Plan de la fiche sur
Vénus anadyomène de Rimbaud :
Introduction
Dans son
sonnet intitulé «
Vénus anadyomène » (1870 extrait du recueil des
Cahiers de Douai),
Rimbaud propose
une vision très personnelle du motif mythologique de la Vénus, la déesse de l'amour. S’il donne de Vénus une image encore conventionnelle dans ses deux premiers poèmes « Invocation à Vénus » et « Soleil et chair », c’est une toute autre image qui apparaît dans cette « Vénus Anadyomène ».
Succédant à une belle Vénus incarnant l’amour et la fécondité des premiers poèmes, cette Vénus anadyomène a les traits d’une femme laide et malade.
Nous nous demanderons en quoi ce poème est une parodie dans laquelle Rimbaud cherche, par le jeu d'un langage nouveau, à conduire le lecteur aux marges d'une poésie nouvelle.
Texte du poème Vénus anadyomène de Rimbaud
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Lu par Olivier Gaiffe - source : archive.org
Vénus anadyomène
Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;
L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu'il faut voir à la loupe...
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
- Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.
Arthur Rimbaud - Cahiers de Douai - 1870
Notes :
* anadyomène : terme d'antiquité. Étymologie : en grec, celle qui sort de l'eau
* vert en fer blanc : les baignoires bon marché étaient fréquemment en zinc, peintes en vert
* ravaudés : raccommodés
* échine : colonne vertébrale, dos
* Clara : "illustre". Epithète traditionnellement associé aux noms de personnes célèbres et de dieux en latin
* croupe : familier : postérieur d'une personne
* ulcère : plaie qui ne cicatrise pas
Sandro Botticelli, La Naissance de Vénus
Annonce des axes
I. Une parodie
1. Le détournement du tableau vers la dérision
2. Un portrait dépréciatif
II. Une poésie nouvelle
1. Le désir de provoquer
2. L'invitation à une autre poésie
Commentaire littéraire
I. Une parodie
1. Le détournement du tableau vers la dérision
Le titre de ce sonnet, composé du nom propre « Vénus » et de l'adjectif savant, directement issu du grec, « anadyomène », qui signifie « qui sort de l'eau », semble annoncer un poème sérieux et à la gloire de cette Vénus. Le nom de vénus, déesse de l'amour, évoque féminité, beauté.
Dans ce titre, Rimbaud propose donc une reprise du motif de la naissance de Vénus, illustrée dès l'Antiquité par nombre de récits et de peinture (Apelle, Botticelli, Raphael, Titien,...).
L'attente du lecteur est déçue au premier vers du sonnet, puisque la Vénus est découverte sortant d'un « cercueil ». La traditionnelle conque de laquelle sort la Vénus est remplacée par Rimbaud par une « vieille baignoire » (vers 3) construite dans un matériel peu noble « vert en fer blanc » (vers 1), ce qui ne laisse pas atteindre au lecteur une Vénus aussi belle que prévue.
Le tableau que nous propose Rimbaud se présente donc d'emblée comme une parodie du motif original.
De même, la femme présentée ici contraste avec la beauté de la Vénus. La femme est vieillissante (« déficits assez mal ravaudés » vers 4), les « cheveux bruns » s'opposent au blond vénitien souvent attribué à Vénus. Le reste du poème s'attache à dresser un portrait disgracieux de la Vénus.
Dans ce poème, Rimbaud dresse un blason (court poème célébrant une partie du corps féminin ou évoquant le corps entier). Toutefois, le portrait qu'il réalise ainsi est particulièrement dépréciatif, faisant ainsi de son poème un contre-blason.
2. Un portrait dépréciatif
La Vénus est présentée comme une personne vieille : « cercueil » (vers 1), « déficits assez mal ravaudés » vers 4. L'expression « fortement pommadés » (vers 2) suggère des soins de beauté maladroits, incapables de lutter contre la laideur due à l'âge. De plus ce terme oppose le fard et l'artifice à la beauté naturelle, attribut de la déesse. L'
allitération en [S] du vers 4 traduit l'amollissement de la chair.
Femme sans grâce : « lente et bête » (vers 3). Le terme « bête » peut également conférer une dimension animale à la femme.
