Turcaret

Lesage - 1709

Acte I, scène 1 - La scène d'exposition

Du début à "…je veux songer à en profiter."





Plan de la fiche sur l'Acte I, scène 1 de Turcaret de Lesage :
Introduction
Lecture de l'Acte I scène 1
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Turcaret ou le Financier, de Alain-René Lesage (1668 - 1747), est une comédie en prose en cinq actes représentée pour la première fois à la Comédie-Française en 1709.

    La scène d'exposition est un moment crucial au théâtre : il faut informer et séduire le public, tout en le laissant deviner l'intrigue qui va se nouer. Parmi les informations nécessaires figurent l'identité des personnages et leurs liens, le lieu et l'époque, les actions antérieures... Que va-t-on nous raconter ? va-t-on rire ou pleurer ? Quel est le message de la pièce ?
    Cependant, ces exigences ne sont pas incompatibles avec une certaine fantaisie. Ici, Lesage s'amuse à renverser les rôles traditionnels de l'aristocrate et de sa suivante : une façon audacieuse de lancer le ton de la pièce et de "saisir" son public.


Lecture de l'Acte I scène 1

La scène est à Paris, chez la baronne.

ACTE I - Scène I

LA BARONNE, MARINE.

MARINE.
Encore hier deux cents pistoles ?

LA BARONNE.
Cesse de me reprocher…

MARINE, l’interrompant.
Non, madame, je ne puis me taire ; votre conduite est insupportable.

LA BARONNE.
Marine !

MARINE.
Vous mettez ma patience à bout.

LA BARONNE.
Eh ! comment veux-tu donc que je fasse ? Suis-je femme à thésauriser ?

MARINE.
Ce seroit trop exiger de vous ; et cependant je vous vois dans la nécessité de le faire.

LA BARONNE.
Pourquoi ?

MARINE.
Vous êtes veuve d’un colonel étranger qui a été tué en Flandre, l’année passée. Vous aviez déjà mangé le petit douaire qu’il vous avoit laissé en partant , et il ne vous restoit plus que vos meubles, que vous auriez été obligée de vendre, si la fortune propice ne vous eût fait faire la précieuse conquête de M. Turcaret le traitant. Cela n’est-il pas vrai, madame ?

LA BARONNE.
Je ne dis pas le contraire.

MARINE.
Or, ce M. Turcaret, qui n’est pas un homme fort aimable, et qu’aussi vous n’aimez guère, quoique vous ayez dessein de l’épouser, comme il vous l’a promis, M. Turcaret, dis-je, ne se presse pas de vous tenir parole, et vous attendez patiemment qu’il accomplisse sa promesse, parce qu’il vous fait tous les jours quelque présent considérable : je n’ai rien à dire à cela. Mais ce que je ne puis souffrir, c’est que vous soyez coiffée d’un petit chevalier joueur qui va mettre à la réjouissance les dépouilles du traitant. Eh ! que prétendez-vous faire de ce chevalier.

LA BARONNE.
Le conserver pour ami. N’est-il pas permis d’avoir des amis ?

MARINE.
Sans doute, et de certains amis encore dont on peut faire son pis-aller. Celui-ci, par exemple, vous pourriez fort bien l’épouser, en cas que M. Turcaret vînt à vous manquer ; car il n’est pas de ces chevaliers qui sont consacrés au célibat et obligés de courir au secours de Malte. C’est un chevalier de Paris ; il fait ses caravanes dans les lansquenets.

LA BARONNE.
Oh ! je le crois un fort honnête homme.

MARINE.
J’en juge tout autrement. Avec ses airs passionnés, son ton radouci, sa face minaudière, je le crois un grand comédien ; et ce qui me confirme dans mon opinion, c’est que Frontin, son bon valet Frontin, ne m’en a pas dit le moindre mal.

LA BARONNE.
Le préjugé est admirable ! et tu conclus de là ?

MARINE.
Que le maître et le valet sont deux fourbes qui s’entendent pour vous duper ; et vous vous laissez surprendre à leurs artifices, quoiqu’il y ait déjà du temps que vous les connoissiez. Il est vrai que depuis votre veuvage il a été le premier à vous offrir brusquement sa foi ; et cette façon de sincérité l’a tellement établi chez vous qu’il dispose de votre bourse comme de la sienne.

LA BARONNE.
Il est vrai que j’ai été sensible aux premiers soins du chevalier. J’aurois dû, je l’avoue, l’éprouver avant que de lui découvrir mes sentiments, et je conviendrai, de bonne foi, que tu as peut-être raison de me reprocher tout ce que je fais pour lui.

MARINE.
Assurément ; et je ne cesserai point de vous tourmenter, que vous ne l’ayez chassé de chez vous ; car enfin, si cela continue, savez-vous ce qui en arrivera ?

LA BARONNE.
Eh ! quoi ?

