracle ! ô jouissance du philosophe qui vérifie
l'excellence de sa théorie ! - je vis cette antique carcasse se
retourner, se redresser avec une énergie que je n'aurais jamais
soupçonnée dans une machine si singulièrement détraquée, et,
avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le malandrin
décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa
quatre dents, et, avec la même branche d'arbre, me battit dru
comme plâtre. - Par mon énergique médication, je lui avais
donc rendu l'orgueil et la vie.
Alors, je lui fis force signes pour lui faire
comprendre que je considérais la discussion comme finie, et me
relevant avec la satisfaction d'un sophiste du Portique, je lui
dis : " Monsieur, vous êtes mon égal! veuillez me faire
l'honneur de partager avec moi ma bourse ; et souvenez-vous, si
vous êtes réellement philanthrope, qu'il faut appliquer à tous
vos confrères, quand ils vous demanderont l'aumône, la théorie
que j'ai eu la douleur d'essayer sur votre dos. "
Il m'a bien
juré qu'il avait compris ma théorie, et qu'il obéirait à mes
conseils.
Les bons chiens
A M. Joseph Stevens.
Je n'ai jamais rougi, même devant les jeunes
écrivains de mon siècle, de mon admiration pour Buffon ; mais
aujourd'hui ce n'est pas l'âme de ce peintre de la nature
pompeuse que j'appellerai à l'aide. Non.
Bien plus volontiers je
m'adresserais à Sterne, et je lui dirais : " Descends du
ciel, ou monte vers moi les champs Elyséens, pour m'inspirer en
faveur des bons chiens, des pauvres chiens, un chant digne de
toi, sentimental farceur, farceur incomparable ! Reviens à
califourchon sur ce fameux âne qui t'accompagne toujours dans la
mémoire de la postérité ; et surtout que cet âne n'oublie pas
de porter, délicatement suspendu entre ses lèvres, son immortel
macaron ! "
Arrière la muse académique! Je n'ai que faire
de cette vieille bégueule. J'invoque la muse familière, la
citadine, la vivante, pour qu'elle m'aide à chanter les bons
chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que
chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le
pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde
d'un œil fraternel.
Fi du chien bellâtre, de ce fat
quadrupède, danois, king-charles, carlin ou gredin, si enchanté
de lui-même qu'il s'élance indiscrètement dans les jambes ou
sur les genoux du visiteur, comme s'il était sûr de plaire,
turbulent comme un enfant, sot comme une lorette, quelquefois
hargneux et insolent comme un domestique ! Fi surtout de ces
serpents à quatre pattes, frissonnants et désœuvrés, qu'on
nomme levrettes, et qui ne logent même pas dans leur museau
pointu assez de flair pour suivre la piste d'un ami, ni dans leur
tête aplatie assez d'intelligence pour jouer au domino !
A la
niche, tous ces fatigants parasites!
Qu'ils retournent à leur
niche soyeuse et capitonnée! Je chante le chien crotté, le
chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien
saltimbanque, le chien dont l'instinct, comme celui du pauvre, du
bohémien et de l'histrion, est merveilleusement aiguillonné par
la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des
intelligences !
Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui
errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses
villes, soit ceux qui ont dit à l'homme abandonné, avec des
yeux clignotants et spirituels : " Prends-moi avec toi, et
de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de
bonheur ! "
" Où vont les chiens? " disait
autrefois Nestor Roqueplan dans un immortel feuilleton qu'il a
sans doute oublié, et dont moi seul, et Sainte-Beuve peut-être,
nous nous souvenons encore aujourd'hui.
Où vont les chiens,
dites-vous, hommes peu attentifs ? Ils vont à leurs
affaires.
Rendez-vous d'affaires, rendez-vous d'amour. A travers
la brume, à travers la neige, à travers la crotte, sous la
canicule mordante, sous la pluie ruisselante, ils vont, ils
viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures, excités
par les puces, la passion, le besoin ou le devoir. Comme nous,
ils se sont levés de bon matin, et ils cherchent leur vie ou
courent à leurs plaisirs.
Il y en a qui couchent dans une ruine
de la banlieue et qui viennent, chaque jour, à heure fixe,
réclamer la sportule à la porte d'une cuisine du Palais-Royal ;
d'autres qui accourent, par troupes, de plus de cinq lieues, pour
partager le repas que leur a préparé la charité de certaines
pucelles sexagénaires, dont le cœur inoccupé s'est donné aux
bêtes, parce que les hommes imbéciles n'en veulent plus.
