A une Malabaraise

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal







Introduction

        Baudelaire est un écrivain français né en 1821 et décédé en 1867 malade et miséreux. Parti très trop du foyer, il se consacre alors à sa carrière d'écrivain qu'il commence par des critiques littéraires et d'art. Plus tard, il publie Le Spleen de Paris, Les paradis artificiels et Les Fleurs du Mal en (première édition en 1857), recueil dont je vais vous présenter le poème intitulé A une malabaraise (non présent dans cette première édition, mais le poème est présent dans l'édition posthume de 1868 des Fleurs du mal). Ce poème est extrait de la partie "Pièces diverses" de l'œuvre. Afin de mieux comprendre le sens de ce poème, il faut préciser que Baudelaire a séjourné quelque temps à l'île de la Réunion en 1841.


Texte du poème A une Malabaraise de Baudelaire


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Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com

A une Malabaraise

Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et la hanche
Est large à faire envie à la plus belle blanche ;
A l'artiste pensif ton corps est doux et cher ;
Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair.
Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître,
Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître,
De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs,
De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,
Et, dès que le matin fait chanter les platanes,
D'acheter au bazar ananas et bananes.
Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus,
Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus ;
Et quand descend le soir au manteau d'écarlate,
Tu poses doucement ton corps sur une natte,
Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,
Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.
Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,
Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,
Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,
Faire de grands adieux à tes chers tamarins ?
Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,
Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,
Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,
Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,
Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges
Et vendre le parfum de tes charmes étranges,
L'œil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,
Des cocotiers absents les fantômes épars !

        Charles Baudelaire, Les fleurs du mal



A une Malabaraise chanté par Léo Ferré




Annonce des axes

I. Un portrait stéréotypé
II. Deux êtres, deux mondes
III. Exotisme et idéal



Commentaire littéraire

I. Un portrait stéréotypé

  1. Baudelaire dans son poème suit un modèle de portrait stéréotypé. En effet, il commence tout d'abord par décrire le physique de la femme, puis établit son portrait moral. Dans la première partie de sa description, du vers 1 à 4, il évoque la finesse de ses pieds avec : " tes pieds sont aussi fins que tes mains " (v1), sa silhouette : " ta hanche est large " (v1-2), la douceur de sa peau : " ton corps est doux " (v3) et la forme et la couleur de ses yeux : " tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair " (v4). Du vers 5 à 26, l'ébauche de son apparence physique s'enrichit de la description de son tempérament. Elle se révèle être simple, presque naïve, heureuse de sa vie, attachée à ses habitudes, en harmonie naturelle avec son entourage.

  2. Un portrait est censé reproduire son modèle de façon à en saisir les traits caractéristiques. L'usage d'images dans la production d'un portrait fait partie des conventions littéraires. Dans les quatre premiers vers de ce poème, on relève 2 images : " tes pieds sont aussi fins que tes mains " au vers 1 et " tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair " au vers 4. Il s'agit de comparaisons réalisées grâce à des outils grammaticaux qui permettent un rapprochement de deux termes : " aussi que " (vers1) et " plus que " (vers 4). Les pieds et les mains de la femme sont comparés à un idéal de fragilité et de finesse, et la couleur de ses yeux et celle de sa peau au mystère du noir. Le poète évoque également la douceur de son regard au vers 4 avec la métaphore : " tes grands yeux de velours ".

  3. Les images qu'emploie Baudelaire sont attendues. Elles ne rendent pas originale la personne décrite, mais la rapprochent d'une représentation stéréotypée correspondant à l'idée qu'on se fait d'une femme d'origine malabaraise. Les comparaisons et les métaphores sont les images les plus répandues quel que soit le genre du texte. L'usage de ces images est presque banalisé et fait partie de notre vie de tous les jours, autrement dit de l'imaginaire collectif. Baudelaire ne cherche donc pas à singulariser la malabaraise mais tente d'en faire un portrait stéréotypé.

  4. Baudelaire décrit la femme en suivant un ordre que l'on peut considérer d'une certaine façon comme conventionnel. Il part de ses extrémités (pieds, mains) en s'arrêtant à son centre (hanches) pour arriver aux yeux qui se confondent par leur couleur avec l'aspect de sa chair et de son corps. Il s'agit d'une gradation ascendante. Baudelaire commence sa description par la partie du corps qu'il considère comme la moins importante pour terminer avec la description de ses yeux. Dans de nombreux textes, l'idée qu'évoque en dernier le locuteur est souvent celle qu'il juge la plus essentielle. D'ailleurs, les yeux font du partie du visage, donc de la partie expressive du corps qui établit le contact entre deux êtres.

