Introduction
Présentation du poème : Les femmes,
tiré du recueil
Alcools de
Guillaume Apollinaire, est composé de neuf
quatrains en alexandrins rimés (
rimes embrassées : ABBA), relève
de l'esthétique du quotidien qui caractérise certaines des "Rhénanes".
Il peint l'intérieur humble et les activités domestiques de la "maison
du vigneron" où des femmes conversent paisiblement en évoquant
leur monde familier.
Intérêt du texte : Intégrant des fragments de
dialogue, matérialisés par l'italique, à des parties descriptives,
ce poème laisse entendre plusieurs voix juxtaposées qui suggèrent
plus qu'elles ne racontent des histoires banales, chronique d'un village. Mais
cette banalité rassurante devient inquiétante et finit par s'assombrir.
Hypothèse de lecture : Il s'agit d'examiner comment les ressorts
d'une organisation poétique décousue et discontinue contribuent à transformer
progressivement le quotidien apaisant en un univers mystérieux et menaçant.
Lecture du poème
Les femmes
Dans la maison du vigneron les femmes cousent
Lenchen remplis le poêle et mets l'eau du café
Dessus - Le chat s 'étire après s 'être chauffé
- Gertrude et son voisin Martin enfin s s’épousent
Le rossignol aveugle essaya de chanter
Mais l'effraie ululant il trembla dans sa cage
Ce cyprès là-bas a l'air du pape en voyage
Sous la neige - Le facteur vient de s 'arrêter
Pour causer avec le nouveau maître d'école
- Cet hiver est très froid le vin sera très bon
- Le sacristain sourd et boiteux est moribond
- La fille du vieux bourgmestre brode une étole
Pour la fête du curé La forêt là-bas
Grâce au vent chantait à voix grave de grand orgue
Le songe Herr Traum survint avec Sa soeur Frau Sorge
Kaethi tu n 'as pas bien raccommodé ces bas
- Apporte le café le beurre et les tartines
La marmelade le saindoux un pot de lait
- Encore un peu de café Lenchen s'il te plaît
- On dirait que le vent dit des phrases latines
- Encore un peu de café Lenchen s'il te plaît
- Lotte es-tu trille O petit coeur - Je crois qu'elle aime
- Dieu garde - Pour ma part je n 'aime que moi-même
- Chut A présent grand-mère dit son chapelet
- Il me faut du sucre candi Leni je tousse
- Pierre mène son furet chasser les lapins
Le vent faisait danser en rond tous les sapins
Lotte l'amour rend triste - Ilse la vie est douce
La nuit tombait Les vignobles aux ceps tordus
Devenaient dans l'obscurité des ossuaires
En neige repliés et gisaient là des suaires
Et des chiens aboyaient aux passants morfondus
Il est mort écoutez La cloche de l'église
Sonnait tout doucement la mort du sacristain
Lise il faut attiser le poêle qui s'éteint
Les femmes se signaient dans la nuit indécise
Septembre 1901-Mai 1902.
Guillaume Apollinaire - Alcools
Annonce des axes
Commentairelittéraire
I. Un canevas décousu
Caractère morcelé et décousu
du texte, qui attire d'emblée l'attention du lecteur, puisque
par contraste "les femmes cousent" (vers 1). Voyez comment cet aspect décousu
se traduit ici en étudiant par exemple la manière dont les propos
des femmes sont insérés dans un cadre descriptif ou narratif (strophes
1, 2, 4, 9 notamment), et surtout la manière dont ils sont juxtaposés.
Vous constaterez que leur disposition n'obéit pas au suivi linéaire
(strophes 3 et 17), même si on discerne parfois l'esquisse d'une
structure de dialogue enchaîné (strophes 5 et 6). Mais l'aspect décousu du poème
affecte aussi les rapports du vers et de la phrase : relevez dans ce poème
des rejets ou des enjambements et demandez-vous quels effets ils produisent.
II. Un monde familier
Le poème
Les femmes suggère par touches et allusions le monde quotidien,
les activités banales (préparation du café, couture, broderie,
chasse), le décor apaisant (le feu du poêle, le chat...) et les
personnages familiers (prénoms, présence de l'article de notoriété devant certains noms : le facteur, le sacristain,
la fille du vieux bourgmestre). Et même lorsque les peines de l'amour sont évoquées
(sur le mode de l'indiscrétion à la strophe 6, puis sur le mode
maxime de sagesse dans la strophe suivante), elles ne gâtent en rien le
paix et la douceur qui émanent de ce tableau domestique : "Ilse
la vie est douce", autre maxime de sagesse qui fait contrepoids à celle
qui précède : "Lotte l'amour rend triste".
III. Un monde fissuré
Mais cet univers de sérénité est progressivement envahi par le mystère et l'inquiétude et la mort. En effet,
le mystère d'abord introduit par l'opposition symbolique du rossignol et de l'effraie (strophe 2) : l'oiseau de nuit apporte un climat d'inquiétude
qui va envahir le paysage extérieur (strophe 4 : analysez l'image du "grand
orgue" solennel de la forêt) et gagner la paix de l'intérieur, comme l'indique l'apparition personnifiée, merveilleuse et mystérieuse
du songe ("Herr Traum") et de sa soeur le souci ("Frau Sorge"). Dès lors, Lotte est surprise, rêveuse, attristée. A cela s'ajoute
la composante funèbre, amorcée au vers 11 et développée dans les deux dernières strophes, où il importe d'étudier
les images et l'atmosphère assombrie qui y domine.
Conclusion
Dans
Les femmes, la chaleur du cadre et l'entrain des propos décousus - ce concert en mineur de voix familières
- dissimulent mal la présence de la mort. La douceur du foyer paraît absorbée par "la nuit indécise". Sur le plan formel, ce poème annonce les poèmes-conversations que Apollinaire rassemblera dans son recueil
Calligrammes (1918).