Plan de la fiche sur l'
incipit d'Aurélien, de Aragon :
Introduction
Louis Aragon (1897 - 1982), poète, romancier et journaliste français, a dans ses débuts participés au dadaïsme et à la création du surréalisme avant de s'en séparer.
C'est un poète qui écrit beaucoup en prose. Il est très inspiré par sa maîtresse, Elsa Triolet. Après avoir rompu avec le surréalisme en 1932, il écrit beaucoup de romans, ne ménageant pas la bourgeoisie de laquelle il est issu.
Il est mobilisé en 1939 pour la guerre. Après être devenu clandestin en 1941, il organise un réseau de résistance en zone sud. A la libération en 1945, il publiera son plus célèbre roman, Aurélien.
Aurélien raconte l'amour impossible entre le personnage éponyme, jeune bourgeois désœuvré, et Bérénice, jeune femme en quête absolu, au cours des années 1920. Nous étudierons ici l'incipit du roman.
Louis Aragon
Texte de l'incipit d'Aurélien
La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois… Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l'irritait.
Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l'avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu'il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l'avait obsédé, qui l'obsédait encore :
Je demeurai longtemps errant dans Césarée…
En général, les vers, lui… Mais celui-ci lui revenait et revenait. Pourquoi ? c'est ce qu'il ne s'expliquait pas. Tout à fait indépendamment de l'histoire de Bérénice… l'autre, la vraie… D'ailleurs il ne se rappelait que dans ses grandes lignes cette romance, cette scie. Brune alors, la Bérénice de la tragédie. Césarée, c'est du côté d'Antioche, de Beyrouth. Territoire sous mandat. Assez moricaude, même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles. Césarée… un beau nom pour une ville. Ou pour une femme. Un beau nom en tout cas. Césarée… Je demeurai longtemps… je deviens gâteux. Impossible de se souvenir : comment s'appelait-il, le type qui disait ça, une espèce de grand bougre ravagé, mélancolique, flemmard, avec des yeux de charbon, la malaria… qui avait attendu pour se déclarer que Bérénice fût sur le point de se mettre en ménage, à Rome, avec un bellâtre potelé, ayant l'air d'un marchand de tissus qui fait l'article, à la manière dont il portait la toge. Tite. Sans rire. Tite.
Je demeurai longtemps errant dans Césarée…
Aurélien - Louis Aragon - Incipit
Annonce des axes
I. Un incipit déroutant
1. Surprise dès la première phrase
2. Un amour impossible
II. Un portrait repoussant
1. Héroïne dépourvue de charme
2. Un vers obsédant
III. Subversion des codes traditionnels
1. Mélange de niveaux de langue
2. Récit de pensées
3. Impression poétique
Commentaire littéraire
I. Un incipit déroutant
1. Surprise dès la première phrase
Dès la première phrase, le lecteur est surpris car l'incipit ne prend pas la forme classique ici. En effet nous sommes plongé dans les péripéties
in medias res (tout de suite dans l'action) et nous n'avons aucune indication sur le contexte (où ? quand ? quoi ? qui ?). Le narrateur nomme les personnages comme si nous les connaissions déjà.
Cependant, cet incipit est très intriguant, de par son originalité, et car il relate la rencontre entre un homme et une femme. Aurélien trouve Bérénice laide mais le narrateur utilise tout de même le terme « La première fois » ce qui laisse supposer que les deux personnages vont se revoir.
2. Un amour impossible
Le lecteur est dérouté par cette rencontre dès le premier jugement d'Aurélien sur Bérénice : « particulièrement laide ». Le narrateur passe d'une idée à l'autre ce qui rend les phrases hachées, ainsi le lecteur ne voit pas le but : on passe de la description physique à autre chose…
Le narrateur procède par association d'idées. Dans cette association, il passe d'une étoffe, à la princesse d'Orient, c'est comme si on était dans la tête d'Aurélien et que nous faisions face à toutes ses pensées telles qu'elles lui arrivent. En effet, il fait beaucoup de répétitions et le langage n'est pas très soutenu : le narrateur aurait peut-être utilisé une autre façon de penser. Mais le but est ici de se mettre à la place d'Aurélien, ce qui est déroutant pour le lecteur.
On note une impossibilité d'un amour entre les deux personnages : c'est l'exact contraire d'un coup de foudre. Ici, les critères de la rencontre traditionnelle ne sont pas respectés.
