Rhinocéros

Ionesco - Acte II, tableau 2

La rhinocérisation de Jean






Plan de la fiche sur Rhinocéros de Ionesco :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Eugène Ionesco (1909 - 1994) est un écrivain roumain et français. Ionesco est une figure emblématique du théâtre de l'absurde.
    Rhinocéros est publié en France en 1959, et la pièce est jouée pour la première fois à l'Odéon-Théâtre de France en janvier 1960 (mise en scène de Jean-Louis Barrault).
    Dans Rhinocéros, les habitants d'une ville se transforment tous petit à petit en rhinocéros. Rhinocéros est une métaphore de la montée des totalitarismes et du fascisme.

    Dans le tableau 2 de l'Acte II, le face-à-face de Bérenger et Jean a lieu alors que l'invasion des rhinocéros a déjà commencé : on en a ri, mais on ne tardera pas à s'en inquiéter. Pour la première fois, le public assiste ici à la métamorphose - sur scène - d'un humain en rhinocéros.


Texte étudié

Rhinocéros
Acte II, tableau II



[…]

Bérenger
Je ne devrais pas vus faire parler, ça a l'air de vous faire du mal.

Jean
Ça me dégage, au contraire.

Bérenger
Laissez-moi appeler le médecin, tout de même, je vous en prie.

Jean
Je vous l'interdis absolument. Je n'aime pas les gens têtus. (Jean entre dans la chambre. Bérenger recule un peu effrayé, car Jean est encore plus vert, et il parle avec beaucoup de peine. Sa voix est méconnaissable.) Et alors, s'il est devenu rhinocéros de plein gré ou contre sa volonté, ça vaut peut-être mieux pour lui.

Bérenger
Que dites-vous là, cher ami ? Comment pouvez-vous penser…

Jean
Vous voyez le mal partout. Puisque ça lui fait plaisir de devenir rhinocéros, puisque ça lui fait plaise ! Il n'y a rien d'extraordinaire à cela.

Bérenger
Evidemment, il n'y a rien d'extraordinaire à cela. Pourtant, je doute que ça lui fasse tellement plaisir.

Jean
Et pourquoi donc ?

Bérenger
Il m'est difficile de dire pourquoi. Ça se comprend.

Jean
Je vous dis que ce n'est pas si mal que ça ! Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont le droit à la vie au même titre que nous !

Bérenger
A condition qu'elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la différence de mentalité ?

Jean, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant.
Pensez-vous que la vôtre soit préférable ?

Bérenger
Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux.

Jean
La morale ! Parlons-en de la morale, j'en ai assez de la morale, elle est belle la morale ! Il faut dépasser la morale.

Bérenger
Que mettriez-vous à la place ?

Jean, même jeu
La nature !

Bérenger
La nature ?

Jean, même jeu
La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.

Bérenger
Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle !

Jean
J'y vivrai, j'y vivrai.

Bérenger
Cela se dit. Mais dans le fond, personne…

Jean, l'interrompant, et allant et venant.
Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l'intégrité primordiale.

Bérenger
Je ne suis pas du tout d'accord avec vous.

Jean, soufflant bruyamment.
Je veux respirer.

Bérenger
Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti !...

Jean, toujours dans la salle de bains.
Démolissons tout cela, on s'en portera mieux.

Bérenger
Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.

Jean
Brrr…

Bérenger
Je ne savais pas que vous étiez poète.

Jean, il sort de la salle de bains.
Brrr…
Il barrit de nouveau.

Bérenger
Je vous connais trop bien pour croire que c'est là votre pensée profonde. Car, vous le savez aussi bien que moi, l'homme…

Jean, l'interrompant.
L'homme… Ne prononcez plus ce mot !

Bérenger
Je veux dire l'être humain, l'humanisme…

Jean
L'humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule.
Il entre dans la salle de bains.

Bérenger
Enfin, tout de même, l'esprit…

Jean, dans la salle de bains.
Des clichés ! Vous me racontez des bêtises.

Bérenger
Des bêtises !

Jean, de la salle de bains, d'une voix très rauque difficilement compréhensible.
Absolument.

Bérenger
Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean ! Perdez-vous la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ?

Jean
Pourquoi pas ! Je n'ai pas vous préjugés.

Bérenger
Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal.

Jean, toujours de la salle de bains.
Ouvrez vos oreilles !

Bérenger
Comment ?

Jean
Ouvrez vos oreilles. J'ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros ? J'aime les changements.

Bérenger
De telles affirmations venant de votre part... (Bérenger s'interrompt, car Jean fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros.) Oh ! vous semblez vraiment perdre la tête ! (Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs.) Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus.

