LORENZO
Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que je m'empoisonne,
ou que je saute dans l'Arno ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu'en
frappant sur ce squelette (Il frappe sa poitrine),
il n'en sorte aucun son ? Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu
donc que je m'arrache le seul fil qui rattache aujourd'hui mon coeur à quelques
fibres de mon coeur d'autrefois ? Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce
qui me reste de ma vertu ? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un mur
taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d'herbe où j'aie pu cramponner mes
ongles ? Crois-tu donc que je n'aie plus d'orgueil, parce que je n'ai plus
de honte ? et veux-tu que je laisse mourir en silence l'énigme de ma
vie ? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage
du vice pouvait s'évanouir, j'épargnerais peut-être ce conducteur
de boeufs. Mais j'aime le vin, le jeu et les filles ; comprends-tu cela ?
Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre que
tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps,
vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d'infamie ;
voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l'exécration des hommes
empoisonne le pain que je mâche ; j'en ai assez d'entendre brailler
en plein vent le bavardage humain ; il faut que le monde sache un peu qui je suis
et qui il est. Dieu merci ! c'est peut-être demain que je tue Alexandre ;
dans deux jours j'aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches,
comme autour d'une curiosité monstrueuse apportée d'Amérique,
pourront satisfaire leur gosier et vider leur sac à paroles. Que les hommes
me comprennent ou non, qu'ils agissent ou n'agissent pas, j'aurai dit tout ce
que j'ai à dire ; je leur ferai tailler leur plume, si je ne leur
fais pas nettoyer leurs piques, et l'humanité gardera sur sa joue le soufflet
de mon épée marqué en traits de sang. Qu'ils m'appellent
comme ils voudront, Brutus ou Erostrate, il ne me plaît pas qu'ils m'oublient.
Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne
ou non la tête, en m'entendant frapper, je jette la nature humaine à pile
ou face sur la tombe d'Alexandre ; dans deux jours, les hommes comparaîtront
devant le tribunal de ma volonté.
Extrait de l'acte III, scène 3 de Lorenzaccio - Alfred de Musset
La tourmente : répétition de « veux-tu » (3 fois) : il interpelle Philippe « songes-tu ? », « crois-tu ».
Ces répétitions donnent la mesure aux conjonctions.
Tourmente de Lorenzo : il est dans l'impossibilité d'accomplir son acte
mais mourir sans tuer le duc est un suicide sans intérêt.
« si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s'évanouir, j'épargnerais peut-être ce conducteur de boeufs. » La vertu et l’assassinat ne sont pas compatibles. La haine est exprimé par un vocabulaire péjoratif : « conducteur de bœuf ».
Lorenzo indique donc ses idées dans son discours.
II. Le sens de l'assassinat
Solitude : opposition entre « je » et « il » (le monde) : révélation à faire aux autres « j'aurai dit tout
ce que j'ai à dire »
-> Lorenzo veut régler des comptes avec les Florentins dont il n'attend rien.
L’anaphore de « Voilà assez longtemps » montre la
colère de Lorenzo.
Les images qu’il utilise indiquent les jugements qu'on lui porte : « on
me couvre de boue et d’infamie », « l'exécration des
hommes empoisonne le pain que je mâche ».
Orgueil : Lorenzo se pose en homme qui agit. « c'est peut être
demain que je tue Alexandre » le présent accentue la réalité de son acte.
C'est une forme d'orgueil : il veut laisser son nom dans l'histoire (métaphore
du soufflet « et l'humanité gardera sur sa joue le soufflet de
mon épée marqué en traits de sang ») -> violence
du moyen utilisé.
« il ne me plaît pas qu'ils m'oublient » : l'acte est vain,
nourri d'orgueil qui révèle le besoin de célébrité posthume.
Lorenzo lance un défi à l'Humanité entière « Je
jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d'Alexandre ».