Plan de la fiche sur
Le Vieux saltimbanque de Charles Baudelaire :
Introduction
Inspiré par la lecture du "Gaspard de la nuit" de A. Bertrand,
Charles Baudelaire commence à écrire des poèmes en prose. Toujours en quête de perfection et de modernité poétique, Charles Baudelaire a tenté au travers de la prose de satisfaire son ambition : "Faire du poème en prose la forme par excellence de la poésie moderne et urbaine".
Publié après la mort du poète en 1869, le recueil
Le Spleen de Paris (ou
Petits Poèmes en prose) est cependant concomitant dans sa rédaction à celui de
Les Fleurs du Mal (1857). Cela explique les récurrences thématiques et les similitudes d'écriture d'un recueil à l'autre.
Le texte "
Le vieux Saltimbanque" se rattache à la poésie par sa forme et son sujet. Il est une réflexion sur la condition du poète.
Charles Baudelaire
Texte du poème Le Vieux saltimbanque
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Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com
Le Vieux saltimbanque
Partout s'étalait, se répandait, s'ébaudissait le peuple en vacances. C'était une de ces solennités sur lesquelles, pendant un long temps, comptent les saltimbanques, les faiseurs de tours, les montreurs d'animaux et les boutiquiers ambulants, pour compenser les mauvais temps de l'année.
En ces jours-là il me semble que le peuple oublie tout, la douceur et le travail; il devient pareil aux enfants. Pour les petits c'est un jour de congé, c'est l'horreur de l'école renvoyée à vingt-quatre heures. Pour les grands c'est un armistice conclu avec les puissances malfaisantes de la vie, un répit dans la contention et la lutte universelles.
L'homme du monde lui-même et l'homme occupé de travaux spirituels échappent difficilement à l'influence de ce jubilé populaire. Ils absorbent, sans le vouloir, leur part de cette atmosphère d'insouciance. Pour moi, je ne manque jamais, en vrai Parisien, de passer la revue de toutes les baraques qui se pavanent à ces époques solennelles.
Elles se faisaient, en vérité, une concurrence formidable : elles piaillaient, beuglaient, hurlaient. C'était un mélange de cris, de détonations de cuivre et d'explosions de fusées. Les queues-rouges et les Jocrisses convulsaient les traits de leurs visages basanés, racornis par le vent, la pluie et le soleil ; ils lançaient, avec l'aplomb des comédiens sûrs de leurs effets, des bons mots et des plaisanteries d'un comique solide et lourd comme celui de Molière. Les Hercules, fiers de l'énormité de leurs membres, sans front et sans crâne, comme les orangs-outangs, se prélassaient majestueusement sous les maillots lavés la veille pour la circonstance. Les danseuses, belles comme des fées ou des princesses, sautaient et cabriolaient sous le feu des lanternes qui remplissaient leurs jupes d'étincelles.
Tout n'était que lumière, poussière, cris, joie, tumulte; les uns dépensaient, les autres gagnaient, les uns et les autres également joyeux. Les enfants se suspendaient aux jupons de leurs mères pour obtenir quelque bâton de sucre, ou montaient sur les épaules de leurs pères pour mieux voir un escamoteur éblouissant comme un dieu. Et partout circulait, dominant tous les parfums, une odeur de friture qui était comme l'encens de cette fête.
Au bout, à l'extrême bout de la rangée de baraques, comme si, honteux, il s'était exilé lui-même de toutes ces splendeurs, je vis un pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépit, une ruine d'homme, adossé contre un des poteaux de sa cahute; une cahute plus misérable que celle du sauvage le plus abruti, et dont deux bouts de chandelles, coulants et fumants, éclairaient trop bien encore la détresse.
Partout la joie, le gain, la débauche; partout la certitude du pain pour les lendemains; partout l'explosion frénétique de la vitalité. Ici la misère absolue, la misère affublée, pour comble d'horreur, de haillons comiques, où la nécessité, bien plus que l'art, avait introduit le contraste. Il ne riait pas, le misérable! Il ne pleurait pas, il ne dansait pas, il ne gesticulait pas, il ne criait pas ; il ne chantait aucune chanson, ni gaie ni lamentable, il n'implorait pas. Il était muet et immobile. Il avait renoncé, il avait abdiqué. Sa destinée était faite.