Ionesco - Rhinocéros (1963)



Rhinoceros - Ionesco



Annonce des axes

I. Un moment de tension
1. Le dérèglement de la conversation
2. L'affrontement verbal

II. De la farce à l'horreur
1. La métamorphose
2. Un malaise croissant

III. Le "rhinocérisme"
1. Le renversement des valeurs
2. La rhétorique totalitaire




Commentaire littéraire

I. Un moment de tension

1. Le dérèglement de la conversation

Une situation conventionnelle
Bérenger se rend chez Jean pour se réconcilier avec lui : ils viennent de se disputer au sujet des rhinocéros d'Asie et d'Afrique. On attend donc une scène de réconciliation et de pardon réciproque...

Le détournement
On note dès le début une discordance entre le ton mondain ("je vous en prie", "mon cher Jean") et les appels répétés à la réflexion de Bérenger ("penser", "comprendre", "savoir", "réfléchir") et la véhémence de Jean, qui impose ses idées avec autoritarisme.

Un rapport de force
Le noyau de la scène est donc cette lutte entre deux langages, celui de Jean tentant d'écraser celui de Bérenger, le seul personnage encore confiant dans les forces persuasives de la parole. Dès le début, Jean semble le plus fort car c'est lui qui occupe l'espace alors que Bérenger est assis dans un fauteuil et parle sans bouger. Au théâtre, celui qui occupe l'espace a le pouvoir.


2. L'affrontement verbal

Les signes de tension
Ils sont très vite présents : ponctuation forte, raccourcissement des répliques, interruptions répétées et succession d'impératifs.

L'enchaînement des répliques
De plus en plus courtes, elles se succèdent rapidement et cet enchaînement a un sens. Notons que les mots repris d'une réplique à l'autre changent de signification (la morale, la nature) ou que les personnages "rebondissent" sur des antonymes : l'invitation à bâtir ("Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti !...") de Bérenger est effacée par l'appel à la démolition de Jean ("Démolissons tout cela"). Au fur et à mesure, les protagonistes ont de plus en plus de mal à s'entendre car la communication est parasitée par les barrissements tonitruants de Jean ("Brrr" et disdascalies). On risque donc le malentendu absolu, d'autant plus que la logique des enchaînements est mise à mal.


II. De la farce à l'horreur

1. La métamorphose

Le goût du spectacle
Ce passage pose un évident problème de mise en scène : comment montrer la métamorphose de Jean ? En 1960, Jean-Louis Barrault utilisa pleinement les allers-retours de Jean vers sa salle de bains : l'acteur s'y maquillait progressivement et devenait donc de plus en plus vert ! Paradoxe : le lieu qui symbolise la civilisation est, pour Jean, celui du retour au monstrueux.

Le processus de transformation
Une lecture précise des didascalies permet de repérer les différents aspects de la transformation. Elle touche l'apparence physique, la faculté de parole (différence entre l'homme et l'animal) et les déplacements : Jean subit un dérèglement général de ses caractéristiques humaines.


2. Un malaise croissant

Si Bérenger s'efforce de parler normalement, la conversation apparaît truffée de jeux de mots et de mots à double entente : l'évocation de la "loi de la jungle", les craintes de Bérenger ("Perdez-vous la tête ?"), les mots à double entente de Jean ("J'aime les changements") attirent l'attention du public qui prend conscience de l'ampleur des dégâts : les mots aussi sont touchés par le rhinocérisme !


III. Le "rhinocérisme"

1. Le renversement des valeurs

Les valeurs humaines sont toutes renversées au profit de valeurs qu'illustre parfaitement le rhinocéros : dureté, puissance, agressivité latente et couleur proche de celle des uniformes militaires... Ce qui prime, c'est l'instinct : on note la répétition de "plaisir" dans les premières répliques, le combat de la nature contre la morale pour établir la loi du plus fort ("L'humanisme est périmé" s'exclame Jean), la lutte de l'animal contre l'homme pour assurer la victoire de la brute. Le règne de l'instinct se concrétise sur scène par la furie croissante du personnage, qui tourne comme un lion en cage.


2. La rhétorique totalitaire

Les valeurs prônées par les rhinocéros sont totalitaires dans leur essence et dans leur formulation. Jean parle par clichés ("elle est belle la morale !"), slogans ("Il faut [...]") et ne recule pas devant des périphrases qui visent à dissimuler la brutalité de ses aspirations ("l'intégrité primordiale", "les fondements de notre vie" : autant de formules pour évoquer l'état de bestialité). Ces paroles ne sont pas le fruit d'une réflexion, mais d'un automatisme. Bérenger, hésitant et réfléchi, n'a pas ici la force nécessaire pour lutter contre un tel langage.





Conclusion

    Métaphore des fascismes rampants et triomphants, la rhinocérisation de Jean est un moment clé de la pièce d'Eugène Ionesco : elle dénonce la soumission de tous à un mot d'ordre absurde et criminel



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