La Femme sauvage

Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris





Plan de la fiche sur La Femme sauvage de Charles Baudelaire :
Introduction
Texte du poème La Femme sauvage
Analyse linéaire du poème
Conclusion




Introduction

    La Femme sauvage, de Charles Baudelaire, est composé de onze paragraphes de longueurs presque égales - véritables strophes en prose expriment au style direct le discours d’un amant " fatigué " par les " précieuses pleurnicheries " de sa maîtresse, qui décide - didactique bienveillante ou sadisme pervers ? - de la faire assister au spectacle éprouvant d’une femme à l’état sauvage littéralement domptée par son " cornac " de mari " légitime " ! Il en résulte une envolée philosophique où l’humour, la caricature et l’ironie font apparenter ce " petit poème " à un essai critique et dirigé.

Charles Baudelaire
Charles Baudelaire



Texte du poème La Femme sauvage


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Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com


La Femme sauvage


    "Vraiment, ma chère, vous me fatiguez sans mesure et sans pitié; on dirait, à vous entendre soupirer, que vous souffrez plus que les glaneuses sexagénaires et que les vieilles mendiantes qui ramassent des croûtes de pain à la porte des cabarets.
    "Si au moins vos soupirs exprimaient le remords, ils vous feraient quelque honneur; mais ils ne traduisent que la satiété du bien-être et l'accablement du repos. Et puis, vous ne cessez de vous répandre en paroles inutiles: " Aimez-moi bien ! j'en ai tant besoin ! Consolez-moi par-ci, caressez-moi par-là ! " Tenez, je veux essayer de vous guérir; nous en trouverons peut-être le moyen, pour deux sols, au milieu d'une fête, et sans aller bien loin.
    "Considérons bien, je vous prie, cette solide cage de fer derrière laquelle s'agite, hurlant comme un damné, secouant les barreaux comme un orang-outang exaspéré par l'exil, imitant, dans la perfection, tantôt les bonds circulaires du tigre, tantôt les dandinements stupides de l'ours blanc, ce monstre poilu dont la forme imite assez vaguement la vôtre.
    "Ce monstre est un de ces animaux qu'on appelle généralement " mon ange ! " c'est-à-dire une femme. L'autre monstre, celui qui crie à tue-tête, un bâton à la main, est un mari. Il a enchaîné sa femme légitime comme une bête, et il la montre dans les faubourgs, les jours de foire, avec permission des magistrats, cela va sans dire.
    "Faites bien attention ! Voyez avec quelle voracité (non simulée peut-être!) elle déchire des lapins vivants et des volailles pialliantes que lui jette son cornac. " Allons, dit-il, il ne faut pas manger tout son bien en un jour ", et, sur cette sage parole, il lui arrache cruellement la proie, dont les boyaux dévidés restent un instant accrochés aux dents de la bête féroce, de la femme, veux-je dire.
    "Allons ! un bon coup de bâton pour la calmer! car elle darde des yeux terribles de convoitise sur la nourriture enlevée. Grand Dieu ! le bâton n'est pas un bâton de comédie, avez-vous entendu résonner la chair, malgré le poil postiche ? Aussi les yeux lui sortent maintenant de la tête, elle hurle plus naturellement. Dans sa rage, elle étincelle tout entière, comme le fer qu'on bat.
    "Telles sont les moeurs conjugales de ces deux descendants d'Eve et d'Adam, ces oeuvres de vos mains, ô mon Dieu ! Cette femme est incontestablement malheureuse, quoique après tout, peut-être, les jouissances titillantes de la gloire ne lui soient pas inconnues. Il y a des malheurs plus irrémédiables, et sans compensation. Mais dans le monde où elle a été jetée, elle n'a jamais pu croire que la femme méritât une autre destinée.
    "Maintenant, à nous deux, chère précieuse ! A voir les enfers dont le monde est peuplé, que voulez-vous que je pense de votre joli enfer, vous qui ne reposez que sur des étoffes aussi douces que votre peau, qui ne mangez que de la viande cuite, et pour qui un domestique habile prend soin de découper les morceaux ?
    "Et que peuvent signifier pour moi tous ces petits soupirs qui gonflent votre poitrine parfumée, robuste coquette ? Et toutes ces affectations apprises dans les livres, et cette infatigable mélancolie, faite pour inspirer au spectateur un tout autre sentiment que la pitié ? En vérité, il me prend quelquefois envie de vous apprendre ce que c'est que le vrai malheur.
    "A vous voir ainsi, ma belle délicate, les pieds dans la fange et les yeux tournés vaporeusement vers le ciel, comme pour lui demander un roi, on dirait vraisemblablement une jeune grenouille qui invoquerait l'idéal. Si vous méprisez le soliveau (ce que je suis maintenant, comme vous savez bien), gare la grue qui vous croquera, vous gobera et vous tuera à son plaisir !
    "Tant poète que je sois, je ne suis pas aussi dupe que vous voudriez le croire, et si vous me fatiguez trop souvent de vos précieuses pleurnicheries, je vous traiterai en femme sauvage, ou je vous jetterai par la fenêtre, comme une bouteille vide."

Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris



Analyse linéaire du poème

1ère strophe

Sur un ton précieux qui installe le registre mondain du couple en question, le locuteur réagit aux plaintes de sa compagne qu’il condamne et juge exagérées en les comparant à des glaneuses " sexagénaires " et " vieilles mendiantes " ce qui éclaire une réalité édifiante d’un XIXème siècle où en France des femmes " ramassent des croûtes de pain à la porte des cabarets ".

2ème strophe

Dans une proposition conditionnelle de regret, " la satiété du bien-être et l’accablement du repos " de la " petite maîtresse " sont fustigés par le locuteur. Il reprend, pour les ridiculiser, les soupirs exigeants de l’amie et lui propose " pour deux sols " un moyen de guérir : " une fête ". Rien dans le titre ni dans le début du texte ne laisser présumer de ce développement de l’action. Le suspense est entretenu.

3ème strophe

Une longue phrase complexe décrit la cage où, est comparé à 3 animaux sauvages notoirement dangereux, " un monstre poilu ", sujet de la longue proposition relative, savamment amené à la fin de la strophe pour en amplifier la chute : ce monstre est une femme, le pronom possessif " la vôtre " clôt la description en le confirmant. L’auteur a ménagé ses effets pour provoquer comme un coup de théâtre.

4ème strophe

Le type de l’espèce est confirmé : c’est bien l’espèce " femme " confrontée à l’espèce " mari ". L’ironie de l’auteur joue avec le contraste du monstre et de l’ange (cet animal qu’on appelle généralement " mon ange ! ", " c’est-à-dire une femme ") et avec le second effet d’opposition que créent les mots " légitime " et " magistrats " par rapport à la bestialité de la scène décrite. Le tour rhétorique " cela va sans dire " accentue l’ironie et l’humour de la critique : la justice est visée ici.

5ème strophe

Les impératifs exclamatifs donneurs d’ordre préparent une scène riche de mouvements et d’actions choquantes qui nous transportent très loin : des animaux vivants mangés crus comme par des bêtes très féroces et très affamées, comme au cœur d’une jungle, et un " cornac " (mot d’origine indienne signifiant conducteur et soigneur d’éléphants) créent un décor dépaysant où seuls les " lapins vivants " et les " volailles piaillantes " nous rattachent à une sorte de présence organisatrice de la main humaine. L’ironie du narrateur est omniprésente quand il prête au cornac ces paroles moralisatrices dotées d’un dicton populaire et quand il ponctue la description de la bête par un précieux " veux-je dire ". L’auteur joue avec ces registres opposés.

6ème strophe

Des formules suggestives entretiennent le caractère pittoresque de la description (darder des yeux, entendre résonner la chair, avoir les yeux qui sortent, hurler naturellement, étinceler comme le fer battu). Le locuteur prend à son compte la pensée du tortionnaire au moyen d’exclamations. La répétition d’" Allons ! " lui donne l’intonation d’un dompteur aux prises à une bête maîtrisée. Mais le narrateur intervient avec un jugement qu’il tire de son observation : le bâton est bien vrai et le poil est " postiche ", ce qui, à l’intérieur d’une interrogation mettant l’accent sur la résonance du coup sur la chair, induit le fait qu’il s’agit bien d’une femme déguisée en bête. L’auteur poursuit cette précision en soulignant " plus naturellement ". La comparaison au fer qui rougit est d’autant plus cruelle.

