Une Vie

Guy de Maupassant - 1883

Incipit

De "Jeanne, ayant fini ses malles..." à "...des lois sereines de la vie."





Plan de la fiche sur l'incipit de Une Vie de Maupassant :
Introduction
Lecture du texte
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Une vie, premier roman de Maupassant, est publié d’abord en feuilleton en 1883. Maupassant nous annonce dès le titre qu’il va obéir à un principe de simplicité, de banalité même à l’image de la vie de Jeanne. La première page joue un rôle essentiel puisqu’elle propose une sorte de « contrat de lecture » qui met en place les principaux éléments caractéristiques et les règles de la fiction.

    La première page n’échappe pas à cette nécessité : la narration se fait à la troisième personne avec l’alternance de deux points de vue, correspondant à l’entrée en scène de deux personnages.

Une Vie - Maupassant



Lecture du texte

    Jeanne, ayant fini ses malles, s'approcha de la fenêtre, mais la pluie ne cessait pas.
    L'averse, toute la nuit, avait sonné contre les carreaux et les toits. Le ciel bas et chargé d'eau semblait crevé, se vidant sur la terre, la délayant en bouillie, la fondant comme du sucre. Des rafales passaient pleines d'une chaleur lourde. Le ronflement des ruisseaux débordés emplissait les rues désertes où les maisons, comme des éponges, buvaient l'humidité qui pénétrait au-dedans et faisait suer les murs de la cave au grenier.
    Jeanne, sortie la veille du couvent, libre enfin pour toujours, prête à saisir tous les bonheurs de la vie dont elle rêvait depuis si longtemps, craignait que son père hésitât à partir si le temps ne s'éclaircissait pas, et pour la centième fois depuis le matin elle interrogeait l'horizon.
    Puis elle s'aperçut qu'elle avait oublié de mettre son calendrier dans son sac de voyage. Elle cueillit sur le mur le petit carton divisé par mois, et portant au milieu d'un dessin la date de l'année courante 1819 en chiffres d'or. Puis elle biffa à coups de crayon les quatre premières colonnes, rayant chaque nom de saint jusqu'au 2 mai, jour de sa sortie du couvent.
    Une voix, derrière la porte, appela : " Jeannette ! "
    Jeanne répondit : " Entre, papa. " Et son père parut.
    Le baron Simon-Jacques Le Perthuis des Vauds était un gentilhomme de l'autre siècle, maniaque et bon. Disciple enthousiaste de J.-J. Rousseau, il avait des tendresses d'amant pour la nature, les champs, les bois, les bêtes.
    Aristocrate de naissance, il haïssait par instinct quatre-vingt-treize ; mais philosophe par tempérament, et libéral par éducation, il exécrait la tyrannie d'une haine inoffensive et déclamatoire.
    Sa grande force et sa grande faiblesse, c'était la bonté, une bonté qui n'avait pas assez de bras pour caresser, pour donner, pour étreindre, une bonté de créateur, éparse, sans résistance, comme l'engourdissement d'un nerf de la volonté, une lacune dans l'énergie, presque un vice.
    Homme de théorie, il méditait tout un plan d'éducation pour sa fille, voulant la faire heureuse, bonne, droite et tendre.
    Elle était demeurée jusqu'à douze ans dans la maison, puis, malgré les pleurs de la mère, elle fut mise au Sacré-Coeur.

    Il l'avait tenue là sévèrement enfermée, cloîtrée, ignorée et ignorante des choses humaines. Il voulait qu'on la lui rendît chaste à dix-sept ans pour la tremper lui-même dans une sorte de bain de poésie raisonnable ; et, par les champs, au milieu de la terre fécondée, ouvrir son âme, dégourdir son ignorance à l'aspect de l'amour naïf, des tendresses simples des animaux, des lois sereines de la vie.

Extrait du chapitre 1 - Une Vie - Guy de Maupassant




Annonce des axes

I. Une narration, deux points de vue
1. Une narration à la troisième personne
2. Le changement de point de vue

II. Deux personnages
1. Jeanne
2. Le baron Le Perthuis des Vauds



Commentaire littéraire

I. Une narration, deux points de vue

1. Une narration à la troisième personne

La première page, comme le reste du roman, ne comporte pas de longs paragraphes. Dialogues, monologues, narration ou description s’entrecroisent par petites touches successives (Cf. peinture impressionniste) dans des paragraphes de deux  lignes parfois. Exemple : les deux premières lignes sont une narration. Le second paragraphe est descriptif. Deux lignes de dialogue : « Jeannette ».

Le narrateur n’apparaît pas directement dans le texte selon la convention réaliste du XIXème. Il est anonyme et impersonnel, neutre en apparence. Maupassant suit lui-même sa conception du roman défini en 1888, placé en préface de Pierre et Jean : « Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai. ». L’absence de narrateur sert ce propos ainsi que le changement de point de vue.


