Plan de la fiche sur la
scène 4 de l'Acte V de Ruy Blas de Victor Hugo :
Introduction
L'Acte V de
Ruy Blas, de
Victor Hugo, s'intitule « le tigre et le lion », le tigre pour Don Salluste (ruse, puissance) et le lion pour Ruy Blas (courage, vaillance). Le dernier acte de la pièce met donc en scène l'ultime affrontement entre Don Salluste et Ruy Blas.
La scène que nous allons étudier est la dernière scène du dernier acte => C'est le dénouement de la pièce.
Dans cette scène de dénouement, la reine éclairée sur la machination de Don Salluste et ce qu'elle considère comme une trahison de Ruy Blas, refuse de pardonner le valet et le conduit à la mort, un motif dramatique que Victor Hugo traite avec une grande originalité.
Problématique : Comment la mort de Ruy Blas est l'occasion pour Victor Hugo de faire un dénouement romantique original ?
Lecture du texte
RUY BLAS - Victor Hugo
Acte V Scène 4 - La reine, Ruy Blas.
Ruy Blas fait quelques pas en chancelant vers la reine immobile et glacée, puis il tombe à deux genoux, l'œil fixé à terre, comme s'il n'osait lever les yeux jusqu'à elle.
Ruy Blas, d'une voix grave et basse.
Maintenant, madame, il faut que je vous dise.
– Je n'approcherai pas. – Je parle avec franchise.
Je ne suis point coupable autant que vous croyez.
Je sens, ma trahison, comme vous la voyez,
Doit vous paraître horrible. Oh ! Ce n'est pas facile
À raconter. Pourtant je n'ai pas l'âme vile,
Je suis honnête au fond. – cet amour m'a perdu. –
Je ne me défends pas ; je sais bien, j'aurais dû
Trouver quelque moyen. La faute est consommée !
– C'est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée.
La Reine.
Monsieur...
Ruy Blas, toujours à genoux.
N'ayez pas peur. Je n'approcherai point.
À votre majesté je vais de point en point
Tout dire. Oh ! Croyez-moi, je n'ai pas l'âme vile ! –
Aujourd'hui tout le jour j'ai couru par la ville
Comme un fou. Bien souvent même on m'a regardé.
Auprès de l'hôpital que vous avez fondé,
J'ai senti vaguement, à travers mon délire,
Une femme du peuple essuyer sans rien dire
Les gouttes de sueur qui tombaient de mon front.
Ayez pitié de moi, mon Dieu ! Mon cœur se rompt !
La Reine.
Que voulez-vous ?
Ruy Blas, joignant les mains.
Que vous me pardonniez, madame !
La Reine.
Jamais.
Ruy Blas.
Jamais !
Il se lève et marche lentement vers la table.
Bien sûr ?
La Reine.
Non, jamais !
Ruy Blas.
Il prend la fiole posée sur la table, la porte à ses lèvres et la vide d'un trait.
Triste flamme,
Éteins-toi !
La Reine, se levant et courant à lui.
Que fait-il ?
Ruy Blas, posant la fiole.
Rien. Mes maux sont finis.
Rien. Vous me maudissez, et moi je vous bénis.
Voilà tout.
La Reine, éperdue.
Don César !
Ruy Blas.
Quand je pense, pauvre ange,
Que vous m'avez aimé !
La Reine.
Quel est ce philtre étrange ?
Qu'avez-vous fait ? Dis-moi ! Réponds-moi ! Parle-moi !
César ! Je te pardonne et t'aime, et je te croi !
Ruy Blas.
Je m'appelle Ruy Blas.
La Reine, l'entourant de ses bras.
Ruy Blas, je vous pardonne !
Mais qu'avez-vous fait là ? Parle, je te l'ordonne !
Ce n'est pas du poison, cette affreuse liqueur ?
Dis ?
Ruy Blas.
Si ! C'est du poison. Mais j'ai la joie au cœur.
Tenant la reine embrassée et levant les yeux au ciel.
Permettez, ô mon Dieu, justice souveraine,
Que ce pauvre laquais bénisse cette reine,
Car elle a consolé mon cœur crucifié,
Vivant, par son amour, mourant, par sa pitié !
La Reine.
Du poison ! Dieu ! C'est moi qui l'ai tué ! – je t'aime !
Si j'avais pardonné ? ...
Ruy Blas, défaillant.
J'aurais agi de même.
Sa voix s'éteint. La reine le soutient dans ses bras.
Je ne pouvais plus vivre. Adieu !
Montrant la porte.
Fuyez d'ici !
– Tout restera secret. – je meurs.
Il tombe.
La Reine, se jetant sur son corps.
Ruy Blas !
Ruy Blas, qui allait mourir, se réveille à son nom prononcé par la reine.
Merci !
