Supplément au voyage de Bougainville

Denis Diderot

De "Au départ de Bougainville,..." à "...ni de tes vertus chimériques."




Plan de la fiche sur le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

      Supplément au voyage de Bougainville, de Denis Diderot, fait référence au voyage de l'explorateur Bougainville en Océanie. Ce texte soulève le problème du colonialisme et célèbre la vie sauvage par rapport à l'homme civilisé, ici dénigré.
      Dans cet extrait, Denis Diderot met en scène un vieillard qui se présente comme étant indifférent au départ des blancs. Au moment de ce départ, il prononce un discours violent divisé en deux parties : dans la première, il s'adresse tout d'abord aux Tahitiens puis dans la deuxième, il s'adresse directement à Bougainville. Dans ce texte, Diderot souligne l'opposition entre deux nations, les qualités des Tahitiens devant les défauts de la culture blanche.
      Nous verrons en quoi ce discours présente les méfaits de la civilisation, fait un éloge de la vie naturelle et sur quoi repose sa force oratoire.

Problématique possible : Comment Diderot va-t-il comparer les deux types de civilisation ?

Denis Diderot
Denis Diderot




Texte étudié

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Lu par René Depasse- source : litteratureaudio.com


Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et dit :
"Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ci soit de l'arrivée, et lion du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voulez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. (Tahitiens ! ô mes amis ! vous auriez un moyen d'échapper à un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous eu donner le conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent."
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : "Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.
Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.
Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quai nous vêtir. Tu es entré dans nos cabaties, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, titre des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête là de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.

Supplément au voyage de Bougainville (extrait) - Diderot



Annonce des axes

I. Les méfaits de la civilisation
1. Destruction et immoralité des colons
2. L'injustice et l'immoralité

II. L'éloge de la vie naturelle
1. Un monde d'innocence et de bonheur
2. Un monde de liberté et de tolérance
3. Un monde d'égalité

III. La force oratoire du texte
1. Un discours structuré
2. Des procédés pour convaincre



Commentaire littéraire

I. Les méfaits de la civilisation

1. Destruction et immoralité des colons

    Diderot qualifie les hommes civilisés de "méchants". Il utilise un champ lexical fort pour souligner cette cruauté avec des verbes comme "enchaîner", "égorger", "assujettir", "se haïr", "asservir"… Ce champ lexical renforce l'attitude des Européens envers les Tahitiens et Diderot développe le champ lexical de la violence : "funeste avenir", "fureurs inconnues", "folles", "féroces", "esclaves" et "teintes de sang".

    Les mots sont appuyés grâce à des énumérations et répétitions. L'auteur utilise également le passé composé qui renforce le caractère nocif des Européens et s'accompagne d'un processus de cause à effet "tu as tenté d'effacer". Grâce aux champs lexicaux de la violence et de la guerre, Diderot dresse ainsi un portrait réaliste et sans concession du comportement des Européens face aux Tahitiens.

Diderot emploie aussi des termes qui connotent le mépris : "vis", "corrompus", "vils", "ambitieux" qui renvoient à la question rhétorique : "Sommes-nous dignes de mépris ?" => mise en cause du bien-fondé de la colonisation.


2. L'injustice et l'immoralité

    L'injustice et l'immoralité dont font preuve les Européens sont marquées ici par l'intrusion de la notion de possession.

    On a aussi l'émergence de besoins nouveaux : des besoins factices qui créent une hiérarchie, une jalousie. Cette injustice se traduit par l'application de la loi du plus fort dès l'arrivée des occidentaux "ce pays est à nous". Le vieillard s'indigne d'un tel comportement de la part des occidentaux ("ce pays est à toi ? Et pourquoi ?") et s'exprime grâce à un renversement de situation hypothétique qui montre l'illégitimité de cette situation. Cette loi du plus fort est ainsi en totale opposition à la loi naturelle défendue par l'auteur dans la seconde partie du discours.

    Diderot nous montre que le pouvoir et la propriété entraînent l'injustice et la jalousie : "je ne sais quelle…", par cette phrase il met en avant la haine entre les membres de la société : "allument des fureurs inconnues", "femmes folles", "féroces", "haïr".

    Ainsi, Diderot s'oppose ainsi à la civilisation que tentent d'imposer les colons et rejette la colonisation que pratiquent ces derniers.


II. L'éloge de la vie naturelle

    La vie naturelle est présentée dans ce texte sur 4 valeurs essentielles : tolérance, innocence, liberté et égalité.

1. Un monde d'innocence et de bonheur

    Diderot défend une société s'appuyant sur l'innocence et entraînant un bonheur : "nous sommes innocents, nous sommes heureux". Le fait que les Tahitiens soient innocents (ignorants du point de vue des Européens) est la raison de leur bonheur => Bonheur simple.