2. Le changement de point de vue

a. Une focalisation interne

Le point de vue de Jeanne ouvre le roman, tout est perçu à travers elle jusqu’à « et son père parut ». C’est à travers ses yeux que l’on découvre le cadre spatio-temporel. C’est elle qui s’approche de la fenêtre, c’est elle qui craint ce déluge, qui  « pour la centième fois interrogeait l ‘horizon ». Enfin c’est elle qui prend le calendrier. Il nous donne la date de 1819. Elle veut quitter Rouen, elle entend la voix de son père.

Les effets du réel sont nombreux : nous percevons la pluie à travers ses yeux, ses oreilles, et sa peau qui sent la « chaleur lourde ». Notre incipit s’organise en deux temps et deux points de vue. Jeanne sert de personnage témoin dans la première partie, mais dans la seconde, le point de vue a changé, c’est le narrateur qui prend le relais pour donner l’état civil du père.

b. La focalisation zéro

Le baron Simon-Jacques Le Perthuis est plutôt un type qu’un individu : il s’identifie à la noblesse normande à laquelle Maupassant appartient lui-même. Ce n’est pas Jeanne qui voit son père, mais un narrateur omniscient qui est à la fois extérieur et intérieur et se permet de le juger. « Homme de théorie, il méditait tout un plan d’éducation pour sa fille » (intérieur). Il s’identifie à une classe sociale et à une époque (gentilhomme de l’autre siècle). Il s’agit pour le narrateur de donner une vision synthétique, une analyse théorique et lucide d’une génération. Aux deux parties de l’incipit correspondent deux points de vue mais aussi deux personnages mis en valeur l’un par l’autre.


II. Deux personnages

1. Jeanne

Jeanne est d’abord prénommée, c’est elle qui sera l’héroïne, c’est à elle que nous nous identifions par la focalisation interne. Son état civil ne nous sera donné que par rapport à son père. Nous n’avons pas de description physique mais un portrait psychologique et une histoire.

a. Une psychologie

Une jeune fille hyper sensible, impatiente, enthousiaste, rêveuse et très naïve. Nous sommes aussi avec Jeannette dans l’intimité de la jeune fille de 17 ans, traitée comme une enfant par son père.

b. Une histoire, une éducation

Elle sort du sacré cœur où son père « l’avait tenue […] sévèrement enfermée, cloîtrée, ignorée et ignorante des choses humaines ». Et cela depuis sa 12ème année. Elle a l’éducation qui correspond à celle d’une jeune fille de l’aristocratie normande avec une éducation religieuse formée selon les conventions de l’époque et de son milieu. Elle est aimée de ses parents, sa mère pleur à leur séparation et son père « voulait la faire heureuse, droite et tendre ». Leur relation est affectueuse, sans cérémonie. Le portrait de Jeanne se dessine d’abord de l’intérieur, puis à travers son éducation et sa famille. Les portraits du père et de la fille s’éclairent l’un l’autre.


2. Le baron Le Perthuis des Vauds

On attend un portrait physique du père vu par la fille mais Maupassant change de point de vue et nous présente le baron à distance en évitant la « photographie banale de la vie » pour nous donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. Il évite tous les détails inutiles, il présente le condensé d’une génération, d’un milieu, d’un type en individualisant peu à peu. C’est le procédé inverse que celui adopté pour Jeanne qui est d’abord un individu unique puis peu à peu une jeune fille typique de l’aristocratie.

a. Son histoire, son milieu

« un gentilhomme de l’autre siècle », prisonnier du passé, et mal préparé au bouleversement du nouveau siècle, avec une conscience politique réduite.  Disciple enthousiaste de J.J. Rousseau,  « il exécrait la tyrannie d’une haine inoffensive et déclamatoire ». Les jugements du narrateur sont perceptibles ici. Le baron médite une éducation parfaite pour sa fille mais à part l’enfermer dans un couvent, il nous montre des théories vagues, inquiétantes, contradictoires (cf. l’oxymore « bain de poésie raisonnable »). Ses conceptions sont biens vagues, sans lucidité, plutôt liées à un rêve d’un monde idyllique, plein d’illusions : « les lois sereines de la vie », « des tendresses simples des animaux ».

b. Un tempérament, un caractère

Maniaque et bon, sa bonté est mise en cause de même le sérieux de sa pensée. Plus grave, l’analyse de sa bonté est développée dans tout un paragraphe, mais les jugements du narrateur une faiblesse, presque un vice.





Conclusion

    Maupassant en utilisant la technique impressionniste des petites touches successives, met en place dans son incipit un cadre spatio-temporel, un milieu et deux personnages. Par le jeu souple des points de vue, il nous fait partager les perceptions de son héroïne, personnage témoin, en créant l’illusion du réel. Mais il est aussi un analyste plein de finesse qui nous force à voir tout une classe sociale ainsi que sa vision personnelle du monde.

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