LORENZO — Suis-je un Satan ? lumière du
Ciel ! je m’en
souviens encore ; j’aurais pleuré avec la première
fille que j’ai séduite, si elle ne s’était mise à rire.
Quand j’ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne,
je marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice comme
un enfant de dix ans dans l’armure d’un géant de la fable.
je croyais que la corruption était un stigmate, et que les monstres
seuls le portaient au front. j’avais commencé à dire tout
haut que mes vingt années de vertu étaient un masque étouffant; à Philippe !
j’entrai alors dans la vie, et je vis qu’à mon approche
tout le monde en faisait autant que moi ; tous les masques tombaient
devant mon regard ; l’humanité souleva sa robe et me montra,
comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité. j’ai vu les
hommes tels qu’ils sont, et je me suis dit : Pour qui est-ce donc
que je travaille ? Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon
fantôme à mes côtés, je regardais autour de moi, je cherchais les visages qui
me donnaient du cœur, et me demandais : Quand j’aurai fait
mon coup, celui-là en profitera-t-il ? j’ai vu les républicains
dans leurs cabinets ; je suis entré dans les boutiques, j’ai écouté et
j’ai guetté, j’ai recueilli les discours des gens du peuple ;
j’ai vu l’effet que produisait sur eux la tyrannie ; j’ai
bu dans les banquets patriotiques le vin qui engendre la métaphore
et la prosopopée ; j’ai avalé entre deux baisers les armes
les plus vertueuses ; j’attendais toujours que l’humanité me
laissât voir sur sa face quelque chose d’honnête. j’observais
comme un amant observe sa fiancée en attendant le jour des noces.
Extrait de l'acte III, scène 3 de Lorenzaccio - Alfred de Musset
Les désillusions : évocation des larmes : « j'aurais pleuré […]
si elle ne s’était mise à rire.». Le reste de son
sens moral face a une fille qui n'en avait plus -> comparaison pour exprimer sa peine.
« je croyais [...] stigmate » : imparfait d'habitude, illusions perdues,
stigmate = marque sur la peau -> rend bien
compte de l'illusion perdue.
Une nouvelle naissance :
le passé simple signifie une rupture avec un passé désormais
révolu. « j'entrai alors dans la vie » : nouvelle naissance. « je
vis », « regard » : double référence
a la vision -> révélation brutale.
Révélation : « tous les masques tombaient » : renvoi
au théâtre, au jeu : le masque qu'il a endossé n'en est
qu'un parmi tant d'autres.
« L’Humanité souleva sa robe » : personnification de
l'humanité en catin -> brusque déception.
« Brutus moderne », « confrérie du vice » : renvoi à l'acte II.
« fantôme » : renvoi a l'acte II qui annonçait sa réapparition.
Persévérance dans sa quête de trouver des gens honnêtes, mais il a fini extrêmement déçu : tous portaient un masque et non pas l'honnêteté « sur sa face ».
-> Situation : A quoi sert de tuer un
tyran au péril de sa vie puisque
d'autres le remplaceront aisément ?
II. Le pessimisme
Le bien et le mal : première phrase : « Suis-je un Satan ? Lumière
du ciel ! » : le thème du bien et du mal est abordé.
L’existence du mal apparaît croissante : gradation : « Brutus » « confrérie
du vice ».
Elle est généralisée : « tout le monde en fait autant que moi », « corruption », « tyrannie »…
Pessimisme : « celui-la en profitera t-il ? » : pessimisme sur
les valeurs de l'assassinat du duc.
« Le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée » :
les Républicains sont présentés comme des inutiles, ils
n'agissent pas et parlent à l'irréel.
Pessimisme sur les valeurs de l'homme « tout le monde en fait autant », « j'attendais toujours ».
La tirade s'achève sur « noces » : jour où il tuera
le duc. Mais hésitation à cause de la remise en question de ses valeurs.