Plan de la fiche sur
L'Homme et la Mer de Charles Baudelaire :
Introduction
Charles Baudelaire (1821 - 1867) était considéré comme un poète maudit. Son œuvre est difficilement classable : touche de symbolisme, mouvement parnassien, influence du romantisme par sa sensibilité et classique par le souci de la forme. Baudelaire est en fait le premier poète moderne car il a su rompre avec les thématiques traditionnelles (= idéalisation de l'amour, de la nature, etc.).
Ce poème
L'Homme et la Mer illustre de manière explicite une correspondance paradoxale. Le poème, 14ème du recueil
Les Fleurs du mal, se trouve dans la partie du recueil intitulée
Spleen et idéal (spleen = dépression, ennui, mélancolie). Au travers de plusieurs poèmes, dont beaucoup sont devenus célèbres, Baudelaire définit le rôle du poète, celui de rendre compte des analogies entre les différents sens mais aussi entre l'univers sensuel et l'univers spirituel. Une esthétique dans laquelle « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Ses vers respectent les règles de l'accentuation et utilisent des figures de style dont le goût pour la provocation est indéniable. Puisque la vie n'est qu'extase et horreur, partage inégal entre Dieu et Satan, le poète la transfigure dans une contrée imaginaire où le désespoir et la beauté se confondent.
Ce poème
L'Homme et la Mer exprime, comme d'autres poèmes, la fascination de l'auteur pour la mer qu'il croit à notre image. Pour le faire ressentir au lecteur, Baudelaire a organisé le poème selon une structure en miroir où l'homme regarde son double comme un frère à la fois jumeau et ennemi.
Charles Baudelaire
Texte du poème L'Homme et la Mer
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Lu par Guy_Marcy - source : litteratureaudio.com
L'Homme et la Mer
Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes ;
O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remords,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
O lutteurs éternels, ô frères implacables !
Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal
Annonce des axes
I. Deux entités identiques
1. Les correspondances entre l'homme et la mer
2. Une relation passionnelle
3. Une profondeur spirituelle
II. Une destruction passionnelle
1. Une relation tumultueuse
2. Une lutte autodestructrice
Commentaire littéraire
I. Deux entités identiques
1. Les correspondances entre l'homme et la mer
Dès le titre, l'homme et la mer sont associés. Puis, dès le premier vers, la correspondance entre l'homme et la mer est montrée car ce vers commence par le mot « homme », et finit par le mot « mer ».
Dans les deux premières strophes, Baudelaire utilise le pronom « tu » car il s'adresse à l'homme. Puis dans les deux dernières strophes, le poète passe au pronom « vous », pour s'adresser à l'homme et à la mer qui sont alors réunis en un ensemble fusionnel.
Il y a un jeu sur la sonorité des mots : « ton esprit n'est pas un gouffre moins amer » au vers 4 : « amer » qui qualifie l'esprit de l'homme ressemble aux mots « âme » + « mer », ce qui montre bien la correspondance entre l'homme et la mer. De même, « rumeur » au vers 7 rappelle le mot « mer ».
2. Une relation passionnelle
Le champ lexical de l'amour et l'amitié est abondant (« chériras », « plais », « embrasses », « cœur »…), montrant que les deux entités se plaisent.
« Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets » au vers 9 montre
explicitement le lien entre les deux entités, et leurs ressemblances en termes de goûts.
L'homme et la mer paraissent complices « Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets ! », tels des amis qui auraient un secret qui les lie.
Les deux entités sont d'ailleurs qualifiées de « frères » à la fin du poème.
L'image de l'un renvoie à l'autre : « La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme » : la mer est un véritable miroir de l'âme de l'homme -> amour narcissique : l'homme contemple sa propre image, sa propre âme, à travers la mer. La symétrie dans du vers « La mer est / ton miroir (mer) ; tu contemp / les ton âme » illustre cet effet de miroir, avec le point-virgule qui serait le miroir. En outre, l'
allitération en [t] rythme ce vers.
Les deux entités ont un goût commun du néant et de la mort : « gouffre », « plonger », « infini », « vous aimez le carnage et la mort » : donne une impression d'un abyme, de l'enfer.
Au vers 10 et 11 « Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes ; / O mer, nul ne connaît tes richesses intimes »,
Baudelaire a recours à la figure de style de l'hypallage (attribuer à certains mots ce qui reviendrait normalement à d'autres). En effet, ici « le fond de tes abîmes » est attribué à l'homme alors que les 2 mots « fond » et « abîmes » font normalement référence à la mer, et « richesses intimes » est attribué à la mer plutôt qu'à l'homme.
Cette figure de l'hypallage peut aussi être vue dans la deuxième strophe, où « rumeur », qui ici qualifie les battements de cœur de l'homme serait plus adapté à décrire le son de la mer, et au vers suivant « cette plainte indomptable et sauvage » pourrait s'apparenter au cri d'un homme (en proie au spleen par exemple), alors qu'ici l'expression définit le bruit de la mer.
Ces hypallages montrent un lien intime entre l'homme et la mer.
Ainsi les deux entités homme et mer s'entrelacent intimement dans ce poème.