7ème strophe

Dieu est à nouveau invoqué, pris à témoin, (comme précédemment), auquel le narrateur - auteur joint Eve et Adam pour rendre le propos plus conséquent, plus grave. Il mêle volontairement une remarque de type anthropologique à une invocation de tonalité sacrée : l’adjectif " Telles ", placé en début de strophe - comme le commencement d’un sermon - veut sensibiliser l’auditrice - et à travers elle le lecteur - sur le malheur " incontestable " de la femme. Mais celui-ci est aussitôt mis en doute par une concessive imagée : " les jouissances titillantes de la gloire " qui élargit le discours à la dimension universelle de la " destinée ". Là, le jeu est dans la relativité - sujet central du poème - : A l’intérieur de sa propre vérité, sa seule vision du monde, il n’en est aucune autre valable et convaincante.

8ème strophe

Nous voilà au cœur de la leçon. La démonstration est faite à la " chère précieuse " dont on peut mesurer à présent le " joli enfer " puisqu’on détient des éléments de comparaison. Les " étoffes douces " et " la viande cuite " découpée par un domestique renchérissent la situation ridicule et caricaturale dans laquelle notre narrateur veut camper " la petite maîtresse " précieuse et sotte, symbolique de toute une époque.

9ème strophe

Le comique de la situation est à son comble : la " robuste coquette " est interpellée dans une interrogation qui questionne toute une mode et un état d’esprit : les " affectations apprises " et l’" infatigable mélancolie ". La vraie " pitié " et " le vrai malheur " sont invoqués ici dans un accent de sincérité auquel ce monologue mondain n’avait pas préparé. La référence aux " livres " et au théâtre, au " spectateur ", explicite la critique d’une société superficielle en la fondant dans ses racines culturelles.

10ème strophe

Dans cette dissonance révélée - procédé cher à Baudelaire - " la petite maîtresse " devient " une jeune grenouille qui invoquerait l’idéal " : image volontairement allégorique, imitant l’illustration d’un conte de fées, ou critique acerbe de ce type de femmes ? Le locuteur maintient l’allégorie en se comparant lui même à une solide pièce de charpente que peut être un " soliveau ", méprisable pour ces coquettes évaporées, mais néanmoins indispensable dans la conception réaliste d’une maison. L’auteur se veut-il énigmatique ou fait-il appel à la culture et l’intelligence de ses lecteurs ? La grue est un personnage de fables dont le long bec permet de pécher des proies bien plus grosses que les vers, sa nourriture courante; elle tombe parfois sur des soliveaux ! L’auteur souligne lui-même la phrase où 3 verbes au futur prononcent - comme une sentence - ce qu’il juge probablement l’essentiel de son poème, en sous-entendant que si la " belle délicate " le considère comme le bout de bois de la fable, elle n’est que le vermisseau que la grue - destinée " croquera ", et " tuera à son plaisir ". Bien que peu clair, ce tour allégorique donne au poème sa dimension philosophique qui détient un message pascalien - les lecteurs de l’époque l’ont-ils saisi ? - : dans l’immensité inconnue de l’univers, nous ne sommes que des vermisseaux !

11ème strophe

Le locuteur - narrateur se dévoile : " Tant poète que je sois... ". Il révèle que dans ce discours, il n’a cessé d’être le poète lui-même : sa colère s’exprime alors sans manières. Elle va jusqu’à la menace alors qu’elle a commencé par une contrariété élégante. Ce finale fait alors l’effet d’un dénouement : on comprend mieux l’obsession de cet amant pour donner une leçon à son amie ; il n’est pas qu’un galant accompagnateur de promenade, c’est un penseur désireux d’expérimenter les erreurs humaines, les idées fausses qui occupent les esprits, ou ce " vide " qui clôt le poème.



Conclusion

    C’est peut-être ce "vide" qui a le plus insupporté Baudelaire, le "vide" - à savoir la vanité, l’absence de fondements - de certains raisonnements, certaines pensées. Dans cet essai original et coloré il a pris le prétexte d’une "petite maîtresse" précieuse et peu naturelle pour faire le procès d’une société bourgeoise qu’il avait des raisons de détester.
    Dans ces 11 courtes réflexions, qui initialement devaient être écrites en vers, prononcées comme au cours d’une promenade galante, "la femme" se prête à merveille au sarcasme baudelairien qui dépasse largement une observation du beau sexe pour faire le procès de certains des contemporains de l’auteur qu’il jugeait dépourvus des compétences suffisantes pour saisir la relativité des choses et du monde.



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