Plan de l'analyse linéaire de
Zone de Apollinaire :
Introduction
Zone est le poème d'ouverture du recueil
Alcools (1913) de
Guillaume Apollinaire. Ce poème appartient au cycle de Marie (en référence à Marie Laurencin, peintre, rencontrée par Guillaume Apollinaire en 1907). C’est en changeant le titre du recueil
Eau de vie en
Alcools et en décidant de supprimer toute ponctuation que l’auteur rajoute en tête de l’ouvrage le poème
Zone, dernier écrit de
l’ensemble : il donne ainsi à son recueil une orientation philosophique.
On est frappé par l'apparence du poème : certains vers sont détachés, d'autres regroupés en strophes ; il n'y a pas réellement de régularité. Ce sont des vers libres (pas de mètres réguliers), les lois de la versification ne sont pas respectées. Ces vers riment à peine : ils sont assonancés. Pas de ponctuation.
Le choix de placer ce poème en tête du recueil
Alcools n'est pas anodin :
Zone est un manifeste pour une poésie nouvelle et moderne.
Nous allons étudier
les 24 premiers vers du poème. Nous en ferons une
analyse linéaire.
Texte du poème Zone
Télécharger Zone (24 premiers vers) - de Apollinaire en version audio (clic
droit - "enregistrer sous...") - Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com
Zone
A la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation
Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme
L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d'aventure policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers
J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J'aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thieville et l'avenue des Ternes
[...]
Extrait de Zone - Apollinaire, Alcools (1913)
Tour Eiffel (Delaunay, 1911)
Plan du poème
Vers 1 à 3 - La lassitude envers le monde ancien
Vers 4 à 10 - La religion est intemporelle
Vers 11 à 14 - La ville, espace dans lequel on peut voir une poésie nouvelle
Vers 15 à 24 - L'éloge du quotidien
Analyse linéaire
I. Vers 1 à 3 - La lassitude envers le monde ancien
Le début du poème déconcerte le lecteur par sa mise en forme : il s'ouvre sur trois monostiches (strophes de un seul vers).
Dans la forme du poème, le lecteur peut voir dès le premier coup d'œil des indices de modernité poétique, par une
structure surprenante du poème Zone (irrégularité des strophes, de la longueur des vers).
L'auteur use de rythmes qui n'apparaissent pas classiques : vers libres, pas de mètres particuliers, mais aussi vers plus longs (± 15 syllabes).
On remarque également
l'absence totale de ponctuation, amenant le lecteur à devoir trouver lui-même son rythme de lecture. Nous verrons également que
les rimes ne respectent pas la forme traditionnelle, souvent pauvres, ou se limitant à une simple ressemblance sonore.
Ceci va à l'encontre des habitudes des poètes de l'époque. Pourtant, il s'agit bien d'un poème, comme le montre le vocabulaire poétique utilisé par Apollinaire.
-> Les repères sont brouillés.
Le vers 1 semble contenir l'idée de rupture avec "ce monde ancien" dont on est "las" : le déterminant démonstratif "ce" est un déictique. Cela suscite la curiosité du lecteur.
Dès le premier vers, Apollinaire fait donc l'éloge du changement, de la modernité.
Au vers 2, deux éléments symboles de modernité sont présents : la "tour Eiffel" et les "ponts". A l'époque d'Apollinaire, la tour Eiffel apparaît comme le symbole de la modernité. Elle est d'ailleurs représentée dans plusieurs tableaux (cubisme : Delaunay, Braque, Picasso). Ces objets techniques deviennent ainsi des objets poétiques et poétisés puisqu'une
métaphore les qualifie. La "tour Eiffel" est "bergère" tandis que les ponts sont un "troupeau" qui "bêle". Cette métaphore est surprenante puisqu'elle associe des éléments urbains et techniques à des éléments qui appartiennent au monde rural.
La rime pauvre rapproche les deux mots en fin de vers "matin" et "ancien" pour mettre en évidence l'antithèse entre passé et présent immédiat d'autant plus que le "matin" est synonyme de début, de renouveau.