Mais quel regard profond, inoubliable, il promenait sur la foule et les lumières, dont le flot mouvant s'arrêtait à quelques pas de sa répulsive misère ! Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de l'hystérie, et il me sembla que mes regards étaient offusqués par ces larmes rebelles qui ne veulent pas tomber.
Que faire ? A quoi bon demander à l'infortuné quelle curiosité, quelle merveille il avait à montrer dans ces ténèbres puantes, derrière son rideau déchiqueté ? En vérité, je n'osais ; et, dût la raison de ma timidité vous faire rire, j'avouerai que je craignais de l'humilier. Enfin, je venais de me résoudre à déposer en passant quelque argent sur une de ses planches, espérant qu'il devinerait mon intention, quand un grand reflux de peuple, causé par je ne sais quel trouble, m'entraîna loin de lui.
Et, m'en retournant, obsédé par cette vision, je cherchai à analyser ma soudaine douleur, et je me dis : Je viens de voir l'image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur ; du vieux poète sans amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l'ingratitude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer !
Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris
Annonce des axes
I. Le narrateur est un flâneur dont le regard est interpellé
1. Le narrateur assiste en témoin passif aux spectacles qui s'offrent à lui
2. La découverte inattendue du saltimbanque
II. Une fête : une dénégation systématique
1. Une description au service d'un point de vue critique
2. La dévalorisation subtile de la fête
3. Une condamnation amplifiée par la composition du texte
III. Le saltimbanque : une figure emblématique
1. Une figure inapprochable
2. Le spectacle du vieil homme induit une méditation
3. Image allégorique du poète
Commentaire littéraire
I. Le narrateur est un flâneur dont le regard est interpellé
1. Le narrateur assiste en témoin passif aux spectacles qui s'offrent à lui
Discours argumentatif, temps (présent de vérité générale et imparfait) et prouvent que "En vrai Parisien", le narrateur ("je") est habitué aux foires foraines. Il énonce sa thèse : la fête permet d'oublier les peines du travail, le quotidien.
Il se déplace, voit et décrit ("c'est/c'était, je vis") : point de vue original, caractéristique de la démarche adoptée dans le recueil où le narrateur veut s'ouvrir au monde extérieur et rencontrer la réalité.
=> La première partie (jusqu'à "comme l'encens de cette fête.") est consacrée au monde, à la société, à la description de la fête.
2. La découverte inattendue du saltimbanque
"A l'extrême bout de la rangée de baraques" marque une rupture dans le texte et l'expérience d'un véritable choc, souligné par une émotion violente ("gorge serré", "larmes"...) et un sentiment de révolte ("larmes rebelles"). Le saltimbanque est découvert car le narrateur se déplace dans la fête en voulant en explorer tous les recoins, mais le texte laisse à penser que les autres visiteurs de la fête ne peuvent pas découvrir le vieux saltimbanque -> Isolement du vieux saltimbanque le détachant du reste du tableau.
Trouble profond avec un questionnement, une agitation et un embarras.
=> La seconde partie est consacrée à l'artiste.
II. Une fête : une dénégation systématique
1. Une description au service d'un point de vue critique
Des jugements de valeurs implicites transparaissent à travers un
registre ironique :
Baudelaire use de beaucoup de comparaisons ironiquement valorisantes dans lesquels les comparés sont médiocres et les comparants sont nobles ("comique solide et lourd comme celui de Molière", danseuses "belles comme des fées ou des princesses", "escamoteur éblouissant comme un dieu", "odeur de friture qui était comme l'encens de cette fête"). Ainsi, Baudelaire critique l'admiration porté par les spectateurs et souligne l'artifice, la fausse grandeur des numéros, qu'il réduit à une illusion.
Les
hyperboles exagèrent la joie de la foule, besoin d'oublier "l'horreur" de la vie quotidienne.