  5. Le portrait physiologique que fait Baudelaire de la malabaraise est fondé sur des clichés. La personne est décrite selon une apparence immuable ce qui ressort grâce à l'emploi des indices temporels (tout le jours, vers 11, et toujours, vers 16) et de verbes conjugués au présent de vérité générale : " mènes (v11), fredonnes,(v12) poses (v14) " exprimant l'habitude et la permanence d'un trait de caractère. Il ne s 'agit donc pas de rendre compte de l'évolution et des changements d'un personnage, mais d'en faire un type, c'est-à-dire l'incarnation d'une idée préconçue, donc stéréotypée. L'emploi du présent contribue à créer l'intemporalité et la valeur absolue de la description.



II. Deux êtres, deux mondes

  1. Les indices personnels révèlent explicitement l'opposition qui existe entre ces deux personnages. La femme est désignée par le pronom personnel : " tu " (vers 11, 14). On relève également de nombreux adjectifs possessifs comme " tes " (v1), " ton " (v3) et " ta " (v4) se référant à elle, et des verbes conjugués à la seconde personne du singulier : " veux " (v11), " mènes " (v11), " fredonnes " (v12). En opposition à la seconde personne du singulier, on note les adjectifs possessifs " notre ", " nos " aux vers 17 et 25 lorsque le poète parle de la France. Il faut toutefois ajouter que la première personne du pluriel employée dans ce poème n'évoque pas le poète et la femme, mais désigne un ensemble : les métropolitains. Ce contraste entre les deux personnages est renforcé par un déséquilibre dans l'emploi des indices personnels. La première personne n'est employée que trois fois tandis que la seconde personne l'est beaucoup plus.

  2. L'opposition entre les deux mondes auxquels appartiennent chacun des personnages est également mise en évidence dans le poème par une rupture qui lui confère une structure binaire. Elle se situe au vers 17 et est annoncée par une nouvelle structure de phrase : l'interrogation : " Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France ? ". Le poème se partage alors en deux mouvements distincts, un premier traitant du présent, et un second traitant de l'hypothétique. Chacune des deux parties est mise en relief par l'emploi d'un vocabulaire différent. Le poète emploie tout d'abord du vers 1 à 17 des termes ayant une connotation méliorative : " fins, doux, cher, gracieux " puis utilise un vocabulaire péjoratif : " trop, emprisonnant, épars ". Mais ce sont surtout les temps qui révèlent l'opposition existant entre ces êtres. On passe ainsi du mode indicatif au mode conditionnel. Il y a confrontation entre la vie idéale et une dure réalité.

  3. La Réunion et la France peuvent être assimilées à deux mondes complètement différents de part le contraste qui existe entre leurs climats. Dans son poème, Baudelaire évoque le climat réunionnais au vers 5 : " au pays chauds et bleus ", puis celui de la France aux vers 22 : " frissonnante là-bas sous la neige et les grêles et 27 : " dans nos sales brouillards ". Certains de ces termes appartiennent à deux champs lexicaux contraire comme " chauds " et " frissonnante ". D'autres connotent des antonymes. Ainsi les noms " neige " et " grêle " qui sont associés au froid s'opposent à l'adjectif : " chauds ", de même que le nom " brouillard " suggérant l'absence de visibilité et un ciel gris s'opposent à l'adjectif : " bleus ". L'opposition entre ces deux mondes sépare les deux êtres d'une manière irrévocable.

  4. L'opposition entre ces deux mondes est encore plus évidente si l'on étudie la différence des modes de vie existant entre ces deux personnages. Baudelaire cherche à montrer à travers un réseau de connotations que la vie que mène la femme dans son pays tropical est paisible. On relève notamment les termes : " fredonnes " (v12), " rêves " (v15) et " colibris " (v15) qui connotent tous le bonheur. Puis le poète s'attache à démontrer que la vie en France est une vie de malheurs et de misère. Il fait alors référence aux " fantômes " au vers 27 ou encore emploie des termes tels que : " souffrance " (v18), " pleurerais " (v22), " fanges " (vers25).