Le vers 3 reprend le thème du vers 1 : "Tu" ajouté à l'expression de la lassitude éprouvée à l'égard du monde ancien.
Le langage est cependant plus relâché que dans le vers 1, presque familier "Tu en as assez".
La rupture avec les codes de la poésie traditionnelle semble débuter.
Apollinaire : lancement de l'art nouveau : incitation envers les écrivains, les poètes à écrire sur les nouveautés (Cendrars, …) -> innovations les plus récentes.
Les inspirations traditionnelles grecque et latine sont laissées de côté. Apollinaire veut les laisser de côté et inventer une nouvelle poétique, le début du XXème siècle est d'ailleurs fécond en renouveau artistique comme par exemple le mouvement cubiste chez les peintres.
II. Vers 4 à 10 - La religion est intemporelle
Après les 3 monostiches, un tercet (vers 4 à 6) introduit le thème de la religion.
Aux vers 4 et 5, on a un paradoxe : "automobiles" est associé à "anciennes" et s'oppose à "religion" associé à "toute neuve". Or "automobiles" devrait plutôt être un élément de modernité, et la religion un élément traditionnel. La répétition de "la religion est restée" insiste sur une impression d'intemporalité. Apollinaire utilise des éléments du quotidien / des objets techniques comme matériau poétique et opère des rapprochements surprenants, déroutants notamment entre "religion" et "hangars de Port-Aviation", rapprochant ainsi la religion avec un élément de modernité.
Le vocabulaire est ici surprenant pour une poésie et loin des thèmes traditionnels de la poésie : "automobiles", "hangars de Port-Aviation".
Au vers 5, il y a une répétition de religion au début et à la fin du vers : renforce l'association entre "religion" et "Port-Aviation" grâce à la rime. Au niveau du rythme, le contre-rejet de "la religion" permet encore un effet de rupture, puisque le contre-rejet introduit une discordance rythmique.
La religion est le seul élément qui conserve sa modernité, on a donc un caractère intemporel de la religion.
Il est pourtant à noter que Apollinaire, élevé par une mère croyante, a perdu la foi à l’adolescence.
La strophe 5 (vers 7 à 14) précise le heurt de ces deux mondes et place au milieu du conflit l’auteur qui choisit la religion et la poésie du monde moderne : affiches, prospectus, journaux, police, politique.
Les vers 7 à 10 du huitain sont liés au tercet car ils développent le thème de la religion. L'adjectif "seul", apposition de "tu" qui renvoie au "christianisme" (vers 7) reprend l'adjectif "seule" qui qualifiait la "religion" tout comme la négation.
Le christianisme est personnifié et Apollinaire s'adresse directement à lui à la deuxième personne du singulier, ce qui créé un fort rapprochement entre le poète et la religion.
Le superlatif "l'Européen le plus moderne" qui décrit le "Pape Pie X" au vers 8 confirme l'éloge de la religion associée à la modernité puisque Pie X a béni un aviateur, il semble effectivement ancré dans cette époque de progrès.
La religion est ainsi célébrée d'une manière lyrique plutôt traditionnelle, comme le montre le "ô" lyrique dans "ô Christianisme".
Au vers 9, l'utilisation de la 2e personne "Et toi" change de nouveau de référent, puisqu'il semble maintenant désigner le narrateur, introduisant encore une fois une rupture (alors que le thème donne de la continuité).
Dans les vers 9 et 10,
noter une allusion autobiographique à l'athéisme de l'auteur ("la honte te retient / D'entrer dans une église"-> Apollinaire a honte d'entrer dans une église, car il n'est pas réellement croyant).
Ici encore, le poème surprend par cette rupture.
Après avoir fait l'éloge de la modernité de la religion et de son caractère intemporel, le narrateur semble s'en détourner car il n'ose pas entrer dans une église.