Les accumulations marquent l'idée d'une dépense extraordinaire, d'une frénésie ("Tout n'était que lumière, poussière, cris, joie, tumulte").
2. La dévalorisation subtile de la fête
Dans la première partie, Baudelaire dévalorise la fête de façon subtile, par exemple par le registre ironique (cf. II.1).
Gradation de termes péjoratifs ("piaillaient, beuglaient, hurlaient") qui dévalorise la fête.
Comportement bestial de la foule et abandon à l'instinct, aux pulsions primaires et basses (
métaphores connotant des comportements animaux : "les baraques qui se pavanent", "Les danseuses [...] sautaient et cabriolaient").
Baudelaire montre également l'avidité des hommes ("concurrence formidable", "les uns dépensaient, les autres gagnaient" : fête où l'argent circule).
3. Une condamnation amplifiée par la composition du texte
Durant tout le récit, les deux univers (monde/artiste) s'opposent dans leur description. Baudelaire en racontant la fête, annonce par ironie un renversement des valeurs. La situation du saltimbanque contraste fortement avec la description de la fête.
Les
antithèses marquent le fossé entre les deux parties du texte :
Fête |
Saltimbanque |
Partout (général) |
Ici (particulier) |
Lumière intense, couleur |
Lumière faible ("chandelles") |
Bruit
|
Silence ("ne riait pas", "ne criait pas", "muet") |
Agitation
|
Immobilité ("il ne dansait pas, il ne gesticulait pas", "immobile") |
Foule, nombre
|
Solitude ("sans amis, sans famille, sans enfants") |
Gain, joie
|
Misère, ténèbres, détresse, spleen |
Ephémère
|
Situation durable ("destinée") |
Illusion, spectacle
|
Réalité |
Espérance |
Abdication |
L'illusion donnée par la fête et les spectacles est dénoncée par la réalité à laquelle ramène le vieux saltimbanque.
III. Le saltimbanque : une figure emblématique
1. Une figure inapprochable
Le saltimbanque apparaît inatteignable. Lorsque le narrateur souhaite s'approcher de lui pour lui donner une pièce, "un grand reflux de peuple" l'en empêche.
=> Accentue l'idée qu'il y a deux mondes : celui de la foule, du peuple (multitude d'individus sans personnalité propre) et celui du saltimbanque (individualité).
Le saltimbanque s'est exilé de la foule de manière volontaire ("il s'était exilé lui-même de toutes ces splendeurs" -> ironie dans le mot "splendeur").
Le narrateur a été un instant un pont entre ces deux mondes, mais il n'a pût atteindre celui du saltimbanque, rappelé par la foule.
Il transparaît une sorte de fatalité à la solitude du saltimbanque ("destinée").
2. Le spectacle du vieil homme induit une méditation
Le narrateur est bouleversé par la vision du saltimbanque qui lui a rappelé les réalités. Lorsqu'il retourne à la fête, il ne peut plus la voir comme avant ("Et, m'en retournant, obsédé par cette vision") => Le vieux saltimbanque lui a permet de voir le monde d'une manière plus juste.
Le narrateur enrichit ainsi sa compréhension du monde par une expérience d'ordre psychologique.
3. Image allégorique du poète
Dans le dernier paragraphe, Baudelaire généralise le cas du saltimbanque. Il est en réalité une représentation de l'"homme de lettres", du poète. Points communs avec le poète :
Marginalisation, incompréhension du grand public, misère, solitude extrême, douleur tragique d'être ainsi rejeté...
Le saltimbanque, malgré sa situation misérable, a des merveilles à montrer ("quelle curiosité, quelle merveille il avait à montrer dans ces ténèbres puantes ").
La vision du saltimbanque serait comme la lecture d'un poème qui permettrait de modifier la vision que le lecteur a du monde qui l'entoure.
Conclusion
Baudelaire se sert donc de l'image de la fête et de la foule insouciante pour montrer par contraste la solitude du poète, qui semble s'exiler de manière consciente d'un monde dans lequel il ne se plaît pas. Ces caractéristiques sont déjà démontrées dans le poème l'
Albatros de Baudelaire.
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