    Ce bonheur est rattaché à la nature : "nous suivons le pur instinct de la nature" => renvoie à Rousseau défenseur de cette cause.
    Une des causes de ce bonheur est le fait que l'on est en régime de co-propriété : "tout est à tous" et "nos mœurs sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes". Ce que les Européens appellent l'ignorance est en fait une innocence qui équivaut à une sagesse et est source de bonheur.

    Diderot insiste fortement sur l'absence de superflu à la fin de cet extrait : "Tout ce qui est (…) possédons", "lorsque nous avons faim (…) vêtir". Ils revendiquent un minimum qui rend la vie facile : le bien être et le repos sont mis en éloge : "laisse nous-reposer".


2. Un monde de liberté et de tolérance

    L'auteur défend également les concepts de liberté et de tolérance : "nous sommes libres". La liberté se manifeste également en opposition au terme "esclavage" et à travers le souci de tolérance : la compréhension d'autrui est marquée par l'expression "nous avons respecté l'image qui est en toi" et aussi par les questions rhétoriques ("quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ?", etc.).


3. Un monde d'égalité

    Les Tahitiens sont les défenseurs de l'égalité entre les hommes.

    "le Tahitien est ton frère."
    Cette égalité est vue par les Tahitiens comme une loi fondamentale de la Nature : "Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ?"
    => ceci est généralement une revendication des Lumières européennes, alors que ici c'est le supposé sauvage qui revendique cette égalité entre les hommes.


III. La force oratoire du texte

1. Un discours structuré

    Le discours est divisé en deux paragraphes : dans le premier, le discours s'adresse aux Tahitiens et dans le second, il s'adresse directement au navigateur Bougainville.

    Dans la première partie de ce discours, on remarque qu'il y a un jeu d'opposition entre "vous" et "eux": "un jour vous les connaîtrez mieux", "aussi malheureux qu'eux", "vous servirez sous eux" et en face "ils" désignent les "hommes ambitieux et méchants".

    Puis dans le second paragraphe, le pronom "nous" désigne le vieillard et les Tahitiens et le pronom "tu" désigne le chef de ces "brigands". Ces deux pronoms s'opposent : "Et toi, chef des brigands qui t'obéissent" et "nous sommes innocents"; "nous sommes heureux " et "tu ne peux nuire à notre bonheur"… Cette opposition marque leur style de vie. Il y a une interpellation de la personne par ce jeu d'interpellations.


2. Des procédés pour convaincre

    Le vieillard utilise de nombreuses questions rhétoriques. Il utilise également l'impératif.

    Il utilise des sonorités évocatives, par exemple :
"Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive" => allitérations agressives en [t] et en [r] pour parler des colons.
"nous sommes innocents, nous sommes heureux" => sonorités beaucoup plus douces pour parler des Tahitiens.

    La structure symétrique permet de souligner une fois de plus l'opposition entre ces deux peuples que tout oppose : "elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs". La symétrie cherche à renforcer l'hypothèse inversée : le vieillard met les Européens à la place des Tahitiens. Il utilise également des questions oratoires à la fin de cet extrait, dont la réponse : à partir de : "ce pays est à toi !... Avons-nous pillé ton vaisseau ?". Ces questions animent le discours et elles montrent l'assurance du vieillard.





Conclusion

    Diderot par la voix d'un vieillard, dénonce ici une société colonisatrice, injuste, immorale, violente face à un monde libre, simple, et tolérant aux autres.
    Les propos du vieux Tahitien, qui incarne le mythe du "bon sauvage", laissent transparaître la critique acerbe de Diderot. La phrase réprobatrice "Qui es-tu donc pour faire des esclaves ?" unit les aspects principaux : en condamnant l'esclavage, Diderot défend les droits de l'homme, tout d'abord la liberté de l'individu, mais il exprime aussi l'opinion selon laquelle les Français n'ont pas de justification raisonnable pour leurs menées impérialistes.
    En outre, il fait une apologie des mœurs des Tahitiens, menacées par la civilisation occidentale. Il montre que le comportement prétentieux des colonisateurs est à l'opposé des valeurs des Lumières et n'a pas de place dans une société éclairée.

    Ce texte s'appuie sur toutes les ressources de l'art oratoire pour faire triompher son point de vue, celui de l'esprit des lumières, c'est-à-dire le combat pour la liberté, la tolérance et l'égalité.
    Diderot propose à Rousseau une morale sociale et réhabilite l'idée que ce qui est naturel est spontanément vertueux. Cette réflexion s'inscrit dans le débat du XVIIIème siècle où l'individu est au cœur d'une société dénaturée.

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