Notons ici une énonciation originale. Les repères sont brouillés (de temps, de personne), il n’apparaît pas d’ordre logique dans le déroulement du poème. Le pronom personnel "tu" désigne parfois la religion, parfois le narrateur.
C'est une énonciation personnelle complexe et propice aux ambiguïtés.
III. Vers 11 à 14 - La ville, espace dans lequel on peut voir une poésie nouvelle
A partir du vers 11, on a un nouvel effet de rupture / continuité : le thème change (on ne parle plus de la religion) mais le "tu" reste le même que dans les vers 9-10 (il semble désigner le narrateur).
L'absence de ponctuation amène à une relecture du complément circonstanciel de temps "ce matin" de la fin du vers 10 ce qui nous renvoie à cette question à quelle phrase se rattache-t-il ? L'hypothèse précédente peut en effet être remise en cause si on considère que le groupe nominal est un contre-rejet qui s'appliquerait alors à ce qui suit et non à ce qui précède.
Le choix d'Apollinaire de supprimer la ponctuation introduit ainsi une ambiguïté, multipliant les sens possibles.
Du vers 11 à 14, on trouve une accumulation de genres littéraires populaires comme "les journaux", les "livraisons à 25 centimes pleines d'aventures policières", les biographies ("portraits des grands hommes"). On retrouve le même procédé de juxtaposition, de collage avec la répétition de "il y a" puis l'énumération sans ponctuation.
Cette accumulation, ainsi que les
personnifications ("les fenêtres observent", "qui chantent tout haut") montrent
une ville dynamique, animée, joyeuse, et sont encore une fois un éloge de la modernité de la part de Apollinaire.
Ces lectures quotidiennes acquièrent ici leurs lettres de noblesse, elles sont une poésie nouvelle comme le dit Apollinaire au vers 12 "Voilà la poésie ce matin". Apollinaire montre que tout peut devenir art, revendication que l'on retrouve dans le futurisme italien ou dans le cubisme.
D'ailleurs le poème Zone semble se rapprocher du mouvement cubiste, comme un tableau composé de fragments juxtaposés les uns à côté des autres.
IV. Vers 15 à 24 - L'éloge du quotidien
Au vers 15, "J'ai vu" débute le vers et le dizain. Le même complément circonstanciel de temps "ce matin" est repris mais cette fois, il renvoie à un passé proche puisque le temps utilisé est le passé composé, contre le présent dans le début du poème.
L'aspect visuel et sonore de la scène qui va être décrite dans ce dizain est très présent.
Les vers 15 et 16 décrivent de façon très positive une rue, avec trois adjectifs mélioratifs ("jolie", "Neuve et propre"). On retrouve l'adjectif "neuve" (auparavant attribut de "religion"), la beauté de la rue semble donc liée à sa modernité. Le pronom indéfini "une" devant "une rue" et la proposition subordonnée relative "dont j'ai oublié le nom" montrent que ce pourrait être n'importe quelle rue, toute la ville est belle.
La métaphore du "clairon" ("du soleil elle était le clairon") crée une synesthésie puisqu'un élément sonore, le "clairon", est associé à un élément visuel, le "soleil". Notons que le vers 16 ("Neuve et propre du soleil elle était le clairon") est un
alexandrin (3/3/6) et "du soleil" est placé à la césure en anastrophe (figure de style consistant en une inversion de l'ordre habituel des mots), le mettant ainsi en valeur au centre du vers. On retrouve un certain lyrisme dans ce vers.
L'animation de la rue se confirme dans les vers suivants.
Au vers 17, on retrouve une énumération (comme dans les vers précédents avec par exemple "les prospectus les catalogues les affiches"), avec ici trois métiers : "les directeurs les ouvriers les belles sténo-dactylographes". Les personnages sont désignés par leur métier,
le nom "sténo-dactylographes" suggère la modernité, et est associé à l'adjectif mélioratif "belles", mettant encore une fois en avant la modernité. Le lieu suggéré par la mention des "ouvriers" est l'usine, encore une fois une image éloignée de ce qu'on peut trouver dans les poésies traditionnelles.
