Nuit rhénane

Apollinaire - Alcools

Analyse linéaire





Introduction

   La nuit est l'espace du rêve et des légendes. La nuit rhénane, c'est aussi la nuit de l'ivresse dans le tournoiement des figures concurrentes de la réalité et de la fable.
   Ce poème Nuit rhénane, extrait du recueil Alcools, est à situer à la période où Apollinaire est allé vivre sur les bords du Rhin. Poème de la brisure des verres, ce texte est aussi celui de l'ivresse des vers, avec ce sonnet cassé à qui il manque un vers. Ce poème est un jeu, même s'il soulève un malaise et une réflexion sur la poésie.


Lecture du poème


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Source : Librivox

Nuit rhénane

Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d'un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds

Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n'entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été

Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire

      Guillaume Apollinaire (1880 - 1918), Alcools


Analyse linéaire

I. L'univers fascinant des légendes - 1er quatrain

Le poème s'ouvre sur le thème de l'alcool : "Mon verre" (vers 1), "vin".

Puis le poème se met à l'écoute d'un autre poème ("Écoutez la chanson..." au vers 2 => mise en abyme).
Cet autre poème raconte une hallucination (sans doute due à l'alcool, évoquée par les femmes aux cheveux verts, à la troisième strophe, nommées "fées") prise comme une réalité. Ces 7 (chiffre mystique) femmes "incantent l'été". Ces figures mystiques ont une véritable liaison avec le poète.

L'atmosphère est pleine de mystère : champ lexical de la nuit ("nuit", "flamme", "lune"), chiffre mystique 7, cheveux verts, cheveux trop longs ("jusqu'à leurs pieds").

Ce premier quatrain a un rythme lent : allitération en [v] ("mon verre est plein d'un vin..."), les voyelles nasalisées, "chanson lente" qui invite à ralentir la lecture. Ce rythme lent accentue le caractère mystérieux de ce premier quatrain.


II. L'univers rassurant du réel - 2ème quatrain

Le premier mot du 2ème quatrain sonne comme un réveil : "Debout" -> valeur injonctive, puis présence de verbes à l'impératif -> Appel à un univers protecteur et connu (donc rassurant) que dessine la figure du cercle (ronde) et "près de moi" (vers 7) plus hyperbole "toutes les filles"  : désir de surpasser l'envoûtement par la force du réel.

La première strophe est rejetée par les sonorités : le rythme nerveux du vers 5 marque une rupture avec la lenteur de la strophe précédente.

Il y a rejet du monde précédent ("Que je n'entende plus le chant du batelier" vers 6).

Apollinaire revient au monde du réel, qui s'oppose au monde fantastique principalement par les femmes sages et stéréotypées ("les filles blondes / Au regard immobile et aux nattes repliées" vers 7-8, à opposer aux "cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds" du vers 4). De même "dansant une ronde", terme aux connotations folkloriques et enfantines s'oppose à la "chanson lente du batelier" du vers 2.

Les vers ont un rythme régulier avec coupe à l'hémistiche.


III. La victoire du surnaturel - 3ème quatrain

Le poème s'ouvre au premier vers sur le vin (son inspiration ?) ; ce thème n'est continué que dans la 3ème strophe et le dernier vers.

L'ivresse s'étend à tout le paysage : "le Rhin est ivre" (vers 9). La répétition de "le Rhin" est un signe de fascination, mais aussi d'ivresse (voire double, bégayer).

Le jeu d'écho sur les sonorités [r] [i] [v] au vers 8 dessine un chiasme sonore : "Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent" -> RIV / VIR -> illustration sonore du jeu des reflets.
Dans ce vers, on passe du réel "le Rhin" à l'irréel, puisqu'on ne voit que le reflet des vignes.

Le mot "tremblant" au vers 10 fait écho au "vin trembleur" du vers 1.

La troisième strophe est en fait un récapitulatif du poème et de la poésie d'Apollinaire en général ; c'est un monde mystique où se mélangent les oxymores poétiques ("Le Rhin le Rhin est ivre...", la répétition renforce cette idée), les "lieux-communs poétiques" ("l'or des nuits"), les figures légendaires ("les fées") et les éléments bien réels ("Le Rhin... où les vignes se mirent", le Rhin est une région viticole).

Cette strophe marque une victoire du surnaturel :
- on ne voit plus que les reflets,
- la chanson du batelier (vers 2) est maintenant une "voix [qui] chante toujours à en râle-mourir" (vers 11) -> désincarnation,
- les femmes sont devenues des fées (vers 12),
- le chant est devenu incantation (chant à force magique qui peut modifier le temps "incantent l'été").


IV. Du verre au vers - Vers 13

Le poème commence par "Mon verre" qui amène l'imagination, et se termine par ce verre qui se brise, structure circulaire du poème. Le verre étant brisé, le poème se termine. L'ivresse peut être vue comme une métaphore de l'inspiration poétique qui puise davantage dans l'irrationnel et l'étrange que dans le réel.

L'allitération [r] de ce dernier vers évoque le bruit du verre qui se brise.

Il y a un jeu de mots : éclat de verre / "éclat de rire", cette comparaison repose aussi sur le bruit du verre qui se brise qui peut rappeler un rire. Le poème se termine sur ce terme joyeux qui s'oppose au terme "mourir" à la rime au vers 11.

Il y a un autre jeu de mot, jouant sur l'homophonie "verre" et "vers" : le verre se brise, mais le vers, au sens poétique du terme se brise également puisque le poème se finit ici, alors que ce poème semblait prendre la forme d'un sonnet élisabéthain (3 quatrains et un distique). Or ici la dernière strophe est tronquée : il manque un vers pour faire un sonnet élisabéthain => c'est une marque de la modernité poétique de Apollinaire qui se permet de ne pas respecter les formes fixes de la poésie.

Ce poème libérateur, amenant le rire, se brise en même tant que celui-ci : le dernier rire, l'éclat, brise le verre, l'alcool, l'inspiration du poème et donc le poème lui-même.




Conclusion

   "L'éclat de rire" brise le verre du poète mais aussi le poème lui-même. Les thèmes abordés par Apollinaire dans le poème Nuit Rhénane sont récurrents dans le recueil : l'alcool, la vie, le fantastique, les peurs...
   Ce poème est une métaphore de la fonction poétique : l'inspiration doit être cherchée, au-delà de l'expérience du réel, dans la rupture avec les formes anciennes et une certaine ivresse créatrice.
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Merci à Tim pour cette fiche sur Nuit Rhénane, de Apollinaire