Le narrateur fait une subversion (= action visant à renverser ou à contester l'ordre établi, ses lois et ses principes) des éléments traditionnels.
L'héroïne semble discréditée d'un amour possible.
II. Un portrait repoussant
1. Héroïne dépourvue de charme
Dans cet incipit, l'héroïne est dépréciée : décrite comme laide, mal habillée, ses cheveux sont ternes, elle est petite, pâle : elle déplaît à Aurélien. On fait face à un portrait à l'unisson ("de manière unanime, d'une même voix"), tout est presque dit avec irritation.
Aragon mélange les codes d'écriture (= jeu) pour enrichir son écriture. « Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune » : clin d'œil au poème de Verlaine
Mon rêve familier.
Cet extrait est plein de contradictions.
Au cœur du texte, on peut ressentir le discours de la conscience intérieure d'Aurélien.
2. Un vers obsédant
Progressivement, le narrateur sème des indices. Cette femme qu'il juge est assignée à quelque chose de répétitif que l'on voit avec le vers de Racine (« Je demeurai longtemps errant dans Césarée », extrait de
Bérénice de Racine) qui a un pouvoir évocateur.
De plus il dit que ce vers « l'avait obsédé et l'obsédait encore » comme dans certains comtes : formule qui fait réapparaître les personnages.
On a l'impression que l'histoire qui n'a pas suite, tout est inversé mais il y a des indices. Répétition du mot « vers » : Vers, il ne trouve pas beau, comme il trouve Bérénice laide, mais ce vers l'obsède comme pourrait l'obséder Bérénice.
Il y a une volonté de désarçonner le lecteur. Le lecteur a une première impression que cette relation est impossible puis au fil du texte, le lecteur voit des indices qui lui font comprendre que la relation n'est finalement pas impossible.
III. Subversion des codes traditionnels
1. Mélange de niveaux de langue
Au début du texte, le registre est soutenu. Au contraire à la fin du texte ce sont plutôt des expressions orales et des phrases incomplètes sur le plan syntaxique. La référence à Racine dans un tel contexte est décalée : c'est du jeu.
2. Récit de pensées
Le lecteur est au plus près de ce qui se passe dans la tête d'Aurélien : c'est le récit de ses pensées. Pour cela il n'y a aucune association cohérente ce qui est surprenant car il utilise la troisième personne puis la première du singulier, le « je » est-il en référence au narrateur ou Aurélien ? Les deux voies se mêlent, Aurélien interrompt le narrateur ? C'est déstabilisant et surprenant. Dans ce déséquilibre, il faut trouver l'équilibre.
3. Impression poétique
Cet incipit donne une impression poétique : le retour du poète. On fait face à des allusions à des poètes. Remarquons les procédés poétiques tels que la répétition ou bien le rythme poétique, « Bérénice… l'autre, la vraie… » ou encore la reprise de termes qui montre l'obsession. Cet extrait donne presque l'impression d'un poème.
Cette rencontre est écrite de manière si poétique quelle ne peut en rester là. Le narrateur laisse des indices qu'une histoire aura lieu. Il utilise les ressources poétiques littéraires.
C'est comme si Aurélien attendait Bérénice depuis toujours. Peut-être pointe d'humour car le personnage est en train de tomber amoureux. Cet incipit, au-delà des apparences, éveille la curiosité du lecteur.
Conclusion
Dans cet incipit du roman
Aurélien, Aragon a le souhait de ne pas faire un incipit traditionnel. Il souhaite troubler le lecteur grâce à un incipit où l'on fait face à un coup de foudre inversé. On ne peut pas être obsédé à ce point sur une personne sans qu'il ne se passe autre chose par la suite.
A la fin de cet incipit, on peut même croire que le personnage tombe amoureux sans s'en rendre compte. Il utilise le terme « romance », le seul terme de l'extrait en référence à de l'amour. C'est peut être un indice sur ce qu'il va se passer par la suite ?
Bérénice de Racine est à l'origine de la citation de la fin du texte. Bérénice est une tragédie sur l'amour impossible : une reine juive et un jeune citoyen romain qui devient empereur, et devra épouser une citoyenne romaine. Le choix du devoir ou celui des sentiments : il choisira le devoir.
Dans
Aurélien : hésitation avec point de vue omniscient ou interne. Très forte intertextualité avec le texte de Racine.