Le vers 18 ("Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent") montre l'animation de la rue, presque tous les jours de la semaine (il était courant de travailler 6 jours par semaine à cette époque).
Au vers 19 et 20, la rue se remplit de sons grâce à deux métaphores : "la sirène y gémit", "Une cloche rageuse y aboie". La vie est rythmée par ces sons "matin" -> "midi".
Les objets "sirène" et "cloche" sont personnifiés, ce qui accentue l'impression d'animation de la rue.
Cette vie moderne est très ritualisée : "quatre fois par jour", "Le matin par trois fois", "vers midi",
Apollinaire fait l'éloge de la vie quotidienne d'une "rue industrielle". L'idée de modernité est liée à l'idée de quotidienneté.
Le quotidien et la routine, sujets a priori peu propices à la poésie, est poétisé par Apollinaire grâce à de nombreux procédés : métaphores, personnifications. Les rimes ne sont pas toujours respectées par Apollinaire, mais dans ce cas des sonorités proches rapprochent les mots en fin de vers (par exemple "dactylographes" / "passent"). Egalement, on notera de nombreuses
assonances ([on] dans "nom" / "clairon", [a] dans "dactylographes" / "matin" / "samedi" / "passent" / "quatre", [i] "lundi" / "samedi" / "y" / "sirène" / "gémit" / "midi"…).
Dans les vers 15 à 19, le mot "matin" est répété trois fois, faisant écho à ceux aux vers 2, 10 et 12.
Au vers 19, le pronom "ce" de "ce matin" devient "le" dans "le matin". L'article défini "le" renvoie à tous les matins, et non plus à un matin particulier -> idée de répétition, chaque jour est une renaissance.
Le son [in] rapproche et oppose "matin" et "ancien" en fin de vers 1. Le poème Zone veut donc voir s'achever ce monde ancien, pour un monde nouveau qui se renouvèle sans cesse.
Aux vers 21 et 22, la synesthésie se poursuit à la manière cubiste : les éléments visuels sont de nouveau énumérés juxtaposés sans ponctuation "inscriptions" "enseignes" "murailles" "plaques" "avis" puis comparés à des "perroquets", une animalisation qui permet d'animer l'inanimé tout en attribuant une dimension sonore associée aux couleurs.
Au vers 22 ("Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent"), les allitérations en [k], [p] et [r] établissent une harmonie imitative : les sons imitent le caquètement du perroquet.
Le vers 23 réinscrit le poème dans le lyrisme avec "J'aime la grâce" : le poème est bien l'expression des sentiments personnels d'un "je", le sujet lyrique qui célèbre la "grâce", la beauté.
L'association du mot "grâce" qui tient du registre lyrique à la "rue industrielle" et d'une situation géographique très précise au vers 24 ("Paris entre la rue Aumont-Thieville et l'avenue des Ternes") et qui tient du registre réaliste crée de nouveau la surprise en faisant l'éloge de la ville moderne ("rue industrielle") et du quotidien.
C'est un thème nouveau, Apollinaire veut montrer que la vie quotidienne et moderne est tout aussi digne de figurer dans un poème que le "monde ancien".
Conclusion
Le poème
Zone, qui ouvre le recueil
Alcools, est catégorisé dans les "Arts poétiques" de l'œuvre de Guillaume Apollinaire en raison des
innovations majeures qu'il apporte à la poésie d'alors. Il est l'exemple littéraire de la recherche de formes discontinues et juxtaposées qui soient porteuses de sens.
On retrouve dans
Zone toute l'originalité de Guillaume Apollinaire. C'est un poème qu'on a rapproché des
Pâques de Cendrars (même itinéraire, peuplé de souvenirs) ; mais originalité profonde d'Apollinaire, aussi bien dans l'écriture que dans le choix des images. Le thème religieux n'est pas au centre du poème, comme chez Cendrars, c'est ici un thème intermittent, à l'image du sentiment religieux du poète.