USBEK A MIRZA
A Ispahan.
Tu sais Mirza, que quelques ministres de Cha-Soliman avaient formé le dessein d'obliger tous les Arméniens de Perse de quitter le royaume, ou de se faire mahométans, dans la pensée que notre empire serait toujours pollué, tandis qu'il garderait dans son sein ces infidèles.
C'était fait de la grandeur persane, si dans cette occasion l'aveugle dévotion avait été écoutée.
On ne sait comment la chose manqua ; ni ceux qui firent la proposition, ni ceux qui la rejetèrent, n'en connurent les conséquences : le hasard fit l'office de la raison et de la politique, et sauva l'empire d'un péril plus grand que celui qu'il aurait pu courir de la perte de trois batailles et de la prise de deux villes.
En proscrivant les Arméniens, on pensa détruire en un seul jour tous les négociants, et presque tous les artisans du royaume. Je suis sûr que le grand Cha-Abas aurait mieux aimé se faire couper les deux bras que de signer un ordre pareil, et qu'en envoyant au Mogol et aux autres rois des Indes ses sujets les plus industrieux, il aurait cru leur donner la moitié de ses Etats.
Les persécutions que nos mahométans zélés ont faites aux Guèbres les ont obligés de passer en foule dans les Indes ; et ont privé la Perse de cette laborieuse nation, si appliquée au labourage, qui seule, par son travail, était en état de vaincre la stérilité de nos terres.
Il ne restait à la dévotion qu'un second coup à faire : c'était de ruiner l'industrie ; moyennant quoi l'empire tombait de lui-même, et avec lui, par une suite nécessaire, cette même religion qu'on voulait rendre si florissante.
S'il faut résonner sans prévention, je ne sais, Mirza, s'il n'est pas bon que dans un Etat il y ait plusieurs religions.
On remarque que ceux qui vivent dans des religions tolérées, se rende ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion dominante ; parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et leur richesses, ils sont portés à en acquérir par leur travail, et à embrasser les emplois de la société les plus pénibles.
D'ailleurs, comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société, il est bon qu'elles soient observées avec zèle. Or qu'y a-t-il de plus capable d'animer ce zèle que leur multiplicité ?
Ce sont des rivales qui ne se pardonnent rien. La jalousie descend jusque aux particuliers : chacun se tient sur ces gardes, et craint de faire des choses qui déshonoreraient son parti, et l'exposeraient aux mépris et aux censures impardonnables du parti contraire.
Aussi a-t-on toujours remarqué qu'une secte nouvelle introduite dans un Etat était le moyen le plus sûr pour corriger les abus de l'ancienne.
On a beau dire qu'il n'est pas dans l'intérêt du prince de souffrir plusieurs religions dans son Etat. Quand toutes les sectes du monde viendraient s'y rassembler, cela ne lui porterait aucun préjudice ; parce qu'il n'y en a aucune qui ne prescrive l'obéissance et ne prêche la soumission.
J'avoue que les histoires sont remplies de guerres de religion : mais qu'on y prenne bien garde, ce n'est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c'est l'esprit d'intolérance qui animait celle qui se croyait la dominante.
C'est cet esprit de prosélytisme, que les Juifs ont pris aux Egyptiens, et qui d'eux est passé, comme une maladie épidémique et populaire, aux mahométans et aux chrétiens.
C'est enfin cet esprit de vertige, dont les progrès ne peuvent être regardés que comme une éclipse entière de la raison humaine.
Car enfin, quand il n'y aurait pas de l'inhumanité à affliger la conscience des autres, quand il n'en résulterait aucun des mauvais effets qui en germent à milliers, il faudrait être fou pour s'en aviser. Celui qui veut me faire changer de religion ne le fait sans doute que parce qu'il ne changerait pas la sienne quand on voudrait l'y forcer : il trouve donc étrange que je ne fasse pas une chose qu'il ferait lui-même, peut-être pour l'empire du monde.
A Paris, le 26 de la lune de Gemmadi 1, 1715.
, comme par exemple " le dessein d'obliger tous
les Arméniens de Perse de quitter le royaume pour toujours ou de se faire
mahométans " fait allusion à la révocation de l'Edit de Nantes en 1685 par
Louis XIV (comparé à Chah Soliman) aboutissement d'une politique de persécution
et de répression des Protestants et notamment avec les dragonnades (1680).
Montesquieu fait porter aux " ministres " la responsabilité de cette politique,
qui selon les historiens correspondait pourtant aux convictions personnelles
du roi et à sa conception de la monarchie absolue. La France s'appauvrit
d'au moins 200 000 protestants, industriels, artisans, commerçants, agriculteurs… qui émigrèrent
en Prusse et en Hollande (ici : royaumes de l'Inde voisins de la Perse).
Les protestants reprirent les armes dans les Cévennes (1702-1705) et les
persécutions se prolongèrent au XVIIIème siècle.
, auxquelles avait mis fin l'édit de Nantes promulgué par Henri IV, peut-être évoqué ici à travers la figure du " grand Chah Abas ".
est énoncée dans la phrase des lignes 22-23 ("S'il faut résonner sans prévention, je ne sais, Mirza, s'il n'est pas bon que dans un Etat il y ait plusieurs religions"). Elle est formée de manière atténuée comme une hypothèse que le locuteur s'emploie ensuite à justifier par une série de
: Montesquieu affirme en fait qu' " il […] est […] bon que dans un état il y ait plusieurs religions. " donc que la tolérance est utile à l'Etat.
.
Il s'adresse au pouvoir monarchique censé gouverner dans l'intérêt général,
et par là même signale sa responsabilité dans la politique d'intolérance. Par
ailleurs, il souligne que