MARINE.
M. Turcaret saura que vous voulez conserver le chevalier pour ami ; et il ne croit pas, lui, qu’il soit permis d’avoir des amis. Il cessera de vous faire des présents, il ne vous épousera point ; et si vous êtes réduite à épouser le chevalier, ce sera un fort mauvais mariage pour l’un et pour l’autre.

LA BARONNE.
Tes réflexions sont judicieuses, Marine ; je veux songer à en profiter.

[…]

Turcaret - Lesage - 1709 - Début de la scène 1 de l'Acte I




Annonce des axes

I. Une conversation à bâtons rompus
1. Dans le vif du sujet
2. Le moteur de l'intrigue
3. Le cœur contre l'argent

II. Les informations nécessaires
1. Les personnages présents
2. Présentation du "héros"
3. Les complications à venir

III. Renversement des rôles
1. La parole libre de la suivante
2. Franchise ou insolence ?
3. L'esprit des valets



Commentaire littéraire

I. Une conversation à bâtons rompus

1. Dans le vif du sujet

Dans les tragédies classiques, le face-à-face de l'aristocrate (ou la reine) et de sa suivante / confidente est un artifice utilisé pour évoquer ce qui a précédé le lever de rideau. On en a ici une parodie : la discussion, au lieu de s'engager sur les souffrances du cœur (cf. Britannicus), concerne bassement l'argent et prend le ton d'une dispute assez enlevée.
Un démarrage en tension dont témoignent les signes d'agacement ("Encore hier", "vous mettez ma patience à bout", "Eh ! quoi ?") et les interruptions intempestives des premières répliques (points de suspension).
C'est là un parti pris de réalisme (prose et vie quotidienne) qui fait entrer le public dans les appartements de la Baronne. Nous devenons témoins, voire complices, de ses manigances et de son cynisme.


2. Le moteur de l'intrigue

Dès les premiers mots, le ton est donné : nous allons parler argent. Ce champ lexical apparaît dans tout l'extrait, opposant les dépenses aux recettes : "thésauriser", "manger" (= dépenser), "petit douaire" (portion de biens que le mari réserve à son épouse dans le cas où celle-ci lui survivrait), "vendre", "le traitant", "présent considérable", "votre bourse".
Le mari défunt ne vaut que pour son "douaire" et l'amant pour ses "présents".
Remarquons que ce champ lexical de l'argent contamine certaines expressions : la "fortune propice" représente plus le gain attendu de la rencontre avec Turcaret, que les caprices d'un heureux hasard (image médiévale de la roue de la fortune). De même, dans l'expression "précieuse conquête", c'est l'adjectif plus que le substantif qu'il faut entendre. Enfin, Turcaret n'est-il pas d'abord désigné comme "le traitant" et non comme un séducteur ? Et Marine de préciser très vite : "ce M. Turcaret, qui n'est pas un homme fort aimable" (à interpréter, d'ailleurs, comme une litote).


3. Le cœur contre l'argent

Le champ lexical de l'amour côtoie celui de la finance, ce qui suggère l'idée d'un troc entre argent et amour. On note : "conquête", "aimer", "épouser", "ami", "offrir brusquement sa foi", "sensible", "premiers soins", "mes sentiments", "mariage".
Il est très fréquent que les deux réseaux lexicaux se croisent, de telle sorte que le public comprend que, si le chevalier " offre /.../ sa foi " (= don, gratuité), c'est qu'il gagne au change : "il dispose de votre bourse comme de la sienne". Aimer est synonyme de gérer ses intérêts.
Le public est confronté à des personnages dénués de valeurs morales, pour lesquels l'amour est un jeu au sens où il convient de miser sur le bon amant (= le plus nanti). C'est bien ce que Marine insinue : "Celui-ci, par exemple, vous pourriez fort bien l'épouser, en cas que M. Turcaret vînt à vous manquer".

L'essentiel est de savoir jouer (au sens spéculatif et non ludique) en profitant des hasards de la fortune.

Nous avons donc une scène d'exposition qui donne le tempo (vivacité de la dispute) et dévoile l'unique passion des personnages : l'argent.


II. Les informations nécessaires

1. Les personnages présents

La liste des personnages explicite les positions respectives des deux femmes présentes sur la scène.
La Baronne est un personnage a priori comique, car il est double : le veuvage implique la tristesse alors que la coquetterie implique l'envie de séduire. Noter l'anonymat du personnage, dont seul le rang social est donné : "La scène est à Paris, chez la Baronne".


2. Présentation du "héros"

Les deux femmes en viennent vite à parler du héros supposé de la pièce : "monsieur Turcaret", expression faussement respectueuse, car le mot désigne à l'époque toute personne de condition élevée. Dans la bouche de Marine, le mot est une moquerie car il est apposé à celui de "traitant". Or le public de l'époque sait que les traitants, s'ils sont riches, proviennent du tiers-état et qu'ils se sont compromis pour accéder à ce rang. Nuance de mépris également perceptible dans "ce monsieur Turcaret", où le démonstratif est péjoratif.

