Introduction
Marine : titre évoquant une scène maritime (un classique dans la poésie et la peinture, voir Verlaine, Mallarmé…)
Poème :
dizain composé de 2 phrases en vers libres (pas de rimes finales ni d’isométrie, les vers sont extrêmement variés : de 4 à 14 syllabes) de type descriptif et de registre épique. Première ambiguïté du texte : sommes-nous devant une vision réelle, une représentation picturale ou encore une création de l’imagination ? Pas de réponse précise envisageable mais ce n’est pas important. Deuxième ambiguïté : le texte est bâti sur une similitude et une confusion de 2 éléments distincts d’ordinaire (la terre et la mer) que Rimbaud souhaite réunir, d’où la présence constante du rythme binaire. De plus, le poète semble influencé par la technique picturale de Turner qui offre également des confusions entre les éléments terrestres et marins.
Lecture du poème
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Lu par Thomas de Châtillon - source : litteratureaudio.com
Marine
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Les chars d'argent et de cuivre -
Les proues d'acier et d'argent -
Battent l'écume, -
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l'est,
Vers les piliers de la forêt, -
Vers les fûts de la jetée,
Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière.
Rimbaud - Illuminations
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Annonce des axes
Commentaire littéraire
I. La structure binaire du texte
Dès la première lecture, une succession d’éléments doubles apparaissent :
La structure syntaxique : Les vers 1 et 2 constituent 2 groupes sujets ; les vers 3 et 4 sont constitués d’un verbe et d’un COD ; les vers 5 et 6 sont 2 groupes sujets coordonnés par « et » ; les vers 8 et 9 constituent 2 compléments circonstanciels de lieu.
A l’intérieur de ces vers, une subdivision binaire est possible : aux vers 1 et 2, les adjectifs déterminatifs sont au nombre de 2 : « argent et cuivre » et « acier et argent » ; aux vers 3 et 4, 2 groupes syntaxiques sont visibles : verbe + COD ; aux vers 5 et 6, les groupes nominaux sont formés de noms et de compléments du nom ; de même aux vers 8 et 9.
Seuls les vers 7 et 10 n’ont pas de « double » ; ils soulignent, en fait, les points communs entre 2 groupes d’éléments qui appartiennent aux domaines de la mer et de la terre.
II. Similitudes et confusions
L’observation des éléments regroupés par 2 conduit à remarquer une interpénétration de 2 mondes.
Les similitudes syntaxiques : les 2 termes « chars » (charrues) et « proues » (métonymie ou synecdoque pour bateau) désignant successivement la terre et la mer, se trouvent rapprochés sur plusieurs plans : par la répétition du terme « argent » déplacé au vers 2 par rapport au vers 1, par la matière et la couleur (de ce fait), par la répétition de la syllabe [ar] évoquant peut-être la force ou la difficulté, par la ponctuation (les tirets qui marquent une forte pause et établissent une relation d’équivalence entre les 2 termes (ce procédé est également visible aux vers 4 et 5 puis 8 et 9 avec la même fonction)) et par le fait qu’ils sont l’un et l’autre, l’un ou l’autre ou tous les 2 sujets des verbes « battent et «soulèvent » (le 1er faisant référence à la mer et l’autre à la terre et tous 2 évoquent le traçage de l’eau ou de la terre ), ce qui aboutit à une construction en chiasme.
Les vers 5 et 6 proposent également une construction en chiasme par le croisement des compléments du nom : ainsi, les « courants » (marins) sont associés à la « lande » (terrestre), les « ornières » (terrestres) sont associées au « reflux » (marin) afin de mêler les 2 domaines et de les assimiler l’un à l’autre.
Idem aux vers 8 et 9 dans lesquels l’anaphore et le croisement des compléments du nom, « forêts » (terrestre) est associée à « piliers » (pilotis marins) et « jetée » (marin) est associée à « fûts » (terrestre) renforcent le mélange.
Le rôle des vers isolés (vers 7 et 10) : ils expriment soit une action commune (« filent »), soit la possession d’un élément commun (« angle »). Le vers 7 traduit la rapidité du mouvement de traçage (voir vers 3 et 4) avec répétition du son [f] dans les vers 6 à 9 ainsi que les mouvements circulaires de l’eau ou de la terre remuée. Le vers 10 reprend la même idée avec « tourbillons » qui fait écho à « circulairement » et semble mêler l’eau et la lumière ou la terre et la lumière (illusion d’optique) et l’
allitération en [t] renforce l’idée de choc violent de l’eau sur les pilotis ou de la terre sur les troncs d’arbre (« fûts »).
Conclusion
Il y a un désir, dans le poème
Marine, de mêler, de superposer 2 éléments distincts habituellement, de concevoir synthétiquement un univers composé d’éléments équivalents et interchangeables ou de réunir poétiquement 2 mondes qui seraient la
métaphore l’un de l’autre.