Au nord du château s'étendait une lande semée de pierres druidiques ; j'allais m'asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l'étoile du soir scintillant à travers les nuages de rose, me ramenaient à mes songes : j'aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l'astre du jour, je lui donnais ma beauté à conduire afin qu'il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l'univers. Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l'insecte sur la pointe des herbes, l'alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité : je reprenais le chemin du manoir, le coeur serré, le visage abattu.
Les jours d'orage en été, je montais au haut de la grosse tour de l'ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l'éclair qui sillonnait la nue et marquait d'une flamme électrique les girouettes d'airain, excitaient mon enthousiasme : comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j'appelais la foudre ; j'espérais qu'elle m'apporterait Armide.
Le ciel était-il serein ? je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules. J'avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules : là isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes ; ma nymphe était à mes côtés. J'associais également son image à la beauté de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises.
D'autres fois, je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires ; j'écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés ; je prêtais l'oreille à chaque arbre. Je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois : je voulais redire ces plaisirs et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d'une voix, dans les frémissements d'une harpe, dans les sons veloutés ou liquides d'un cor ou d'un harmonica. Il serait trop long de raconter les beaux voyages que je faisais avec ma fleur d'amour ; comment main en main nous visitions les ruines célèbres, Venise, Rome, Athènes Jérusalem, Memphis, Carthage ; comment nous franchissions les mers ; comment nous demandions le bonheur aux palmiers d'Otahiti, aux bosquets embaumés d'Amboine et de Tidor. Comment au sommet de l'Himalaya nous allions réveiller l'aurore ; comment nous descendions les fleuves saints dont les vagues épandues entourent les pagodes aux boules d'or ; comment nous dormions aux rives du Gange, tandis que le bengali, perché sur le mât d'une nacelle de bambou, chantait sa barcarolle indienne.
La terre et le ciel ne m'étaient plus rien ; j'oubliais surtout le dernier : mais si je ne lui adressais plus mes voeux, il écoutait la voix de ma secrète misère : car je souffrais, et les souffrances prient.
Les Mémoires d'Outre-Tombe - Chateaubriand
Moments | Les jours d’orage, au soleil couchant Le vent du soir [= crépuscule], ces nuits de printemps |
Points cardinaux |
Au nord, de l’ouest |
Saisons | en été, ces nuits de printemps |
Lieux | au haut de la grosse tour de l’ouest ; sous les combles du château [= intérieur] |
une lande ; des bois ; le grand Mail ; dans un de ces saules ; entre le ciel et la terre ; un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires ; les bois [= extérieur] |
Des symptômes opposés, différents, diversifiés.
L’inquiétude est soulignée par les adjectifs : "bizarre, insensée" .
On note deux énumérations en gradation inverse (descendante). La première s’achève sur un point d’orgue négatif, "farouche" la seconde sur un point d’orgue positif, "délices" - mot dont nous avons vu qu’il fallait le relier au thème du paradis - les deux points d’orgue formant antithèse.
On assiste ici à la continuation de la manifestation de cette inquiétude, de ce malaise d’exister qui a fait son apparition comme thématique centrale dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cf. Musset, Confession d’un enfant du siècle (1836).
L’inquiétude est désormais vue comme le signe de la grandeur et de la misère de l’homme. Elle n’est pas écartée de la problématique du bonheur, mais au contraire, est nécessaire au bonheur. Locke et Leibniz : "l’inquiétude est essentielle à la félicité des créatures" (Cf. Jean Deprun, la philosophie de l’inquiétude en France au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, 1979.)
La notion de "Lumières" met en jeu aussi l’inquiétude des consciences, qui se manifeste par le questionnement. Il faut "oser savoir", comme l'écrira Kant (c’est aussi la leçon de Candide).
Le siècle des Lumières n’ignore pas le vide du cœur, l’aspiration vague ou précise.
- inquiétude positive : ce qui différencie l’homme de l’animal.
- les représentations de l’inquiétude : mode mineur en musique ; le labyrinthe et le jardin anglais ; "l’homme de sentiment" qui apparaît dans la littérature, en particulier chez Rousseau et Diderot.
3. La complaisance de cet autoportrait
La distance embellie et magnifiée que permet l’écriture de mémoires laisse la place à un culte du moi envahissant, et qui s’exprime ici sans vergogne :
- omniprésence du je dans la littérature de confession morale [Augustin, Rousseau, Chateaubriand, Leiris...]
- repli sur soi : "me ramenaient à mes songes", Chateaubriand ne se préoccupe que de lui.