Autre exemple : au vers 5, l'homme plonge dans la mer (« plonger au sein de ton image »). Notons l'allitération en [pl] imitant le bruit d'un corps plongeant dans l'eau (« plais à plonger »).
Puis au vers 6 (« Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur »), plusieurs éléments du corps de l'homme entrent en relation intime avec la mer.
Cet entremêlement de l'homme et la mer est croissant tout au long du poème, jusqu'au dernier vers dans lequel ils sont qualifiés de « frères » qui montre bien leur rapprochement.
3. Une profondeur spirituelle
Dès le début du poème, l'apostrophe « Homme libre » montre la première affinité entre l'homme et la mer :
la liberté. Cette notion de liberté est reprise au vers 3 avec la notion d'« infini ». L'allitération en [l] des vers 2 et 3 (« tu contemples ton âme / Dans le déroulement infini de sa lame ») rend compte de l'idée de vague incessante se répétant à l'infini.
Mais ici cette liberté n'est pas une notion positive, puisque dès cette première strophe, elle est finalement associée à un « gouffre amer ».
La liberté est donc associée au spleen chez Baudelaire.
Tels les fonds de la mer, l'âme de l'humain est invisible : « ténébreux », « intime », « secret », « discrets » (
champ lexical du caché et du secret). Le champ lexical qui devrait se rapporter aux profondeurs de la mer sert ici à qualifier l'esprit humain (« gouffre », « fond de tes abîmes »). Nous noterons qu'aux vers 10 et 11, « abîmes » rime avec « intimes ».
Il y a un jeu sur le
parallélisme de construction : « Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes ; / O mer, nul ne connaît tes richesses intimes ». Il y a une face cachée pour chacun d'entre eux.
La mer est personnifiée, et est ainsi mise par Baudelaire sur le même plan que l'homme.
II. Une destruction passionnelle
1. Une relation tumultueuse
Les trois premières strophes préparent la quatrième et dernière strophe, où l'adverbe « cependant » annonce un changement : l'homme et la mer sont en réalité d'éternels ennemis.
L'homme et la mer sont dans ce poème entre l'amour et le conflit. Nous avons déjà évoqué le champ lexical de l'amour, mais le poème comporte aussi le
champ lexical du combat dans la dernière strophe (« combattez », « sans pitié », « carnage », « lutteurs »).
C'est un paradoxe : l'homme et la mer s'aiment et se détruisent -> vision pessimiste de Baudelaire de l'amour.
La mer est masculine et féminine. On plonge en son sein comme une femme mais on la combat comme un homme.
Dans le dernier vers, le parallélisme de construction et l'hypallage (« O lutteurs éternels, ô frères implacables ! » alors qu'on attend frères éternels, lutteurs implacables)
montrent une fois de plus une lutte intérieure, et le caractère tumultueux des relations entre les deux entités.
L'expression finale « frères implacables ! » est comme un oxymore qui résume tout le poème.
Le titre peut s'analyser de plusieurs manières : l'Homme et/est/hait la mer. La mer et l'homme sont à la fois reliés et séparés par « et ».
Les rimes embrassées (ABBA) montrent aussi la complexité de la relation : les rimes des deuxième et troisième vers des 3 premières strophes se réfèrent à l'homme (deuxième vers) et à la mer (troisième vers) comme s'ils s'embrassaient.
2. Une lutte autodestructrice
La dernière strophe du poème surprend car ses thèmes sont la destruction et la mort.
Les champs lexicaux de la mort et du combat sont très présent dans les deux dernières strophes.
Le couple paraît insensible, comme le montre le rythme binaire « sans pitié ni remords ».
Le goût pour la destruction est très fort, comme le montre l'adverbe d'intensité « Tellement » à l'avant-dernier vers. L'homme et la mer partagent des sentiments humains. Ils se rapprochent pour l'amour ou pour la lutte (« lame » = vague ou couteau).
Dans cette dernière strophe, le temps est infini : « des siècles innombrables ». Ainsi, le combat est érigé en duel mythique, et en vérité universelle.
La lutte éternelle est une lutte fratricide qui oppose l'homme à la mer, mais donc à lui-même car la mer est un miroir, dans un présent éternel qui évoque la vérité de l'humanité. Le combat entre l'homme et la mer revêt alors un
caractère autodestructeur, car dans le début du poème les deux s'entremêlaient pour paraître ne former qu'une entité.
Ainsi, ce poème L'homme et la mer évoque les tourments intérieurs de l'homme, en un mot : le spleen.
Conclusion
Dans ce poème
L'Homme et la Mer, Baudelaire montre une mer profonde mais mystérieuse et insondable. La mer et l'âme de l'homme s'entremêlent petit à petit pour finir par se confondre.
De même, l'âme de l'homme est insondable et énigmatique. Si le poète construit, tout au long des quatre strophes, un constant rapprochement de l'âme et de la mer, c'est donc pour souligner leur même étrangeté.
Mais la lutte entre ces deux entités présentées dans la dernière strophe montre que l'âme de l'homme est tourmentée, depuis toujours. On entrevoit les aspirations contradictoires de l'homme ainsi que la lutte entre le spleen et l'idéal.
Ouverture : le poème de Pierre de Marbeuf «
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage ».
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