L'invitation au voyage

Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal

Analyse linéaire







Introduction

    L'Invitation au voyage est extrait de Spleen et Idéal, première partie du recueil Les Fleurs du mal, de Charles Baudelaire.
    Poème inspiré par Marie Daubrun : l'amour est ici spirituel et non sensuel. Il ne s'agit pas d'un voyage mais d'une promesse de voyage épanouissant le rêve.
    Composition originale : 3 strophes séparées par un refrain, heptasyllabes et pentasyllabes : le poème présente une forte musicalité.
    Le poème se présente comme un triptyque (tableau en 3 parties) :
      * Invitation au voyage, femme paysage : 1ère strophe
      * Un intérieur : 2ème strophe
      * La ville : 3ème strophe

Charles Baudelaire
Charles Baudelaire



Texte du poème L'invitation au voyage


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L'invitation au voyage


  1.         Mon enfant, ma sœur,
  2.         Songe à la douceur
  3.   D'aller là-bas vivre ensemble !
  4.         Aimer à loisir,
  5.         Aimer et mourir
  6.   Au pays qui te ressemble !
  7.         Les soleils mouillés
  8.         De ces ciels brouillés
  9.   Pour mon esprit ont les charmes
  10.         Si mystérieux
  11.         De tes traîtres yeux,
  12.   Brillant à travers leurs larmes.

  13.   Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
  14.   Luxe, calme et volupté.

  15.         Des meubles luisants,
  16.         Polis par les ans,
  17.   Décoreraient notre chambre ;
  18.         Les plus rares fleurs
  19.         Mêlant leurs odeurs
  20.   Aux vagues senteurs de l'ambre,
  21.         Les riches plafonds,
  22.         Les miroirs profonds,
  23.   La splendeur orientale,
  24.         Tout y parlerait
  25.         A l'âme en secret
  26.   Sa douce langue natale.

  27.   Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
  28.   Luxe, calme et volupté.

  29.         Vois sur ces canaux
  30.         Dormir ces vaisseaux
  31.   Dont l'humeur est vagabonde ;
  32.         C'est pour assouvir
  33.         Ton moindre désir
  34.   Qu'ils viennent du bout du monde.
  35.         - Les soleils couchants
  36.         Revêtent les champs,
  37.   Les canaux, la ville entière,
  38.         D'hyacinthe et d'or ;
  39.         Le monde s'endort
  40.   Dans une chaude lumière.

  41.   Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
  42.   Luxe, calme et volupté.

      Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal,
      Section "Spleen et idéal", LIII



Plan pour l'analyse linéaire

  Du début au vers 14 : L'invitation
  Vers 15 à 28 : Un intérieur luxueux et magique
  Vers 29 à la fin : Un balancement jusqu'à l'idéal




Félix Ziem – Constantinople au soleil couchant



Analyse linéaire

Du début au vers 14 : L'invitation

La première strophe est une invitation à un voyage imaginaire.

Vers 1 à 3 :
"Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !"


Le poème débute par une adresse à la femme aimée au vers 1, avec deux pronoms possessifs ("mon", "ma") montrant la proximité affective avec cet être aimé.
"Songe" au vers 2 -> invitation à imaginer plutôt qu'à faire réellement le voyage. Songe = rêve => univers onirique. Utilisation de l'impératif, mais c'est une invitation.
Le lieu peut être idéal parce qu'imaginaire.
"là-bas" -> ailleurs indéfini, propice à l'imagination. Lointain donc chargé d'exotisme.

Vers 4 à 6 :
"Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !"


Une dilatation du temps et de l'espace : on ne sent pas le temps. Vers 4 : "aimer à loisir" -> il n'y a plus de contraintes.

Anaphore du verbe "Aimer" vers 4 et 5 pour insister sur l'amour.
"Aimer et mourir" -> l'amour est suffisant pour combler la vie, jusqu'à la mort.

"Au pays qui te ressemble !" : annonce la correspondance entre la femme aimée et le paysage qui permet une évasion.

Vers 7 à 12 :
"Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes."