- installé en hauteur (4ème paragraphe), dans des lieux où il peut s’adonner à une contemplation monarchique du monde :
* monte sur une pierre druidique, contemple le soleil
* l’alouette est le symbole de l’animal aérien, qui se caractérise par sa rapidité
* tour de l’ouest et toit pyramidal
* nid dans un des saules
* "isolé entre le ciel et la terre"
On a mis au jour une triple symbolique de l’air, de l’ascension et de la lumière, en liaison avec un refuge dans les hauteurs, se trouve en corrélation avec le culte du moi.
C’est aussi le signe d’une volonté de passage entre un mode d’être et un autre, une volonté de transformation, de progression.
L’ascension constitue un voyage en soi-même, un désir d’évasion de ce que l’on est pour devenir un autre, pour accomplir sa propre personnalité.
Le culte solaire est associé au voyage ascensionnel. L’élévation, le voyage vertical ne correspondent pas seulement à une volonté d’accomplissement de sa personnalité. Ce sont aussi les signes d’une volonté de puissance. G. Bachelard parle d’un complexe de "contemplation monarchique" à relier avec le culte du moi. Il s’agit de dominer le temps, le monde, la mort même (cf. le titre, Mémoires d’Outre-tombe).
Ce complexe est lié à l’archétype lumino-visuel et à l’état sociologique et psychologique de la domination souveraine.
Il s’agit ici d’une attitude où l’on peut reconnaître un désir :
- de purification morale
- d’isolement angélique
- de souveraineté
L’Élévation, c’est la lumière.
Bachelard : "C’est la même opération de l’esprit humain qui nous porte vers la lumière et la hauteur".
Néanmoins, la descente vers les ténèbres est aussi expérimentée ici, lors du retour vers le château.
II. La communion avec la nature
1. Cherchant à s’extraire de la société des hommes, le poète ne communique vraiment qu’avec la nature
Peu à peu, la nature finit par s’animer et se personnifier :
"l’astre du jour", "je lui donnais ma beauté à conduire"
"l’éclair qui sillonnait la lune"
"soupirs du rossignol, murmure des brises"
"je prêtais l’oreille à chaque arbre"
Cela évoque le panthéisme de Victor Hugo, G. de Nerval : - la nature est (un) dieu, "Deus sive natura" (Spinoza). S’y ajoute la notion romantique de métempsycose, doctrine selon laquelle une même âme peut animer successivement plusieurs corps ; i. e. une sorte de croyance dans la réincarnation. Selon cette doctrine, les êtres de la nature sont donc doués d’une âme, qu’il n’est pas absurde d’entendre s’exprimer : "la lune chanter".
La musique humaine vient en quelque sorte compléter la musique naturelle à la fin du texte.
2. La cérémonie naturelle
La Nature offre non seulement un "spectacle" mais elle invite à participer à des sortes de cultes, de cérémonies (Cf. Hugo).
La Nature est sacrée ; le jeune homme - poète - peut participer à des rites naturels sacrés. Ils sont ici évoqués grâce à des souvenirs mythologiques mêlés, qui aboutissent à une vision syncrétique :
Conformément à la tradition bretonne, Chateaubriand fait référence aux cultes celtes ; puis il évoque le mythe grec de la course du soleil (Hélios, Phaéton), avant de faire allusion à un texte du patrimoine littéraire européen, la Jérusalem délivrée, 1581, de Torquato Tasso (1544-1595) :
Armide est une magicienne païenne, envoyée dans le camp chrétien pour séduire Godefroy, son champion. Elle y capture des chrétiens grâce à ses charmes. Renaud les délivre. Elle veut se venger mais tombe amoureuse de lui. Elle se sert de son art pour créer une île lointaine, un palais et un jardin merveilleux, au sommet d’une montagne aux pentes glacées.
3. Pour accompagner ces rites naturels sacrés, une harmonie de la prose
Analysons le passage depuis "La cime dorée des bois" jusqu’à "à mes songes".
La cime dorée des bois, [6/7 syllabes ; deux accents]
la splendeur de la terre [6 syllabes ; deux accents]
l’étoile du soir [4/5 syllabes ; deux accents]
scintillant à travers les nuages de rose [12 syllabes ; quatre accents -> "vers blanc"] [Roz] = voyelle sombre
me ramenaient à mes songes [7 syllabes ; deux accents]
Dernières lignes :
Je ne sais comment : 2 accents
je retrouvais encore ma déesse : 3 accents
dans les accents d’une voix, : 2 accents
dans les frémissements d’une harpe, : 2 accents
dans les sons veloutés ou limpides d’un cor : [koR] = voyelle sombre ; : 4 accents
ou d’un harmonica : [ka] = voyelle claire ; : 1 accent.
L’instrument "harmonica" renvoie à l’idée d’harmonie.
Tout se passe comme si le jeune homme - poète - était aphasique, dans l’incapacité de parler. C’est la nature qui va parler pour lui.
"C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine !",
écrira Verlaine dans Il pleure dans mon cœur en 1874.