La Vénus est présentée comme une personne grasse :
« gras et gris » (vers 5) => allitération en [gr] qui souligne le caractère dépréciatif .
« graisse sous la peau » (vers 8).
« large croupe » (vers 14)
L'allitération en [S] du deuxième
quatrain illustre par la sonorité le flétrissement de la Vénus.
« feuilles plates » (vers 8) semble indiquer que la Vénus n'a pas les formes d'une belle femme.
Animalisation de la femme : « bête » vers 3, « échine » vers 9, « croupe » vers 13.
Le physique de cette femme n'est donc pas agréable, mais le goût et l'odorat sont aussi dépréciés : « le tout sent un goût / Horrible étrangement » (vers 9-10).
Le dernier vers du poème donne le bouquet final de cette description dépréciative : « ulcère à l'anus ».
II. Une poésie nouvelle
1. Le désir de provoquer
Suivant un regard descendant, Rimbaud insiste sur une description quasi clinique de ce corps nu qui ne peut que susciter la répulsion du lecteur.
La laideur domine le premier
tercet : tous les sens y semblent convoqués pour dire la monstruosité et la répulsion : vue, goût et odorat se conjuguent.
Dans le dernier tercet le prosaïsme cède la place à l'obscénité. Le verbe « remue » et les termes « large croupe » évoquent une monstrueuse danse érotique.
L'image de l'ulcère à l'anus est choquante pour le lecteur par son caractère scatologique et l'évocation de certaines pratiques sexuelles qu'il suppose.
Le désir de provoquer atteint son paroxysme avec la rime finale « Vénus » / « anus » qui allie le sacré et le profane, le sublime et la laideur.
2. L'invitation à une autre poésie
La laideur qui l'emporte sur le moindre indice de beauté et le prosaïsme (=ce qui est plat et sans noblesse) de certains termes semble faire de ce sonnet un texte a-poétique en apparence.
Mais cette vision est mise à mal implicitement par Rimbaud dans le premier tercet. Dans l'expression « horrible étrangement » (vers 10), mise en relief par la coupure à l'
hémistiche et par l'
enjambement du vers 9 sur le vers 10, le terme étrangement semble s'appliquer au portrait de la Vénus (décalage entre l'attente du lecteur et le portrait fait par Rimbaud). Mais le terme étrangement peut également se lire comme une invitation à une relecture du poème. Le « tout » peut en effet renvoyer au poème lui-même. De la même façon, le terme « singularités » (vers 11) peut renvoyer à la description de la femme mais aussi aux étrangetés de ce sonnet. Plus que les difformités de la Vénus, ce sont les originalités du poème qu'il faut examiner « à la loupe ». L'injonction « il faut » (vers 11) invite le lecteur à lire cette poésie au delà des apparences premières du langage. Elle l'invite à y déceler un lyrisme de la laideur, une laideur transcendée par le traitement poétique. Les points de suspension qui clôturent cette longue phrase signifient le temps accordé au lecteur pour réfléchir à une relecture du poème.
L'
oxymore « Belle hideusement » du dernier vers fait écho à l'expression « horrible étrangement » : les deux procédés mettent en évidence une confrontation entre la beauté et la laideur.
Le tatouage « Clara Venus » (vers 12) sur les reins de la femme traduit cela. Clara vient d'un adjectif latin signifiant à la fois célèbre et « claire, brillante ». Or la Vénus de ce poème s'oppose à la Vénus traditionnelle, elle en constitue un reflet inversé. Le vrai sujet poétique n'est pas ici l'image de la beauté parfaite de la Vénus traditionnelle, mais bien cette singulière femme laide et vieillissante.
L'ulcère à l'anus du dernier vers est symptomatique d'une poésie iconoclaste (=qui est contre les traditions).
Conclusion
La parodie de la première lecture du poème laisse place, lors d'une lecture plus approfondie, à une nouvelle voie poétique fondée sur le dépassement des modèles esthétiques, sur la recherche d'un nouveau langage.
En cela, Rimbaud se rapproche de
Baudelaire : « J'ai pétri de la boue et j'en ai fait de l'or », écrit Baudelaire dans un projet d'épilogue des
Fleurs du Mal.