Le vers 7 est un oxymore ("soleils mouillés") et le pluriel pour "soleils" montrent que le paysage est bien imaginaire, et exotique.
Le paysage semble brumeux et humide ("soleils mouillés", "ciels brouillés"), et en correspondance avec les "larmes" du vers 12 -> correspondance paysage / femme. La femme et le paysage se confondent.
La femme concilie les contraires, puisque deux mots la qualifiant semblent plutôt s'opposer : "charme" et "traîtres yeux". La femme est aimée, mais est également redoutée puisqu'elle peut être "traître".

Au vers 10 ("Si mystérieux"), on a une diérèse : mystérieux doit être prononcé en 4 syllabes (mys/té/ri/eux) pour respecter le pentasyllabe. Cela insiste sur ce mot, et donc sur le fait que le paysage est mystérieux, onirique.

Vers 13 à 14 :
"Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté."


Ces 2 vers agissent comme un refrain, répété trois fois dans le poème. Cela donne rythme et musicalité au poème.
Ils décrivent un lieu idéal, avec l'énumération de 5 noms (ordre, beauté, luxe, calme, volupté).



Vers 15 à 28 : Un intérieur luxueux et magique

La deuxième strophe décrit un magnifique intérieur.

Vers 15 à 23 :
"Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,"


Dans tout ce passage, l'impression de paix et de tendresse est suggérée par des sonorités douces : assonances en [an] et [on] et les allitérations en [m] et [l].
Champ lexical évoquant une lumière douce : "luisants", "polis", "miroirs".

Au vers 16 "Polis par les ans" montre un lieu qui a vécu.
Vers 17 : "notre chambre" : le pronom possessif pluriel "notre" et l'intimité d'un lieu comme une "chambre" montrent la proximité du poète avec la femme aimée, proximité souhaitée en tout cas puisque tout ceci n'est qu'une rêverie, comme le montre l'emploi du conditionnel au vers 17 ("décoreraient").

Tout montre que le décor est luxueux et magnifique : les fleurs sont "rares", "senteurs de l'ambre", "riches plafonds", "miroirs". Le superlatif "rares" accentue cet effet de luxe.

La plupart des sens sont sollicités : le toucher ("polis" évoque quelque chose de lisse et doux au toucher), l'odorat ("odeurs", "senteurs"), la vue ("miroirs"), l'ouïe ("parlerait" au vers 24).
Le vers 23 "La splendeur orientale" est comme un résumé de la description. L'adjectif "orientale" confirme la dimension exotique du lieu : on est dans un pays lointain, donc propice à être idéalisé.

Vers 24 à 26 :
"Tout y parlerait
A l'âme en secret
Sa douce langue natale."


Au vers 24, on retrouve l'emploi du conditionnel ("parlerait") confirmant qu'il s'agit d'une rêverie.

Le pronom indéfini "tout" montre une unité, rien n'est laissé de côté.
"âme" -> c'est la partie la plus intime de l'humain, la plus intérieure, donc le lieu semble magique, il parle à l'âme.
On retrouve l'idée de synesthésie, très importante chez Baudelaire, selon laquelle un sens peut ressentir plus que ce qu'il devrait, par exemple, ici l'ouïe peut entendre le lieu, les objets -> symbiose entre le poète et le lieu décrit comme idéal.
Au vers 26, la "douce langue natale" décrit une langue qu'on comprend naturellement, ce qui confirme cette symbiose entre le lieu et le poète.
L'idée de langue "natale" est aussi l'idée d'une langue originelle, non corrompu par le temps et les hommes -> idéal baudelairien.
Recherche d'un état parfait : vers 25, 26 : harmonie parfaite entre homme et âme.

Vers 27 à 28 :
"Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté."


Reprise du refrain, qui prend plus de sens que la première fois.


Vers 29 à la fin : Un balancement jusqu'à l'idéal

La troisième strophe décrit une ville avec des canaux illuminés par le soleil couchant.

Vers 29 à 31 :
"Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ;"


L'impératif "Vois" du vers 29 s'adresse à la femme aimée, et fait référence encore une fois au sens de la vue.
Les canaux font penser à Venise, on est encore dans l'exotisme.
Les "vaisseaux" (= bateaux) sont personnifiés ("dormir", "dont l'humeur est vagabonde"). Les bateaux représentent le voyage, le lointain.

Vers 32 à 34 :
"C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde."


Baudelaire complimente la femme aimée : idée que tout est fait pour assouvir ses désirs.