Au ridicule social se joint le ridicule sentimental : Turcaret "n'est pas un homme fort aimable" et il ne sera pas épousé par amour. Il s'intègre dans la lignée moliéresque des barbons, jaloux et cocus avant même d'être mariés : la répétition du mot "ami" au sujet du "petit chevalier joueur" n'est-elle pas lourde de sens ? De même, la jalousie du personnage est suggérée par Marine : "il ne croit pas, lui, qu'il soit permis d'avoir des amis" (en écho à la réplique de la baronne, faussement ingénue : "N'est-il pas permis d'avoir des amis ?").


3. Les complications à venir

Les répliques échangées par la Baronne et sa suivante introduisent les personnages masculins importants : Turcaret, concurrencé par le chevalier, aidé par Frontin. Chacun verra son rôle évoluer au fur et à mesure, jusqu'à la réplique finale de Frontin qui annonce l'avènement de son règne.

Dès cette scène d'exposition, les apparences sont trompeuses. On l'a vu pour la Baronne, qui dupe Turcaret amoureux, mais c'est aussi le cas du chevalier. Le but de Marine est justement d'en avertir sa maîtresse : celle qui manœuvre Turcaret est elle-même manipulée (par le chevalier), selon le principe toujours comique de l'arroseur arrosé. Au portrait flatteur ("Ami", "fort honnête homme") fait par la Baronne s'oppose ainsi l'énumération lancée par Marine, truffée de termes péjoratifs : "airs passionnés" (oxymore du superficiel et du profond), "face minaudière" (expression plutôt utilisée pour une femme), "ton radouci" (effort sur lui-même) et surtout "grand comédien", synonyme d'hypocrite. Joueur, comédien : le chevalier est-il un homme à qui se fier ? Que vaut cette "foi" si "brusquement" offerte ?

Dans cette scène d'exposition, les informations données et complications annoncées permettent d'accrocher le spectateur.


III. Renversement des rôles

1. La parole libre de la suivante

Le rôle de la suivante correspond à celui de confidente : elle écoute sa maîtresse et relance ses propos par des questions. Ce n'est pas le cas ici : Marine lance la première réplique exclamative. C'est d'ailleurs elle qui, dans cette scène, parle le plus et mène le jeu : au théâtre, c'est un pouvoir. Les convenances sont respectées : vouvoiement contre tutoiement, rappel du lien de sujétion ("madame").
Mais le ton de Marine est très audacieux : elle réprimande sa maîtresse pour sa folie dépensière, dans des termes forts : "votre conduite est insupportable", "vous mettez ma patience à bout", "ce que je ne puis souffrir".


2. Franchise ou insolence ?

Marine ne mâche pas ses mots et frise l'insulte en utilisant des expressions familières pour décrire le comportement financier et sentimental de la Baronne, qui écoute sans réagir. Elle remplace "dépenser" par "manger", "éprise" par "coiffée", "éconduire" par "chasser" : c'est une vision burlesque des passions humaines.
Noter aussi le trait d'esprit qui vise le Chevalier : celui-ci "fait ses caravanes dans les lansquenets" : comprendre qu'il mène une vie dissipée.
Enfin, Marine parle vrai : elle ne dissimule rien, signe de naïveté qui lui sera préjudiciable. Elle est aussi la seule à ne pas avoir d'intérêt personnel à défendre et se fait ainsi observatrice, spectatrice de l'intrigue qui se noue : "le maître et le valet sont deux fourbes qui s'entendent pour vous duper". Voilà la comédie résumée !


3. L'esprit des valets

La liberté de ton de Marine se justifie par son bon sens, qualité propre aux valets de théâtre. Là où sa maîtresse est trompée par les apparences, Marine voit clair et réfléchit en avançant des arguments : "ce qui me confirme dans mon opinion, c'est que...".
Sa façon d'envisager l'avenir montre qu'elle connaît les ressorts de l'âme humaine (syntaxe et ponctuation de sa dernière réplique, rapport cause / conséquence). La Baronne ne peut que reconnaître la clairvoyance de sa suivante et bat en retraite : "Il est vrai que...", "tu as peut-être raison", "Tes réflexions sont judicieuses". Et quand la Baronne s'apprête à "songer" (côté rêveur + inefficace), c'est pour "profiter" (encore un sens financier implicite !) des réflexions de Marine.

Le premier valet (Marine) de cette comédie n'est ni fourbe ni frondeur, mais profondément sincère (voire insolent). Une clairvoyance dont la Baronne ne saura, finalement, pas "profiter" selon son mot.





Conclusion

    Cette scène d'exposition de Turcaret ou le Financier, de Lesage, est rondement menée. Dialogue conflictuel qui vire au délibératif avec un rapport insolite entre suivante et maîtresse. Omniprésence de l'argent qui corrompt tous les sentiments naturels.

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Merci à celui ou celle qui m'a envoyé cette analyse de la scène 1 de l'Acte I de Turcaret de Lesage