III. Exotisme et idéal

  1. Dans ce poème, les points de vue des personnages relèvent d'un certain exotisme. Le poète tout comme la femme semblent être fascinés par les contrées lointaines. Ainsi chaque personnage idéalise une région : Baudelaire vante les charmes de La Réunion et la femme désire partir en France.

  2. Selon le côté où l'on se place, soit du poète, soit de la femme, différents termes et détails peuvent évoquer l'exotisme. Baudelaire semble particulièrement séduit par la vie que mène la femme, par le paysage mais aussi le climat de l'île. On relève en effet les termes : " eaux fraîches et odeurs " (v7), " bazar ", " ananas " et " bananes " (v10) qui révèlent le caractère traditionnel du mode de vie de la femme. D'autres termes tels que : " le soir au manteau d'écarlate " (v13) ou " des cocotiers " (v27) se réfèrent au paysage et au climat de l'île. Il s'agit d'un stéréotype de l'exotisme pour notre culture occidentale.

         Ce qui pourrait évoquer l'exotisme pour la femme est sous - entendu dans le poème. Tout ce qui semble la fasciner est en fait réfuté par le poète. C'est lui en effet qui évoque l'hiver et certaines relations sociales dont elle n'a pas fait l'expérience, de même qu'elle n'a pas l'habitude des habits qu'on porte en la France.

  3. La vision qu'a Baudelaire de la Réunion et de la vie de la femme est idéalisée. Il magnifie l'île en l'assimilant à un paradis. On a ainsi une image utopique de l'île. Elle nous apparaît comme le pays au mille odeurs, le pays de l'abondance et de la liberté. On relève les termes " odeurs " (v7), " eaux fraîches " (v7), " ananas " (v10), " colibris " (v15) et l'expression " où tu veux " (v11). D'après la définition du dictionnaire, le colibri est un oiseau qui fait partie de la famille des paradisiers. Ce mot descend directement du nom " paradis ". De plus le colibri n'existe pas à la Réunion, il n'a donc dans ce poème qu'une valeur symbolique. Il apparaît d'ailleurs seulement dans les rêves de la malabaraise.

  4. Par contre, Baudelaire déprécie la France métropolitaine. Pour ce faire, il emploie un vocabulaire péjoratif. On relève les termes : " trop " (v18), " brutal " (v24) et " sales " (v27) qui qualifient respectivement la population de la France, leurs vêtements et le temps qu'il y fait. Cette description est en contradiction avec les attentes qu'a la malabaraise vis-à-vis de ce pays qu'elle ne connaît pas encore. Ses trois arguments sont réfutés. Pour Baudelaire, la France n'est absolument pas un pays riche en relations sociales, comme le justifie les vers 18 et 25 : " ce pays trop peuplé que fauche la souffrance " et " dans nos fanges " employée comme métaphore. La France n'est pas non plus un pays au climat agréable comme le prétend la femme. On relève notamment l'expression " dans nos sales brouillard " au vers 27. La France ne représente pas plus l'idéal de l'esthétique naturel de la femme: " le corset brutal emprisonnant tes flancs ". Cette dévalorisation montre bien que chaque personne idéalise le pays de l'autre et dévalorise le sien.

  5. Baudelaire ne comprend pas le désir de la femme de connaître la France. Il l'interpelle alors au moyen d'apostrophe : " heureuse enfant " et " toi " et lui formule explicitement son incompréhension du vers 17 à 20 : " Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France, ce pays trop peuplé que fauche la souffrance, et confiant ta vie aux bras forts des marins, faire de grands adieux à tes chers tamarins ? ". Pourtant il reste sans réponse. Alors il s'interroge lui-même et se demande comment " elle " a pu en arriver là. Il tente ensuite de lui démontrer que la France ne représente pas le pays idéal.





Conclusion

      Nous avons donc montré que, dans le poème A une Malabaraise, le poète réalise un portrait stéréotypé de la femme, qu'il cherche à mettre en évidence l'opposition existant entre elle et lui et que chacun à une vision idéalisée du pays de l'autre. En adoptant, la perspective de la malabaraise, Baudelaire a pu dégager les défauts de son pays.



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