Vers 35 à 38 :
"- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;"


Le champ lexical de la lumière devient prépondérant ("soleils", "hyacinthe" (pierre précieuse), "or", "chaude lumière" vers 40) et donnent une impression de lumière englobant tout le paysage.
Tout le paysage s'illumine comme le montre l'énumération avec gradation ("les champs, / Les canaux, la ville entière").
Impression d'une peinture de soleil couchant.
L'idée du luxe est de nouveau présente avec le vers 38 ("d'hyacinthe et d'or").

Vers 39 à 40 :
"Le monde s'endort
Dans une chaude lumière."


La plénitude est atteinte : présent de l'indicatif -> bonheur atteint. C'est le bonheur de tous les sens (lumière, paysage, sensation de chaleur (vers 39, 40), voluptés).
Sensation d'apaisement : "Le monde s'endort" -> pour s'endormir, il faut être détendu.

Vers 41 à 42 :
"Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté."


Reprise du refrain pour conclure le poème.




Conclusion

    Dans L'invitation au voyage, pour Baudelaire, imaginer le voyage suffit puisqu'il s'agira d'un voyage idéal. Pour imaginer ce voyage, la présence de la femme est nécessaire. Le poète considère ici une femme très proche de son cœur et de son esprit. Baudelaire est toujours à la recherche d'un art de vivre dans lequel les sens sont importants et l'esthétique aussi.


Annexe : étude de la forme

1ère strophe : Invitation au voyage
                      Comparaison entre la femme et le paysage
2ème strophe : Description de la chambre
3ème strophe : Paysage de ville

Chaque distique (composé de 2 vers) comporte 5 syllabes, c'est un pentamètre ou pentasyllabe. Il y a aussi un heptasyllabe (7).
Vers 23 : "orientale" à diérèse (prononcer une syllabe en 2 temps).
L'emplacement des diérèses (V10, V23, V38) prouve la régularité des rythmes. Les mots illustrent l'exotisme, illustrant le pays.
Les heptasyllabes embrassent des distiques de pentasyllabes. Les heptasyllabes ont des rimes féminines (e muet).

ETUDE DE LA 1ère STROPHE :
- V 1-2 : riche, "s", "eu" et "r". Masculine. Autres sons : "on" et "a" ce qui renforce la rime.
- V 3-6 : riche, "s", "en", "b" et "l". Féminine
- V 4-5 : suffisante, "i" et "r". Masculine
- V 7-8 : riche, "ou", "ill" et "é". Masculine
- V 9-12 : riche, "a", "r" et "m". Féminine
- V 10-11 : suffisante, "i" et "eu". Masculine
- V 13-14 : suffisante, "t" et "é". Masculine

ETUDE DE LA 2ème STROPHE :
- V 15-16 : suffisante, "z" et "en". Masculine
- V 17-20 : riche, "en", "b" et "r". Féminine
- V 18-19 : suffisante, "eu" et "r". Masculine
- V 21-22 : suffisante, "f" et "on". Masculine
- V 23-26 : riche, "t", "a" et "l". Féminine
- V 24-25 : suffisante, "r" et "es".

ETUDE DE LA 3ème STROPHE :
- V 29-30 : pauvre, "au". Masculin
- V 31-34 : suffisante, "on" et "d". Féminine
- V 32-33 : suffisante, "i" et "r". Masculine
- V 35-36 : suffisante, "ch" et "an". Masculine
- V 37-40 : riche, "i", "é" et "r". Féminine
- V 38-39 : riche, "d", "o" et "r"

REPETITIONS DE SON :
- 1ère strophe : "on", "en", "a", "aimer", "i", "eu", "é", "s", "m", "l", "t" et "r".
- 2ème strophe : "d", "m", "eu", "an", "l" et "r".
- 3ème strophe : "é", "au", "d", "l", "a", "s", "canaux" et "monde".

ENJAMBEMENTS :
- V 15-16-17
- V 2-3
- V 7-8-9

Tous les vers de L'invitation au voyage s'enchaînent sans qu'il n'y ait de rejet et de contre-rejet ce qui renforce l'harmonie. L'harmonie est aussi accentuée par des vers courts sans césure (coupure).



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