D'autres qui, comme des nègres marrons,
affolés d'amour, quittent, à de certains jours, leur
département pour venir à la ville, gambader pendant une heure,
autour d'une belle chienne, un peu négligée dans sa toilette,
mais fière et reconnaissante.
Et ils sont tous très exacts,
sans carnets, sans notes et sans portefeuilles.
Connaissez-vous
la paresseuse Belgique, et avez-vous admiré comme moi tous ces
chiens vigoureux attelés à la charrette du boucher, de la
laitière ou du boulanger, et qui témoignent, par leurs
aboiements triomphants, du plaisir orgueilleux qu'ils éprouvent
à rivaliser avec les chevaux ?
En voici deux qui appartiennent
à un ordre encore plus civilisé ! Permettez-moi de vous
introduire dans la chambre du saltimbanque absent. Un lit, en
bois peint, sans rideaux, des couvertures traînantes et
souillées de punaises, deux chaises de paille, un poêle de
fonte, un ou deux instruments de musique détraqués. Oh ! le
triste mobilier ! Mais regardez, je vous prie, ces deux
personnages intelligents, habillés de vêtements à la fois
éraillés et somptueux, coiffés comme des troubadours ou des
militaires, qui surveillent, avec une attention de sorciers,
l'œuvre sans nom qui mitonne sur le poêle allumé, et au centre
de laquelle une longue cuiller se dresse, plantée comme un de
ces mâts aériens qui annoncent que la maçonnerie est
achevée.
N'est-il pas juste que de si zélés comédiens ne se
mettent pas en route sans avoir lesté leur estomac d'une soupe
puissante et solide ? Et ne pardonnerez-vous pas un peu de
sensualité à ces pauvres diables qui ont à affronter tout le
jour l'indifférence du public et les injustices d'un directeur
qui se fait la grosse part et mange à lui seul plus de soupe que
quatre comédiens ?
Que de fois j'ai contemplé, souriant et
attendri, tous ces philosophes à quatre pattes, esclaves
complaisants, soumis ou dévoués, que le dictionnaire
républicain pourrait aussi bien qualifier d'officieux, si la
république, trop occupée du bonheur des hommes, avait le temps
de ménager l'honneur des chiens !
Et que de fois j'ai pensé
qu'il y avait peut-être quelque part (qui sait, après tout?),
pour récompenser tant de courage, tant de patience et de labeur,
un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les
chiens crottés et désolés. Swedenborg affirme bien qu'il y en
a un pour les Turcs et un pour les Hollandais !
Les bergers de Virgile et de Théocrite
attendaient, pour prix de leurs chants alternés, un bon fromage,
une flûte du meilleur faiseur, ou une chèvre aux mamelles
gonflées. Le poète qui a chanté les pauvres chiens a reçu
pour récompense un beau gilet, d'une couleur, à la fois riche
et fanée, qui fait penser aux soleils d'automne, à la beauté
des femmes mûres et aux étés de la Saint-Martin.
Aucun de ceux
qui étaient présents dans la taverne de la rue Villa-Hermosa
n'oubliera avec quelle pétulance le peintre s'est dépouillé de
son gilet en faveur du poète, tant il a bien compris qu'il
était bon et honnête de chanter les pauvres chiens.
Tel un
magnifique tyran italien, du bon temps, offrait au divin Arétin
soit une dague enrichie de pierreries, soit un manteau de cour,
en échange d'un précieux sonnet ou d'un curieux poème
satirique.
Et toutes les fois que le poète endosse le gilet du
peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens
philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des
femmes très-mûres.
Epilogue
Le cœur content, je suis monté sur la montagne
D'où l'on peut contempler la ville en son ampleur,
Hôpital, lupanar, purgatoire, enfer, bagne,
Où toute énormité fleurit comme une fleur.
Tu sais bien, ô Satan, patron de ma détresse,
Que je n'allais pas là pour répandre un vain pleur ;
Mais comme un vieux paillard d'une vieille maîtresse,
Je voulais m'enivrer de l'énorme catin
Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse.
Que tu dormes encor dans les draps du matin,
Lourde, obscure, enrhumée, ou que tu te pavanes
Dans les voiles du soir passementés d'or fin,
Je t'aime, ô capitale infâme ! Courtisanes
Et bandits, tels souvent vous offrez des plaisirs
Que ne comprennent pas les vulgaires profanes.