Ruy Blas - Victor Hugo
Costume pour Ruy Blas
Annonce des axes
I. Un dénouement romantique en rupture avec la tradition classique
1. Refus de la règle de bienséance
2. Mélange des genres et des registres
3. Libération du langage
II. Pour accéder au « sublime »
1. Amour impossible et fatal
2. Une mort sublime
Commentaire littéraire
I. Un dénouement romantique en rupture avec la tradition classique
1. Refus de la règle de bienséance
Victor Hugo ne respecte pas les règles de la bienséance en montrant au spectateur l'agonie de Ruy Blas sur scène et une scène d'amour très démonstrative.
C'est un dénouement spectaculaire :
– La lente agonie de Ruy Blas est dramatisée (v36 à la fin) : longueur décroissante des répliques.
– L'amour entre les 2 personnages se ressent plus dans la gestuelle que dans les paroles (cf. les
didascalies « l'entourant de ses bras », « tenant la reine embrassée », « la reine le soutient dans ses bras », « se jetant sur son corps » => présence charnelle des corps inconcevable dans la dignité froide des personnages de la tragédie classique.
– Le mouvement de cette scène s'oppose au statisme classique (nombreux verbes de mouvement dans les
didascalies).
2. Mélange des genres et des registres
Ce mélange est contraire à la séparation des genres prônée par le théâtre classique.
* Une scène
tragique :
– Mort de Ruy Blas
– Fatalité : le destin inévitable de Ruy Blas est la mort « J'aurais agi de même ».
– L'amour impossible et detructeur (« cet amour m'a perdu », différence de statut social « Que ce pauvre laquais bénisse cette reine »).
* Certains éléments relèvent du mélodrame (drame populaire caractérisé par le pathétique, le sentimentalisme et des situations invraisemblables) : la fiole de poison posée sur la table, déclamation désespérée de Ruy Blas « Triste flamme / Éteins-toi ! ».
* Une scène
lyrique :
- Champ lexical des sentiments, notamment celui de l'amour et champ lexical de la souffrance
- Ponctuation expressive : exclamatives nombreuses, fausses interrogatives à valeur exclamative notamment dans les répliques de la reine : « Qu'avez-vous fait ? »
- Invocation à Dieu « ô mon Dieu ! »
- « vivant par son amour, mourant par sa pitié » : parallélisme de construction.
* Présence également du
pathétique (souffrances de Ruy Blas).
-> Lien interne :
fiche sur les registres
3. Libération du langage
Dislocation de l'alexandrin : à plusieurs reprises il faut plusieurs répliques des 2 personnages pour constituer un alexandrin :
« Que voulez-vous ? » / « Que vous me pardonniez, madame ! » : 2 répliques
« Jamais ! » / « Jamais ! / Bien sûr ? / « Non jamais » / « Triste flamme » : 4 répliques
Cet entremêlement des alexandrins exprime l'amour entre Ruy Blas et la reine.
II. Pour accéder au « sublime »
(ici, sublime = degré extrême du beau, du grand, forme d'idéal)
1. Amour impossible et fatal
Le parallélisme de construction « Vous me maudissez, et moi je vous bénis » montre l'impossibilité de cet amour entre Ruy Blas et la reine.
L'amour impossible et fatal est un thème romantique par excellence (
Roméo et Juliette de
Shakespeare,
Hernani de
Hugo,
On ne badine pas avec l'amour de
Musset...)
– Amour sublime, peut-être parce qu'il reste toujours inaccompli, idéal car ne se concrétisant jamais véritablement dans le réel.
– Idée d'un amour sublimé par la souffrance.
2. Une mort sublime
* Dimension religieuse de la mort de Ruy Blas :
– « Ayez pitié de moi, mon Dieu ! », « pardonniez », « ô mon Dieu ! », « mon cœur crucifié »...
– Attitude de prière de Ruy Blas « à genoux », « joignant les mains », « levant les yeux au ciel ».
– Image de la vierge marie et du christ souffrant descendu de la croix : « La reine le soutient dans ses bras ».
* Dimension sublime et héroïque du sacrifice de Ruy Blas qui va jusqu'au bout de son destin pour sauver le reine (« Fuyez d'ici ! - Tout restera secret - ») => Ruy Blas donne sa vie pour la reine.
* La mort de Ruy Blas permet un rapprochement entre celui-ci et la reine :
- Évolution des dénominations dans les répliques de la reine « Don César » > « César » > « Ruy Blas »
- Disparition du fossé social entre les deux personnages visible dans l'énonciation (alternance du « vous » et du « tu »).
Conclusion
Symboliquement, la trajectoire de Ruy Blas peut se lire comme une représentation de la condition populaire au XIXème siècle dans une société où toute ascension sociale est impossible, indépendamment des qualités individuelles de chacun. La ressemble également à un éloge du peuple (qualités de courage et la grandeur d'âme de Ruy Blas) et un message d'espoir (la reine finit par avouer son amour au mépris des différences sociales) pour ce peuple « qui a l'avenir et qui n'a pas le présent » (préface de
Ruy Blas).